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Il ne suffit pas de rédiger des vœux ; il faut aussi les faire réussir. Les sénateurs et députés qui président les conseils généraux se chargent de ce soin. Non seulement ils votent, dans le Parlement, toutes les lois de réaction économique, mais encore ils intriguent et mènent le travail souterrain des influences; ils encombrent les antichambres ministérielles, ils assiègent les directeurs généraux. Et ils seront les bien reçus, s'ils rentrent dans leurs départements après avoir arraché un lambeau du budget à la lassitude, à l'indifférence ou à la complicité des chefs d'administration.

Un Conseil général, celui de l'Indre, émet un vœu qui nous semble légitime; il demande que, désormais « une réponse soit faite par les ministères compétents, dans l'intervalle d'une session à l'autre, à chacun des vœux émis par le Conseil général ». De prime abord, il peut paraître difficile, devant la multiplicité des voœux, d'accéder à ce désir. Cependant, si l'on met à part le tout petit nombre des vœux dictés par l'intérêt réel des populations, il ne reste plus à faire aux autres, à ceux qui prennent l'Etat pour une administration d'assistance publique, que cette réponse simple et courte : La mendicité est interdite sur tout le territoire de la République française.

ANDRE LIESSE.

QUELQUES-UNES DES NOUVELLES RECHERCHES

DE

L'ÉCONOMIE POLITIQUE '

Pour bien comprendre le mouvement démocratique et économique auquel nous assistons, il n'est plus possible de négliger l'action de l'Église et du parti politique qu'elle dirige ou qui se réclame d'elle. L'Église chrétienne n'a jamais oublié les pauvres, les membres du Christ, selon sa parole. Son dévouement envers eux est son suprême honneur; mais elle ne cherchait jusqu'ici qu'à les assister, sans espérer les élever à une meilleure condition. Elle se contentait de recommander et de pratiquer en leur faveur la charité, qu'elle étendait souvent jusqu'au sacrifice de la propriété. Son système sur l'appropriation des biens, est encore celui que je rappelais au commencement de ce travail, à propos de l'ouvrage de M. Rothe, celui de S. Thomas d'Aquin, de Gilles de Rome, de tous les canonistes, que reproduisait, il y a peu de mois, l'un même de nos évêques 2. Dieu seul est vrai propriétaire, et ceux à qui il confie le dépôt des biens ont pour premier devoir d'en changer les revenus en aumônes; voilà la plus sûre doctrine de l'Église. L'opulence est toujours le produit d'un vol, va jusqu'à dire S. Jérôme. La nature a créé le droit commun, l'usurpation a créé le droit privé, s'écrie S. Ambroise. Nul commentaire, même ceux des Provinciales, n'ont rien changé au fond de ces pensées. Quels hommes âgés de notre génération n'ont entendu les prédicateurs de leur enfance les rappeler, en accusant les riches? Je ne sache, dans toute l'histoire ecclésiastique que Léon XIII qui ait déclaré, dans son bref à l'archevêque de New-York, du mois de mai dernier, la propriété privée née du droit naturel, qu'il reconnaît lui aussi. Il n'est assurément pas moins loin des sentiments sur la propriété des canonistes, de Pascal ou de Bossuet, dans sa Politique tirée de l'Ecriture Sainte3, que de Rousseau dans ses déclamations sur le droit naturel. C'est un auteur Allemand qui

1 Journal des Économistes, février 1884.

2 L'évêque de Grenoble.

3 « Otez le gouvernement, la terre et tous ses biens, dit Bossuet, sont aussi communs entre tous les hommes que l'air et la lumière. »

• Émile Sax.

a le mieux encore, à mon sens, justifié la propriété, en la disant le propre résultat de la nature de l'homme.

