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judicieuse, il a obtenu une clarté d'exposition rare et vaincu la plus grande difficulté de son sujet. Son volume est indispensable à qui veut connaitre les origines de l'économie politique et le rôle important, quoique trop effacé, de cette science dans l'histoire de notre pays. Ai-je dit tout le bien que je pense de ce livre ? Je n'en suis pas bien sûr. Il me faudrait en dire beaucoup pour reconnaître convenablement tout le plaisir que sa lecture m'a donné.

COURCELLE SENEUIL.

LE PÉRIL FINANCIER, par RAPHAEL-GEORGES LÉVY. Librairie Léopold Cerf.

M. Lévy a voulu montrer les dangers de notre situation financière, en s'inspirant du Péril national que publiait, il y a quelques années, M. Frary, qui, lui, se proposait de signaler les dangers politiques et moraux qui nous menaçent et de faire appel à l'énergie nécessaire pour les surmonter. Son livre n'est assurément pas inférieur à son modèle. Notre état financier y est très bien exposé, les causes en sont très exactement décrites et les remèdes très judicieusement indiqués, quoique cette dernière partie soit, à mon avis, moins remarquable que les deux autres. Peut-être tout ce qu'il importe d'y trouver s'y trouve-t-il encore, mais tout n'y est pas suffisamment rappelé ni discuté.

Tous les ressorts du crédit ont été tendus jusqu'à leur extrême limite, dit M. Lévy, dès son avant-propos; nous sommes écrasés d'impôts; nos rentes, sous le coup d'émissions incessantes, ont vu leurs cours rester inférieurs à ceux d'Etats dont le crédit était jadis bien éloigné du nôtre, et le flot des dépenses monte sans interruption. Il suffit, pour s'en convaincre, de jeter les yeux sur le résultat des derniers exercices et sur le résultat probable de l'exercice en cours.... Nous avons dépensé, en 1885, 450 millions au delà de nos revenus, 411,618,000 fr., en 1886. On peut s'attendre, pour 1887, à un excédent de dépenses sur nos ressources normales d'au moins 372 millions. En trois ans, nous aurons dépensé 1.200 millions de plus que nous n'aurons encaissé d'impôts.

Cette gestion des finances publiques, continue M. Lévy, finit par avoir son contre-coup sur les entreprises particulières: on hésite à bâtir sur un sol que l'on sait miné; ou, si l'on s'y aventure, on ne veut rien faire sans la garantie de ce même trésor, déjà si obéré, mais que mille sangsues s'efforcent encore de sucer cruellement. Et, pendant ce temps, nos rivaux gèrent leurs deniers avec sagesse et prudence. »

La plus grande partie du livre de M. Lévy est consacrée au développement de ces premières pensées. Et combien a-t-il raison de le dire:

« La force d'un pays ne consiste pas seulement dans le nombre des soldats qu'il met en ligne au jour du combat. Elle est bien loin d'être proportionnelle à ce chiffre : que dirait-on d'un statisticien qui voudrait mesurer l'importance de l'Angleterre dans le monde à l'effectif de sa petite armée ? » J'ai souvent cité, même dans ce Journal, en émettant la même opinion, les paroles de Pitt, sur les désastres que préparait à la France impériale, la pénurie de son trésor; je rappellerai aujourd'hui, pour ne pas trop me répéter, ces mots de Frédéric II: « On me loue d'avoir conquis la Silésie; mais c'est à mon père que je dois mon trésor et mon armée ».

M. Lévy n'a pas, du reste, la prétention de révéler le premier la fâcheuse situation de nos finances. Il cite plusieurs écrivains et plusieurs orateurs qui l'ont fait avant lui; mais il a fort habilement résumé les écrits ou les discours de ces derniers, et les a complétés par l'examen plein d'intérêt des finances publiques des autres Etats. C'est même là la partie vraiment originale et la plus utile de son livre. Il s'y trouve des comparaisons qu'on ne saurait trop méditer, non seulement par rapport à l'ensemble des ressources ou des besoins des principales nations, mais par rapport à chacune de ces ressources ou à chacun de ces besoins.

Je mentionnerai notamment, à ce sujet, les chapitres de M. Lévy sur les travaux publics. Aux excès commis, touchant ces travaux, parmi nous, et souvent sans nul avantage, il oppose avec soin les travaux de même nature accomplis plus économiquement et plus profitablement à l'étranger. C'est l'une de ses meilleures études, si ce n'est la meilleure. On y voit aisément l'énormité des sommes consacrées aux travaux publics dans nos derniers budgets. Ce sont :

En 1878..... 542 millions ou 15, 4% du budget général.

