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travailler pour leurs intérêts, concourir à l'exécution de leurs funestes complots?

Cette première observation suffirait pour résoudre le problème que nous examinons. Donnons-lui un plus grand développement pour la ren dre plus frappante. Il faut pour cela rappeler un principe de la plus haute importance, c'est que de toutes les institutions, il n'en est ni de plus précieuse, ni de plus nécessaire, même dans l'ordre politique, ni qui mérite d'être plus soigneusement conservée que la religion. Ses intérêts et ceux de l'Etat sont liés par des rapports si multipliés et si intimes, qu'on ne peut blesser les uns sans nuire aux autres. L'impiété a toujours été, elle sera toujours le fleau des empires: un Etat où la religion est avilie, impunément attaquée, éteinte ou chancelante, doit se regarder comme sur le penchant de sa ruine, et à la veille d'éprouver les derniers malheurs, et les plus terribles révolutions.

Vainement nous opposerait-on l'exemple de ces anciennes républiques qui, au sein de l'idolâtrie, n'ont pas laissé d'être florissantes et heureuses. Ces peuples n'étaient pas sans religion, quoiqu'ils ignorassent la véritable. Ils conservaient, quoiqu'en les défigurant par un mélange d'erreurs, les dogmes essentiels qui servent de base aux vertas sociales et de frein aux passions, qui préviennent ou étouffent dans leur naissance une foule de crimes que l'œil et la sévérité de la loi ne sauraient ni découvrir, ni atteindre; au lieu que les efforts de l'incrédulité de nos jours tendent visiblement à effacer du cœur et de la mémoire des hommes tous les principes religieux, à leur substituer les dogmes affreux et abjects de l'athéïsme, ou, ce qui revient au même, une monstrueuse indifférence pour tout ce qui a rap. port à l'Etre suprême. Si elle réussit dans ses horribles projets, le dogme capital de la Providence et d'une vie future, l'immortalité de l'âme, la distinction du juste et de l'injuste, et tant d'autres vérités ni moins importantes, ni moins nécessaires, seront bientôt méprisés comme des préjugés de l'enfance. Et de quels malheurs, même temporels, une pareille impiété ne peut-elle pas être la source?

Hélas! nous venons d'en faire une triste expérience. Si, malgré les sages décrets de l'Assemblée nationale, et les efforts de ceux qui sont chargés de concourir à leur exécution, la France a été troublée, déshonorée par une multitude de forfaits en tous genres; si le plus horrible brigandage a laissé dans toutes nos provinces des traces sanglantes de ses fureurs; si la liberté nationale, conquise avec tant de courage sur le despotisme, a été souillée ici et ailleurs par les plus monstrueux excès de la licence n'est-ce pas à l'irréligion que nous sommes redevables de tous ces attentats? Ils sont une nouvelle preuve entre mille autres, que la plus sage constitution, que la plus parfaite théorie des lois, ne seront jamais que de faibles garants de la paix et de la félicité publique, si les peuples sont sans religion.

Les liens formés par elle entre l'homme et son Dieu étant une fois brisés par l'impiété, ceux qui attachent le citoyen à la patrie, aux lois, à l'intérêt public, tombent d'eux-mêmes, ou ne paraissent plus qu'un joug incommode. Les décrets les plus importants pour affermir le pouvoir et en prévenir l'abus; pour contenir les peuples dans l'obéissance et les garantir de l'oppression; pour faire régner la liberté, et réprimer la licence, ne seront que de vaines formules alternativement exposées aux affronts du despo

tisme, et aux désordres de l'anarchie, jusqu'à ce que la religion vienne les environner de sa majesté, y joindre une sanction plus redoutable, intimider par ses menaces ceux qui seraient tentés de les enfreindre, et qui se flatient presque toujours de le faire inpunément, dès qu'ils ont perdu de vue le suprême législateur du genre hụmain et ce qu'il prépare aux contempteurs de ses lois dans la vie future.

