Page images
PDF
EPUB

nécessiteux momentanément sans moyens de subsistance, de prévenir les poursuites, d'empêcher les prisons de se remplir, qui ne s'ouvrent à ces malheureux que lorsque la justice les a frappés. C'est là une étrange déviation d'une institution si éminemment philanthropique à l'origine. Encore si les mendiants d'habitude étaient. seuls condamnés là où l'organisation des dépôts de mendicité laisse tant à désirer, on pourrait le comprendre. Mais le code pénal punit ceux qui ont mendié dans les lieux pour lesquels il existe un établissement public destiné à obvier à la mendicité, sans qu'il y ait lieu de rechercher s'ils sont coutumiers de ce délit ou si la prétendue destination de l'établissement n'est pas un trompe-l'oeil qui dissimule une sorte de mensonge légal.

Ce déplorable état de choses doit avoir un terme. Le vagabondage et la mendicité constituent aujourd'hui une véritable plaie sociale dont l'existence développe,dans des proportions jusqu'ici inconnues, le recrutement des récidivistes. Les statistiques criminelles démontrent que les condamnations prononcées pour ces deux délits s'élèvent à près de 15 p. cent de l'ensemble des décisions de la justice répressive. Il vaudrait done mieux, en cette matière, s'efforcer de prévenir que d'avoir à réprimer. Les moyens préventifs auraient pour effet de réduire le nombre des condamnés, de désencombrer nos prisons; ils seraient moins dispendieux que ne l'est la répression. On ne devrait recourir à celle-ci qu'en cas d'inefficacité des mesures préventives. C'est ainsi qu'on procède chez plusieurs nations européennes plus avancées que nous dans la science pénitentiaire.

Il est une règle dont il ne faut pas se départir en cette matière: c'est que l'assisté doit son travail à celui qui l'assiste, c'est qu'il est tenu de rembourser en travail les frais de cette assistance toutes les fois que cela est possible. Elle subira nécessairement une exception en ce qui concerne les vieillards de plus de 60 ans et les infirmes qui sont dans une impossibilité à peu près complète de travailler utilement sans cependant être en état d'entrer dans les hospices. Cette catégorie d'individus, lorsqu'elle est dépourvue de moyens de subsistance, mérite assurément toute la sollicitu le des pouvoirs publics et on ne saurait l'abandonner comme une proie au vagabondage et à la mendicité. Mais ses besoins sont presque toujours permanents et continus: ce n'est donc pas dans les établissements destinés à venir en aide aux nécessiteux dans la force de l'àge, dont il sera parlé ci-après, qu'il y aurait lieu de les placer.

On créerait pour eux dans chaque département, au chef-lieu s'il se pouvait, des maisons de refuge soit publiques, soit privées, soumises, en ce dernier cas, à la surveillance de l'Etat et pouvant être

subventionnées par lui. Les vieillards et les infirmes consacreraient leur temps à l'établissement où ils seraient reçus; ils y seraient employés, le cas échéant, aux travaux intérieurs et aux occupations que comporteraient leur àge et leur faiblesse. C'est aux communes qu'il appartiendrait de pourvoir à leur entretien soit par un prélèvement sur les ressources du budget ordinaire, soit au moyen de centimes additionnels spéciaux. Il va de soi que les maisons de refuge seraient de plein droit subrogées aux créances alimentaires des personnes assistées pour le recouvrement des dépenses faites dans leur intérêt. Un règlement d'administration publique déterminerait quelles seraient les conditions d'organisation et d'admission afférentes à ces établissements, dans quels cas les vieillards et les infirmes y seraient internés soit sur leur demande, soit d'office. Comme, après tout, il pourrait arriver que ceux-ci se livreraient au vagabondage et à la mendicité en dépit des secours mis à leur disposition, il serait nécessaire que la répression ne fût pas désarmée à leur égard. Les maisons de refuge n'ayant pas et ne pouvant pas avoir un caractère pénal au sens propre du mot, on devrait leur annexer des quartiers séparés où les délinquants seraient retenus pendant un certain temps fixé par le jugement à intervenir.