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Et les seuls frais du personnel appointé pour ces travaux ont absorbé 14 pour 100 de ces sommes colossales! Il faut réellement être en France pour assister à un pareil gaspillage. J'ai vu, pour ma part, huit années durant, des escouades de chefs, de sous-chefs de section, de dessinateurs, d'employés subalternes attachés à l'étude de quelques kilomètres de petits chemins de fer, dont l'occupation principale, après la chasse ou la pêche, était de dépasser leur cantonnement ordinaire, afin dè doubler leur traitement ils avaient pour cela les procédés les plus ingénieux et les plus commodes. Aussi, quelque sommes qu'on vote et

qu'on dépense encore, les caisses du Trésor étant très obérées, quand elles ne sont pas vides, et les garanties d'intérêts dues aux grandes compagnies s'augmentant sans cesse, rencontre-t-on partout des entreprises ajournées ou interrompues.

Pendent opera interrupta.

La Chambre de commerce de Lyon écrivait, dans son compterendu de 1886 : « Les travaux entrepris pour la construction du canal de la Marne à la Saône ont coûté 50 millions à l'Etat. Mais cette dépense demeure improductive, l'œuvre restant incomplète.... L'utilité de ce canal ne saurait être contestée toute la question revient à savoir comment, dans l'état actuel de pénurie du Trésor, l'Etat pourrait faire face à la nouvelle dépense de 30 millions déclarée nécessaire par les ingénieurs. » Que d'autres travaux donneraient lieu à de semblables observations, lorsqu'il n'en a pas été de ces travaux comme des serres du Jardin des Plantes, dont l'aménagement, après une dépense d'un million, n'a pas permis de s'en servir, tant l'aération en était mauvaise, ou lorsqu'il n'en a pas été comme de l'Hôtel des Postes, dont les dépenses et les mésaventures se continuent toujours, sans qu'on en prévoie la fin ! M. Lévy condamne trop cependant, je crois, le ministre qui, le premier, depuis 1871, a tracé un vaste plan de travaux publics. Ce plan n'a cessé d'être étendu et dénaturé. Jamais M. de Freycinet n'avait pensé à tout remettre à l'Etat, à créer de toutes parts des voies de transport électorales et à négliger nos grands ports, si menacés par leurs concurrents étrangers, pour quarante-deux petites rades à peu près inutiles. On a partout cédé, depuis lui, aux influences de clocher et aux places à donner ou à se donner.

C'est avec raison aussi que M. Lévy signale, je l'ai déjà indiqué, les dépenses exagérées de notre ministère de la guerre, ainsi que celles de notre ministère de la marine et de nos principales administrations; il n'en montre pas assez pourtant, à mon sens, les dommages et les dangers. S'il reste encore quelque chose des sommes inconsidérées affectées aux chemins, aux canaux ou aux ports, que reste-t-il des énormes sommes employées à ces levées sans nombre, faites chaque année, parmi nos populations ouvrières des champs ou des ateliers, qui ne nous procurent ni alliances ni égalité militaire même avec les peuples que nous devons surtout redouter? Que reste-t-il de ces forts construits dans toutes les directions ou sur toutes les côtes, que les découvertes de nouvelles matières explosibles et de nouveaux projectiles rendent presque aussitôt sans valeur ? A qui profitent également toutes ces fonctions, si dommageables par elles-mêmes et plus dommageables encore par les habitudes et les convoitises qu'elles engendrent?

Quant aux remèdes à appliquer à notre état financier, M. Lévy fait, avant tout et justement, appel à l'économie. « Il ne s'agit pas, dit-il, de combler les déficits du budget en inventant des impôts nouveaux : le contribuable est surchargé et paie au fisc à peu près tout ce qu'il peut payer. L'imposer davantage serait arrêter le développement de la richesse générale. » On ne saurait mieux dire. Depuis la guerre de 1870, malgré la perte de trois départements, nous payons deux fois plus d'impôts qu'avant cette guerre, et nos déficits ne cessent de s'accroître. L'économie est donc possible; or, dans notre situation, toute économie possible est obligatoire. M. Lévy ne propose de demander à l'impôt, comme nouvelle ressource, qu'une surtaxe sur l'alcool.

Il résume, ce sujet, dans un tableau fort intéressant, les différentes taxes étrangères payées par cette matière essentiellement imposable, et il en résulte que la France est l'un des pays qui l'épargnent le plus. Les Etats-Unis eux-mêmes lui demandent annuellement 400 millions, la Russie 600 millions, soit plus du tiers de son budget tout entier. L'Angleterre en retire 13 fr. par tête d'habitant; tandis que nous n'en obtetenons de chaque Français que 6 fr. 35. Cela, du reste, ne fait pas qu'il convienne d'applaudir aux monopoles, si singulièrement proposés dans ces derniers temps à propos de la taxe de l'alcool.