Malheur et trois fois malheur aux nations dont les représentants et les mandataires regarderaient la religion comme un hors-d'œuvre dans leur législation; qui croiraient pouvoir sans elle guérir les plaies de l'Etat, élever ou affermir le grand édifice de la félicité publique. Ils ne feront pour cela que de vains efforts, s'ils ignorent ou s'ils dédaignent deux maximes fondamentales, qui doivent servir de base et de règle à toute sage politique: la première, que c'est la justice qui élève en gloire les nations, et qu'elles sont tôt ou tard punies de leurs désordres par d'affreuses calamités (1); » la seconde, qu'il n'y a ni justice, ni vertu sans religion.

La paix, la liberté, la sûreté publique et particulière, la grandeur, la stabilité des empíres, dépendent essentiellement des bonnes mœurs; et il est certain par la raison comme par l'expérience de tous les lieux et de tous les temps, que dans les nations, non plus que dans les individus, il ne peut y avoir ni mœurs, ni morale sans reli

toutes les vertus nécessaires à la société. Elle seule peut les rendre solides, constantes, supérieures aux plus fâcheux événements et aux plus rudes épreuves. Elle seule leur conserve leur mérite et leur prix, lors même qu'elles sont en ce monde dédaignées, stériles, malheureuses. C'est donc ébranler la société jusque dans ses fondements, mettre d'insurmontables obstacles à la régénération de l'empire, que de donner atteinte à la religion, que de lui ôter ses appuis, que de la laisser tomber dans le mépris et l'oubli.

N'est-il pas évident que cette religion, si nécessaire à la chose publique, est sur le point de s'éteindre parmi nous? Encore un moment de distraction ou d'indifférence, et ce trésor nous échappe. Lasse de nos dédains et de nos outrages, la religion va porter ailleurs sa lumière, et nous laisser dans d'affreuses ténèbres. Or, n'est-ce pas hâter la catastrophe, que d'abolir les instituts religieux? Il serait impossible qu'un décret qui renverserait tous les monastères, qui disperserait tous les cénobites, ne fit éprouver une violente secousse à la religion dans l'esprit des peuples, surtout dans les provinces. Sans doute dans nos grandes cités, les esprits, égarés et pervertis par l'incrédulité, applaudiraient pour la plupart à ces renversements. Mais il n'en serait pas ainsi des campagnes, ni des petites villes de province, où la double épidémie de l'impiété et de la dépravation n'a fait encore que peu de ravages. Leurs paisibles habitants pourraient-ils n'être pas frappés de ces terribles innovations? Voyant tomber tout à coup avec éclat une multitude d'établissements religieux, un nombre infini de temples fermés, démolis, ou livrés à des usages profanes, ne seraient-ils pas tentés de regarder ces bouleversements comme les funestes avantcoureurs d'une révolution dans les idées religieuses et dans le culte public? Il est aisé de prévoir

(1) Justitia elevat gentes; miseros aulem facil populos peccatum. Prov. 14, 34.

que ces inquiétudes, bien ou mal fondées, auraient des suites fâcheuses pour la religion.

Les peuples, dit-on, auraient tort de s'effarroucher de ces opérations, puisque les religieux ne furent jamais que des troupes auxiliaires. La religion avec ses ministres essentiels, et tout ce qui suffit à son culte, a longtemps existé sans monastères; pourquoi ne pourrait-elle se passer aujourd'hui d'un prétendu secours dont elle s'est bien passée durant plusieurs siècles?