En ce qui concerne les ouvriers qui n'ont pas de travail, que la misère atteint passagèrement, il faut développer l'assistance dans la plus large mesure. L'application régulière et effective du décret de 1808 s'impose ainsi comme une absolue nécessité. Nous ne laisserions pas subsister la dénomination de dépôts de mendicité pour les établissements destinés à prévenir le vagabondage et la mendicité, car les souvenirs du passé lui impriment un caractère blessant qui serait de nature à écarter les nécessiteux honnêtes; nous les appellerions maisons de secours. Tous les départements seraient tenus d'avoir des maisons de cette espèce soit publiques, soit privées, mais surveillées et, au besoin, subventionnées par l'Etat. Ces établis sements seraient installés de manière à pouvoir recueillir la population nécessiteuse qui existe en temps normal. Dans les périodes de calamités, de misères exceptionnelles, il y aurait lieu de remédier au mal par des mesures complémentaires comme des distributions de secours plus abondantes que celles faites d'ordinaire par les bureaux de bienfaisance, comme des travaux communaux ou de voirie. Les villes de 40.000 âmes et au-dessus pourraient être autorisées à fonder des maisons de secours pour leur usage particulier. Ces divers établissements resteraient, pour les frais d'installation, à la charge des départements et des villes qui auraient reçu l'autorisation de les créer. Le travail y serait obligatoire ; il consisterait

dans les besognes agricoles ou industrielles qui seraient usitées dans la région où seraient situées les maisons de secours.

Si les dépenses faites pour les assistés n'étaient pas entièrement couvertes par les produits de leur travail, les communes où les nécessiteux auraient leur domicile de secours seraient obligées de parfaire la différence. C'est à elles en effet qu'incombe le devoir de l'assistance. Les admissions, l'organisation administrative seraient régies par un règlement d'administration publique qui en fixerait les conditions.

Nous n'avons pas la prétention d'entrer ici dans les détails; nous dirons cependant qu'en principe, on devrait recevoir dans les maisons de secours tous les individus qui justifieraient de leur misère et n'auraient pas subi de condamnation pour vagabondage ou mendicité immédiatement avant d'y être admis. Cette précaution a pour but de ne pas transformer en maison pénale un établissement qui doit être exclusivement une maison de secours, sous peine d'en fermer l'accès aux nécessiteux qui ne sont pas des délinquants. On admettrait encore ceux qui, ayant été acquittés ou renvoyés par ordonnance de non-lieu des poursuites dirigées contre eux, puis rapatriés au lieu de leur domicile de secours, ainsi qu'il va être expliqué ci-dessous, n'auraient pu trouver dans ce lieu l'ouvrage qui leur serait nécessaire pour se créer des ressources.

On a vu que c'est l'association communale dont font partie les nécessiteux, dans laquelle ils ont leur domicile de secours, qui est tenue de les assister. Cette obligation, elle doit la remplir; mais on ne saurait sans arbitraire lui imposer des conditions qui lui paraîtraient désavantageuses et la contraindre à faire entrer dans les maisons de secours tous ceux envers lesquels elle a le devoir d'assistance. D'autre part, il n'est pas possible d'admettre dans ces établissements, pour n'en pas faire en quelque sorte le prolongement de la prison, les mendiants et vagabonds condamnés, immédiatement après l'expiration de leur peine. Il s'agit, bien entendu, de ceux qui ne sont pas en récidive, car les récidivistes devront être l'objet de mesures préventives plus rigoureuses.

Pour faire face à cette double nécessité, il faut décider que les communes auront le droit de remplir leur obligation d'assistance en employant les ouvriers sans ressources, condamnés ou non,à des travaux communaux, de voirie, de chemins, de culture, etc., et qu'elles seront autorisées au besoin à consacrer à cet usage soit une partie de leurs revenus ordinaires, soit des centimes additionnels. A un autre point de vue, il semble naturel que ceux que la justice n'a pas frappés ou qui ne sont pas encore des délinquants

d'habitude puissent être soumis à cette surveillance morale qu'exerceront sur eux leurs compatriotes, à cette espèce de tutelle dont la nature des choses même a investi l'association communale. Il y a là des éléments de moralisation possible qu'on ne doit pas négliger. On rapatriera donc au lieu de leur domicile de secours, si la commune le demande, tous les mendiants ou vagabonds relaxés par jugement ou par ordonnance de non-lieu. En cas contraire, ils seront momentanément placés dans la maison de secours. On rapatriera en tout état de cause ceux qui, après avoir subi leur peine, ne peuvent être recueillis dans ladite maison.