Quoique plus retenue, plus prudente en face des menaces révolutionnaires de ce moment, l'Église poursuit cependant presque toujours, de ses anathèmes, au nom de la charité, les économistes, dont le nom lui est connu, notamment Malthus! Elle va, pour accuser ce dernier, jusqu'à méconnaître que S. Paul a parlé comme lui, en termes plus vifs, plus acerbes seulement, de la charité et de la population. L'avant-dernier prédicateur du carême à Notre-Dame ne consacrait-il pas l'une de ses conférences à reproduire les plus insultantes et les plus fausses calomnies contre cet économiste et ses disciples, dont il n'avait, je crois, jamais lu une page? Qu'aurait-il donc dit de Rossi, mort pour la papauté, s'il l'avait entendu déclarer, au Collège de France, que rien n'a fait autant de mal que la charité ? C'est que Rossi pensait, comme Malthus, aux coupables sollicitations, à la paresse, aux dissipations, à l'oubli du foyer, au mépris de la famille, qu'entraîne la charité faite sans mesure ni prévoyance. Combien l'Evangile a raison d'enseigner qu'elle consiste principalement dans les conseils et les exemples !

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Aujourd'hui, le parti catholique - il faut bien que je me serve de ce mot, puisque tout le monde l'emploie dépasse de beaucoup dans les sphères économiques les limites de la charité. Je le montrais ici même il y a peu de temps, en discutant sa prétention à reconstituer toute la société, parmi nous, au moyen du rétablissement des anciennes corporations industrielles. Système singulier, il le faut avouer, qu'il siérait, je crois, d'abandonner, tant il serait facile de le remplacer par quelque autre thème à déclamations moins compromettant. Ailleurs qu'en France, l'Eglise et ses plus intimes disciples n'ont pas heureusement eu de telles visées, mais ils s'efforcent pareillement, en se rapprochant des classes ouvrières, de diriger le mouvement social qui les emporte, sans y voir autre chose aussi, d'ordinaire, qu'un ensemble confus d'aspirations démocratiques. Dans un très remarquable écrit, intitulé les Affaires de Rome, et qui ne se pourrait comparer qu'à celui publié sur les mêmes affaires par M. Forcade, peu de temps après la chute du pouvoir temporel de la papauté, M. de Vogué dit bien : « M. de Ketteler, l'illustre évêque de Mayence, attacha son nom à cette initiative. D'autres l'imitèrent; ses disciples sont nombreux aujourd'hui dans les rangs du clergé et des laïques. Le mouvement d'études sociales a gagné le monde catholique en Allemagne, en Belgique, en France, avec une tendance chaque jour plus marquée à faire la part la plus 4 SÉRIE, T. XLI. 15 mars 1888.

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large aux vœux de la classe ouvrière ». Aux congrès de Breslau et de Liège, Mgr Korum reprenait les idées de l'évêque de Mayence; M. l'abbé Winterer, le vaillant député de Mulhouse, disait dans un de ses discours : « La question sociale est intimement unie à la question religieuse. L'Eglise n'a jamais ignoré la question sociale. Elle ne l'a pas ignorée quand la question sociale s'appelait la question de l'esclavage. Elle ne l'a pas ignorée quand la question sociale s'appelait la question du servage. Elle ne peut l'ignorer maintenant que la question sociale s'appelle la question du salariat, la question des classes moyennes, la question agraire; maintenant, dis-je, que la question sociale s'appelle la question du socialisme. Pour faire ignorer à l'Eglise la question sociale, il faudrait effacer de l'Evangile la parole ineffaçable: Misereor super turbam. »