Si quelqu'un se laissait éblouir par ce sophisme, il ne serait pas difficile de le désabuser. Il ne faut pour cela que rappeler deux vérités de fait également incontestables:

1° Quelque étendue qu'on veuille donner à la liberté des opinions, il est pourtant certain que la religion chrétienne et catholique est la religion de l'Etat ; qu'elle fait partie de notre droit public: quiconque proposerait de la renverser ou de la contredire par une loi formelle, ne recueillerait de sa motion, je pense, que l'indignation et le mépris de ses concitoyens;

2 Il est également certain qu'à des préceptes, dont l'observation est indispensable, le législateur du christianisme a ajouté des conseils, dont l'accomplissement conduit plus sûrement à la perfection, à laquelle tous sont obligés de tendre. C'est une des glorieuses prérogatives de l'Eglise d'avoir toujours dans son sein un nombre plus ou moins considérable de justes qui marchent dans la voie sublime des conseils et offrent au monde un spectacle que l'ancienne philosophie promettait toujours et ne donnait jamais.

L'observation des conseils n'est pas nécessaire à chaque particulier; mais elle est nécessaire à l'Eglise. Car ce n'est pas en vain qu'ils ont été ajoutés au code sacré du christianisme ils appartiennent au corps de la morale évangélique; et cette morale ne peut manquer d'observateurs et de disciples, parce que c'est elle-même qui les forme par l'onction secrète qui l'accompagne. C'est par la pratique des conseils, que l'Eglise, toujours semblable à elle-mème, malgré la différence des lieux et des temps, conserve aussi toujours, d'une manière plus ou moins éclatante, les avantages de sa première origine, et qu'elle retrace sans cesse à nos yeux l'étonnant exemple, que donnèrent au monde les premiers fidèles de l'Eglise de Jérusalem.

Dans tous les temps, et dès l'origine du christianisme, il y eut des fidèles qui, renonçant à tous les soins, à toutes les prétentions, à toutes les espérances du siècle, se vouèrent sans réserve à la contemplation des vérités éternelles. Mais ces exemples rares ou épars ne suffisaient pas au dessein de la Providence; c'est aux monastères qu'elle avait réservé la gloire de perpétuer d'âge en âge la pratique des conseils, et une tradition visible de vrais philosophes, dont les vains discoureurs, jusqu'alors décorés de ce nom, n'avaient pas même l'idée.

C'est ainsi que, dès les premiers siècles, la profession religieuse parut étroitement liée à la destination et à la gloire de l'Eglise. « Quiconque connaît, dit un historien célèbre, l'esprit de l'Evangile, ne peut douter que la profession religieuse ne soit d'institution divine, puisqu'elle consiste essentiellement à pratiquer deux conseils de Jésus-Christ, en renonçant au mariage et aux biens temporels, en embrassant la continence parfaite et la pauvreté (1). » Ce serait donc con

(1) Fleury, Disc. sur l'Hist. Eccles., VIII, no 1.

tredire une des vues de Jésus-Christ sur son Eglise, méconnaître l'Esprit de l'évangile, et, par une suite nécessaire, attaquer la religion nationale, que de dissoudre les corps religieux, et de supprimer tous les monastères.

La religion, dit-on, n'en sera que plus florissante et plus honorée, quand, une fois débarrassée d'une foule d'hommes inutiles, elle n'aura plus que les ministres essentiels de son culte. Mais à qui se flatte-t-on de persuader une fausseté si notoire? La religion ne se soutient et ne se transmet que par les mêmes moyens qui ont servi à son établissement, c'est-à-dire par la prédication de la divine parole, par l'enseignement public et particulier des vérités évangéliques. Ce serait la détruire que de lui ravir ses ministres, ou que de leur fermer la bouche; c'est l'affaiblir du moins, c'est la blesser et lui nuire, que de rendre la prédication de la sainte doctrine plus rare ou plus imparfaite, et de préparer ainsi les voies à l'ignorance et à tous les maux qui en sont la suite.