Ces individus recevront un passeport avec secours de route, bons de nourriture, de logement, de transport par voiture ou chemin de fer. La commune sur le territoire de laquelle ils auront été relaxés ou emprisonnés par suite de condamnation fera l'avance de la dépense nécessaire pour le rapatriement, sauf à en opérer ensuite le recouvrement sur la commune du domicile de secours. Etant donné ce principe si nettement posé, il n'y aura plus matière, ce semble, à ces longues négociations entre les autorités administratives des départements du lieu de l'arrestation ou de la condamnation et du lieu du domicile de secours. Il est à notre connaissance personnelle que, s'agissant du rapatriement d'un ouvrier tailleur bas-breton, condamné à vingt-quatre heures de prison pour mendicité dans le Cher, le préfet de ce département entama avec celui du Finistère des pourparlers qui ne durèrent pas moins de quinze jours. Pendant ce temps-là, le malheureux, au lieu des salaires considérables qu'il s'était imaginé obtenir dans le centre de la France, cassait sur la route des pierres avec une rémunération des plus modiques, et se voyait forcé, en accomplissant cette ingrate besogne, de renoncer aux rêves décevants qui avaient déterminé sa malencontreuse émigration. Ce fait n'est-il pas la démonstration lumineuse de la nécessité pour le pays d'une meilleure organisation du domicile de secours et du rapatriement?

Les mesures préventives que nous venons d'indiquer seraient insuffisantes en ce qui touche ceux qui se font du vagabondage et de la mendicité une coupable habitude. Ils sont accoutumés à une existence errante et oisive, ils ont pris le travail en horreur ; il est évident que, si on se bornait à les réintégrer au lieu de leur domicile de secours, ils ne tarderaient pas à recommencer leurs inquiétantes pérégrinations à travers le pays. Cette loi du travail, qu'ils violeraient sans cesse, il faut leur faire une obligation de la respecter pendant un délai assez long pour qu'ils puissent dans, la mesure du possible, se moraliser et se corriger de leurs habitudes de

paresse et de vice. A cet effet, on devrait les interner dans des maisons de travail créées dans chaque département. Ils y seraient astreints à des travaux variés, agricoles ou industriels, appropriés aux aptitudes les plus diverses. Les frais de premier établissement seraient à la charge de l'Etat, mais les dépenses occasionnées par l'organisation et l'entretien de ces établissements devraient être supportées par les départements. Il y a lieu d'espérer que la plus grande partie de ces dépenses serait couverte par les produits du travail des mendiants et vagabonds. Ceux-là seuls seraient enfermés dans les maisons de travail qui y seraient condamnés pour un temps fixé d'avance par décision judiciaire.

A cette organisation préventive si étendue, on fera sans doute des objections tirées des difficultés budgétaires. Sans doute, les frais de premier établissement de ces diverses institutions seront considérables. Mais ces maisons de refuge, de secours, de travail diminueront notablement les dépenses que coûtent les prisons. Elles restreindront le nombre de ces récidivistes du vagabondage qui, en vertu de la loi du 27 mai 1885, seront relégués par milliers au delà des mers. Ces relégations ne seront elles pas onéreuses pour le Trésor? Ah! si l'on avait employé à l'œuvre salutaire que nous préconisons quelques-uns des millions dépensés bien moins utilement depuis un certain nombre d'années, tout fait supposer que le développement du vagabondage et de la mendicité aurait été sérieusement enrayé. Avec les voies et moyens que nous indiquons, avec les ressources que possède notre pays, il n'est pas impossible de doter la France, dans un avenir peu éloigné, d'établissements propres à assurer la sécurité de tous.

Du reste, en cette matière, ce n'est pas seulement aux maisons de refuge, de secours et de travail officielles ou surveillées par l'État qu'il convient de demander un remède à la désastreuse situation que nous avons fait connaître. Il faut faire appel à l'initiative privée, laquelle sait quelquefois opérer des prodiges. Qu'il se fonde dans le pays des établissements libres de tout lien officiel où, sous la seule condition de se soumettre à l'obligation du travail et à un règlement, les nécessiteux, les libérés même puissent entrer sur leur demande, et l'on réduira d'autant l'effectif de cette armée de la fainéantise et du vice qui envahit nos campagnes. Il y a lieu, en conséquence, de favoriser l'éclosion de ces entreprises si éminemment utiles, de les encourager par des subventions, des concessions de terrains, des faveurs administratives de toutes sortes. Quelques-unes existent déjà; deux d'entre elles, l'établissement dirigé à Couzon (Rhône) par M. l'abbé Villion, et celui de Sauget (Ain), qui est placé sous la

« PreviousContinue »