Comme dernière conclusion, M. Lévy revient de nouveau à l'économie: « Qu'on fasse hardiment machine en arrière, dit-il, et le pays tout entier poussera un profond soupir de soulagement, en nous voyant nous écarter du gouffre où d'aveugles pilotes nous conduisaient. » Il recommande la lecture de son livre aux contribuables: tous feraient bien assurément de le lire; mais je recommanderais surtout, pour moi, cette lecture à nos gouvernants et à nos législateurs, si j'espérais qu'ils s'y livrassent.

G. DU PUYNode.

LA FRANCE VRAIE (Mission des Français), par SAINT-YVES D'Alveydre. 2 t. en 1 fort vol. in-12. Paris, Calmann-Lévy, 1887. Nous avons parlé, dans le Journal des Économistes d'avril 1887, des travaux de M. Saint-Yves d'Alveydre Mission de souverains et Mission des Juifs. Dans ces deux ouvrages, on se le rappelle, l'auteur soutenait cette thèse que l'organisation politico-sociale qu'il appelle la synarchie était la constitution primitive et, par conséquent, normale des sociétés humaines. Cette constitution a été renversée huit siècles av. J.-C. et remplacée par l'anarchie nemrodique ou césarienne. Depuis cette époque les traditions synarchiques ont été plus ou moins mal conservées par les Hébreux, d'où suit que les Juifs ont pour mission de les remettre en vigueur. « L'histoire de l'Europe, ajoute maintenant M. Saint-Yves,

offre quelques raisons de supposer que les Templiers instruits connaissaient la portée des institutions synarchiques »; et ailleurs : les Templiers « dotèrent, selon toute probabilité, les gouvernés français de la loi médiatrice qu'affirme l'existence des Etats généraux. » De cette initiation probable des français par les Templiers, M. Saint-Yves conclut que les Français aussi bien que les Juifs, ont pour mission de travailler au rétablissement de la synarchie, qui est le remède à tous les maux de la société européenne, la véritable solution du problème social.

M. Saint-Yves a rencontré des adversaires qui ont attaqué sa personne au lieu de critiquer ses idées; il prend la peine, bien déplacée à notre avis, de leur répondre longuement dans la première partie de la France vraie, intitulée à cet effet: Pro Domo. Mais il a aussi trouvé des partisans, et la nouvelle école a déjà commencé de joindre l'action à la plume et à la parole dans le but de reconstituer la synarchie. La France vraie est, en quelque sorte, l'évangile du synarchisme gallican. Nous allons donc essayer de donner aux lecteurs un aperçu, de la Mission des Français.

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Depuis la chute de l'empire romain, et même depuis le huitième siècle avant J.-C. jusqu'au xive de notre ère, la nation française a vécu dans un véritable chaos. Ce n'est qu'en l'an 1302 qu'elle a commencé à sortir des ténèbres, par la convocation des Etats généraux dans l'église Notre-Dame. Mais depuis lors, la France a une unité de plan primordial dont aucun peuple européen ne peut se vanter. «< Elle a une marche logique qui ne dévie pas depuis six siècles, et, pour l'humanité comme pour cette nation, il faut que le but soit atteint. Et il le sera triomphalement, fût-ce à travers des catastrophes momentanées. »

Et les catastrophes ne manquent pas en effet : car, malgré l'unité de plan, dès le xvr° siècle le césarisme prend le dessus, les conciles et les Etats provinciaux et généraux ne sont plus convoqués. L'anarchie d'en haut est à son comble à la fin du XVIe siècle, et elle ne cesse pas de régner jusque vers la fin du xvi où la Révolution fait table rase. Mais faute de connaître la loi sociale synarchique, les révolutionnaires remplacent l'anarchie d'en haut par l'anarchie d'en bas. Depuis cet évènement mémorable, une nouvelle féodalité, la féodalité industrielle, s'est établie et c'est la synarchie seule qui pourra y mettre fin.

Qu'est-ce donc que cette synarchie, et par quels moyens prétend-elle rétablir l'ordre dans la société ?

La synarchie est basée sur deux lois fondamentales: 1° Loi politique des gouvernants; 2° loi sociale des gouvernés. La première se définit dans le triple pouvoir de l'Etat : délibératif, judiciaire, exécutif. La seconde se définit dans le triple pouvoir de la nation : enseignant, juridique, économique.

4a SÉRIE, T. XLI.

15 avril 1883.

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