Mais si l'instruction des peuples, la conservation du sacré dépôt, l'enseignement public, intéressent essentiellement la religion, peut-on nier que les réguliers ne prennent à ces fonctions si nécessaires une part abondante ? Sans parler des chaires qu'ils remplissent dans les Universités et les colléges du royaume, y a-t-il un seul diocèse où ils ne soient chargés d'un grand nombre de stations, où ils n'exerçent avec autant de zèle que de désintéressement les autres fonctions du saint ministère ? Qui les remplacera, si le projet d'anéantir les monastères a son exécution? Eh! avec la ressource qu'offrent les réguliers, l'instruction publique est encore si imparfaite et si insuffisante! la religion est si peu ou si mal connue! les fidèles sont si peu affermis contre les sophismes de l'incrédulité! Combien l'ignorance, déjà si commune, deviendra-t-elle plus affligeante et plus générale, si, en détruisant les ordres religieux, on réduit pour toujours au silence une multitude de bouches qui s'ouvrent encore pour rendre témoignage à Jésus-Christ, à la vérité de sa doctrine, à la pureté de sa morale, à la certitude de ses menaces, à la magnificence de ses promesses!

Si la famine de la parole désole déjà l'empire de Jésus-Christ, combien ce fléau deviendra-t-il plus commun et plus terrible, quand les divers instituts, anéantis ou paralysés, n'auront plus rien à offrir aux pasteurs ordinaires; que tous les prédicateurs qui se forment aujourd'hui dans les monastères auront disparu pour toujours ; que toutes les chaires confiées aux réguliers dans les universités et les colléges seront vacantes, ou que, pour remplacer les anciens instituteurs, on sera forcé d'enlever aux autres fonctions du ministère une partie des sujets qui, dans l'état actuel, n'y peuvent même suffire!

Et la plupart des missions dans nos colonies et dans les pays étrangers, que deviendront-elles, si les corps réguliers qui leur fournissent des ouvriers évangéliques, sont détruits? le clergé séculier fait tous les jours de nouvelles pertes; il n'est déjà que trop affaibli; il suffit à peine aux églises d'Europe. Que pourra-t-il donc offrir aux autres églises du monde ? Les premiers pasteurs, plus touchés des besoins de ces peuples lointains que des intérêts de leur propre troupeau, céderontils leurs meilleurs sujets pour soutenir les missions de l'Amérique. de l'Afrique et de l'Asie? il est visible que la très-grande partie de ces saints établissements est essentiellement liée à la des

tinée des corps réguliers. La ruine des uns entraînera infailliblement celle des autres. Le même coup qui abattra les monastères, portera la désolation dans ces différentes parties du royaume de Jésus-Christ.

Or, ne serait-ce pas un malheur pour la religion, que, dans le temps même où elle fait de si grandes pertes en Europe par les ravages de l'incrédulité, elle se vit tout à coup privée d'une multitude d'ouvriers, dont elle a un si pressant besoin pour se soutenir et s'étendre dans les autres parties de l'univers? Cette considération, nous le savons, est nulle pour cette foule de hauts penseurs qui fourmillent parmi nous: sans doute ils se rient de nos alarmes. Mais, en leur permettant pour un moment de mettre à part l'intérêt de la religion, dont ils n'ont que faire, prions-les d'examiner si, pour l'honneur même de leur politique, ils ne doivent pas soutenir les établissements dont il s'agit, et repousser tout ce qui tend à les détruire. Groient-ils qu'aux yeux des autres peuples de l'Europe, il fût bien glorieux pour nos législateurs d'avoir, par leurs décrets, préparé l'anéantissement de la plupart de nos missions dans l'ancien et le nouveau monde ?

Croient-ils qu'en particulier les peuples de nos colonies, une fois privés des ministres de la religion, et bientôt livrés à une stupide ignorance, ou à l'indifférence de l'athéisme, en seront de meilleurs citoyens, plus soumis aux lois, plus éloignés de tout projet d'indépendance, plus fidèles à la métropole? Qu'ils sont aveugles, ces vains discoureurs en politique, s'ils croient sérieusement que la religion ne sert de rien pour contenir les peuples dans les bornes d'une sage obéissance, ou que dans nos mission lointaines la religion n'aurait rien à souffrir de la révolution qui anéantirait les monastères !