Que voilà bien les sympathies populaires que je rappelais à l'instant et qu'exprimait encore, au Congrès de Liège de cette année, Mgr Doutreloux, ainsi que d'autres évêques aux congrès de Trèves et de Cahors! Très ardentes, très sincères, mais trop indéterminées et parfois fort irréfléchies. Comment! il y a une question sociale à laquelle se doit dévouer et se dévoue l'Eglise, et il lui suffit pour la traiter de ses sentiments accoutumés, de ses sentiments anciens, et cette question est, en ce moment, « la question du socialisme ! » On croit rêver en présence de pareilles déclarations. S'il en était ainsi, quelle idée se ferait donc l'Eglise et de la société, et du présent, et du socialisme? Ce qui n'est pas moins remarquable, c'est que les discours et les actes ecclésiastiques ou dominés par l'esprit ecclésiastique, révèlent jusqu'à l'évidence en chaque pays, le génie particulier des différents peuples. Les anglo-saxons, par exemple, restent en cela beaucoup plus pratiques, beaucoup moins absolus que les peuples latins, surtout de protestants à catholiques. Il y a déjà longtemps qu'un évêque protestant d'Irlande faisait une vertu de la propreté ; ce qu'aucun évêque de France ou d'Italie ne ferait encore. Mais le grand tort des divers clergés, c'est, je le répète, d'avoir confondu en un ensemble trop complexe pour ne pas dépasser les bornes de l'analyse scientifique, ce qu'ils ont aussi nommé la question sociale. Il n'est pas douteux que l'économie politique n'ait mieux servi les classes laborieuses, la société entière, par ses successifs enseignements sur le travail, le salaire, l'épargne, le crédit, l'échange, la consommation, que tous les orateurs et tous les écrivains dont je parle. Les catholiques, au moins, devraient se souvenir que l'un des derniers mandements d'évêque de Léon XIII citait comme autorité Bastiat, qui savait si bien séparer et analyser chaque sujet. Et quels services rendraient

les différentes églises si les maîtres de leurs collèges et les prédicateurs de leurs chaires enseignaient les doctrines de Bastiat et de ses propres maîtres Elles-mêmes sont maintenant convaincues que les biens matériels ne se peuvent plus négliger, que le travail sc doit honorer, que les masses populaires comptent trop pour qu'il ne faille pas s'appliquer à les éclairer et à les servir. Sans doute, leur influence est restée considérable; on pourrait encore dire, comme Plutarque, qu'il serait plus facile de faire tenir une ville en l'air que de gouverner un peuple sans religion. Sentiment partagé par bien des incrédules depuis Cicéron. Mais l'Eglise, il importe qu'elle se le rappelle, a ses devoirs à remplir: enseigner et assister; et quelles leçons seraient plus utiles on ne le dira jamais trop quels services seraient plus profitables que ceux que répand et que permet l'économie politique ? C'est au plus grand avantage de tous qu'il a été dit: Ite et docete.

Il vient de se passer, au sujet des questions économiques populaires, au sein de l'Eglise, un fait fort inattendu. Le pape, dont l'autorité n'a jamais autant été respectée que de nos jours, a voulu intervenir en Irlande pour y arrêter les excès révolutionnaires dirigés contre les propriétaires, et aux Etats-Unis pour y condamner la nouvelle et puissante société des Chevaliers du travail, qui, dans. des idées mi-socialistes, se propose surtout de remplacer le salariat par la coopération. Or, dans ces deux cas, le pape s'est arrêté devant les remontrances des clergés irlandais et américain qui, l'un et l'autre, ont craint de perdre leur influence sur les masses ouvrières. Avec quelle liberté, du reste, ont parlé ces clergés, malgré les prescriptions doctrinales du concile du Vatican! Au nom de tout l'épiscopat américain, le cardinal Gibbons disait, dans son Mémoire: «Vouloir écraser par une condamnation ecclésiastique une organisation qui a déjà une place si respectable et si universellement reconnue dans l'arène politique, cela serait regardé par le peuple américain, à parler franchement, comme aussi ridicule que hardi... Il faut le reconnaître, dans notre siècle et dans notre pays, l'obéissance ne peut pas être aveugle... Une condamnation serait regardée comme fausse et injuste et ne serait pas acceptée ». Et le cardinal, après avoir fait la leçon à l'Eglise sur les devoirs qui ressortent pour elle de la doctrine chrétienne 1, poursuivait : « Quiconque médite bien

1 « Nous touchons ici, disait-il, à une question qui ne concerne pas seulement les droits des classes ouvrières, qui doivent être spécialement chers à l'Eglise, envoyée par notre divin sauveur pour évangéliser les pauvres, mais à une question dans laquelle sont compris les intérêts les plus fondamentaux de l'église et de la société humaine pour l'avenir ».

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