On l'a dit et prouvé mille fois, rien de plus nécessaire à une nation que la pureté des mœurs : elles peuvent tenir lieu des lois, et de tous les autres appuis; mais nulle autre ressource ne peut remplacer les mœurs. Ainsi, pour juger si telle institution est nécessaire ou inutile, salutaire ou nuisible à l'Etat, il faut voir quelle est son influence sur les mœurs publiques. Si elle tend à les amollir et à les corrompre, elle est par cela seul, et sans autre discussion, un fléau public: on ne peut trop promptement en purger la société.

Ce principe supposé, il ne s'agit plus que de savoir non si des religieux, qui n'ont pas su se défendre de la contagion des mauvais exemples, peuvent contribuer à la conservation ou au rétablissement des mœurs d'une nation, mais si l'on peut raisonnablement espérer cet heureux effet des instituts religieux; si des législateurs qui connaissent les vrais intérêts de la patrie, si un gouvernement qui ne travaille que pour le bien public, doivent s'appliquer à affaiblir les communautés, à les avilir aux yeux de la nation, à démolir une partie des monastères, à préparer la ruine des autres; ou s'ils ne doivent pas plutôt prendre les voies les plus naturelles, les moyens les plus efficaces, pour les ramener à leur premier esprit, pour leur rendre la considération qu'ils ont perdue, et avec elle le désir et les moyens de servir utilement l'Etat et l'Eglise.

Ce problème n'en saurait être un pour des esprits sages et modérés, pour de vrais citoyens qui aiment la patrie, et qui en connaissent les périls et les besoins. Il est pour eux évident que, si l'on parvient à faire revivre dans les ordres religieux l'esprit de prière, l'amour de la retraite,

le goût des bonnes études, une partie au moins de leur première ferveur, on peut se promettre de cette révolution, difficile, il est vrai, mais non impossible, la plus heureuse influence sur les mœurs de la nation. Répandus sur toute la surface du royaume, les monastères seront comme un précieux ferment, propre à échauffer, à ranimer tout ce qui les entoure. Leurs avis particuliers, leurs exhortations publiques, et plus que tout cela, la ferveur de leurs prières, l'ascendant de leurs exemples, aideront puissamment les pasteurs à purifier la masse de la nation de tant de vices qui la corrompent et la déshonorent. Ils ramèneront parmi nous les vertus que l'impiété décrie et bannit, et d'où dépendent pourtant la splendeur et la prospérité des empires.

Qu'est-il nécessaire de répéter ici ce qui n'est ignoré de personne, que les corps religieux ont rendu aux sciences les plus importants services; qu'ils ont acquis les plus justes droits à la reconnaissance de tous ceux qui aiment les lettres? Ce qu'ils ont déjà fait en ce genre, ils le feront encore, dès qu'au lieu de les harceler, de les avilir, de les décourager, on voudra sérieusement les remettre en activité.

Quel intérêt n'ont pas les campagnes, surtout, et les petites villes de province, à la conservation des religieux ? Qui pourrait compter les pauvres que nourrissent les divers monastères du royaume? Les cénobites trouvent dans leur économie un superflu qui est la ressource d'une infinité de malheureux. Et que deviendra ce fonds toujours susbsistant et depuis tant de siècles pour les indigents, si les religieux sont supprimés, ou si l'administration de leurs biens passe en des mains étrangères ? Dans cette affligeante supposition, qu'il est à craindre que les pauvres n'attendent en vain la portion qui leur était destinée par la Providence, et fort exactement payée par les religieux!

L'Etat, dit-on, nourrira ses pauvres, et toute justice sera accomplie. Cela se dit en un mot, mais ne s'exécute pas de même. Une plus sage administration diminuera sans doute l'effrayante quantité de pauvres qui couvrent la face du royaume; mais, malgré les plus belles théories pour faire disparaître l'indigence et la mendicité, il restera encore, dans les campagnes surtout, une infinité de malheureux : et ils ne seront efficacement secourus que par les propriétaires aisés, qui, vivant sur les lieux, y consomment leur superflu, et sont souvent forcés, par la dureté des circonstances, à donner même de leur nécessaire.

Or, sur ce point, tous les plans de bienfaisance et de soulagement ne remplaceront jamais l'inépuisable charité des monastères. Si les divers ordres religieux avaient eu soin de réunir sous un même point de vue, je ne dis par les aumônes courantes qu'ils versent tous les ans dans le sein des pauvres, mais les secours extraordinaires qu'ils n'ont jamais manqué de leur distribuer dans les temps de disette et de calamité, les efforts incroyables qu'ils ont faits en mille occasions, pour soulager des contrées entières; ce tableau aurait frappé d'étonnement les plus passionnés détracteurs des réguliers, il aurait fait rougir de leurs projets destructeurs ces réformateurs insensés qui ne se plaisent que dans les ruines. Malgré eux, ils auraient senti que les plans de subversion, quand il s'agit de monastères, ne peuvent valoir à leurs auteurs et coopérateurs que l'horreur de tout ce qu'il y a de sages parmi leurs contemporains, et les malédictions des races futures.

On sait aussi que les monastères ne sont presque remplis que de sujets sortis de familles nonnêtes, mais peu favorisées de la fortune. Les maisons religieuses leur servent d'asile pour ceux de leurs enfants qui n'ont ni goût ni talent pour les affaires du siècle, et que l'esprit de Dieu appelle à la retraite. Pourquoi enlever à cette classe si intéressante et si nombreuse, la ressource utile et honorable que leur offrent les monastères?

Oui, sans doute, des religieux fidèles à leur vocation, sont utiles à l'Etat et à l'Eglise, et méritent la protection de l'un et de l'autre. Mais quelle apparence de tolérer plus longtemps des corps où règnent l'oisiveté, la dissipation, la licence, et qui partout sont devenus le rebut de la société et la honte de la religion?

Au lieu de répondre en détail à ces insultantes exagérations, contentons nous de rappeler une belle comparaison qu'emploie saint Augustin, pour faire sentir à des esprits aigres et murmurateurs, l'injustice et la témérité de leurs invectives générales contre les déréglements et les scandales qui affligent l'Eglise. « Quand on regarde d'une manière superficielle, dit ce Père, une aire où les gerbes ont été battues, mais où la paille couvre encore le grain qui en a été séparé, les esprits inattentifs seraient tentés de croire qu'il n'y a rien qui mérite d'être porté dans les greniers du père de famille. Mais un examen plus sérieux dissipe aussitôt cet affligeant préjugé. 11 n'y a qu'à soulever la paille qui couvre la surface de l'aire, pour voir que le père de famille est plus riche qu'on ne pensait, et que, sous une matière méprisable et légère, il y a des biens solides et précieux. »>

L'application de cette comparaison se fait d'ellemême. On ne le dissimule point, les religieux ont étrangement dégénéré de leur premier esprit : il ne reste parmi eux que des débris de cette sainte discipline, de cette ancienne ferveur, qui jadis les rendit si utiles à l'Eglise, et si respectables aux yeux des peuples. Mais quelque étendus que soient les relâchements qui ont pénétré dans les cloîtres, ils ne sont ni universels ni incurables. Dieu s'y est réservé de fidèles adorateurs nous ne craignons par d'être démentis, en annonçant qu'il n'y a point de congrégation régulière qui ne possède encore un nombre assez considérable de religieux fidèles à leur vocation, pleins de zèle et de lumières, capables de ranimer leurs corps respectifs, d'en bannir les abus; dont eux seuls connaissent l'origine et le remède; d'y faire revivre l'amour de la retraite, de l'étude, des observances régulières, si on les tirait de l'inaction où diverses causes les ont réduits; si leurs désirs et leurs efforts, pour opérer une salutaire réforme, étaient encouragés par les premiers pasteurs, et soutenus par la puissance temporelle.

Il est un très-grand nombre de religieux, on l'avoue, qui ont perdu l'esprit de leur état, et qui ne respectent guère leurs engagements. Mais dans quelle classe de la société la pureté des mœurs, la sévère probité, le désintéressement, le bon usage des richesses, le zèle pur du bien public, sont les vertus du plus grand nombre? Si dans tous les états, à commencer par ce qu'il y a de plus saint dans l'Eglise et de plus illustre dans l'ordre politique, les gens de bien ne sont presque rien en comparaison de la foule toujours préparée à sacrifier ses devoirs à ses passions, qui a droit de s'étonner ou de s'irriter qu'un dépérissement aussi universel se fasse sentir aussi dans les congrégations régulières ?

Quoi! l'on voudrait que ces corps n'eussent

rien perdu de leur intégrité au milieu d'une infection générale; qu'ils eussent toujours été inaccessibles à l'activité de ce principe dévorant qui mine et dénature peu à peu les plus sages et les plus saintes institutions; qu'ils eussent conservé leur esprit, leur ferveur; qu'ils fussent toujours les mêmes après une existence de plusieurs siècles, tandis que tout autour d'eux, s'affaisse, se dégrade, se corrompt!

Ce n'est pas qu'on ne soit en droit d'exiger des religieux une vertu que rien n'altère. Le premier de leurs devoirs, le plus saint de leurs engagements, est de lutter contre la corruption du siècle, d'opposer leurs exemples comme leurs prières à la licence générale. Mais s'il arrive que des affaiblissements insensibles les rapprochent peu à peu du monde, faut-il les condamner avec emportement, se permettre contre eux les censures les plus amères et les plus outrées, les dévouer au mépris et à l'anathème? Non, il faut les plaindre, et à une juste sévérité contre les abus, joindre une sage condescendance pour ceux qui n'ont pas su s'en défendre, prendre des mesures efficaces pour les rappeler à leur première fidélité.

Tels sont les sentiments que la religion et la raison inspirent. Au milieu des révolutions qu'a éprouvées l'état religieux, l'esprit invariable de l'Eglise a été de réformer, et non de détruire. Les relâchements, qui servent aujourd'hui de prétexte aux déclamations aigres et violentes contre les religieux, avaient autrefois inondé les monastères. A des siècles de ferveur et de grâces, avaient succédé pour eux des temps moins heureux. L'esprit du monde avec tous les vices qu'il traîne à sa suite, pénétra dans des asiles consacrés à la prière, au travail, à la pénitence.

Alors, comme aujourd'hui, des hommes injustes et passionnés se répandaient en invectives contre ces instituts; ils demandaient avec audace leur anéantissement. Des esprits même plus modérés et plus religieux, mais trop frappés des relâchements qui régnaient dans les monastères, regardaient cette plaie comme incurable; ils ne voyaient d'autre remède à un si grand scandale, que la suppression même de ces corps dégénérés.

On trouve un exemple remarquable de ce découragement, et des résolutions injustes qu'il inspire, dans le cardinal de Vaudémont. Il avait été chargé par le pape de réformer les abbayes et les monastères dans toute l'étendue de sa légation. Le succès n'ayant pas répondu à ses efforts, il proposa à Clément VIII de supprimer pour toujours les maisons où il n'avait pu faire revivre l'esprit de régularité. Le pape lui répondit qu'il l'avait envoyé pour guérir les malades, et non pour les étouffer.

Quel malheur pour l'Eglise, pour l'Etat, pour les lettres, si le conseil violent de cet imprudent légat l'eût emporté sur la sagesse du pontife! Ce projet absurde et barbare nous eût privés des biens infinis que la religion et la patrie ont recueillis des réformes postérieures.

On sait que depuis cette époque les diverses congrégations sortirent de leur engourdissement et reprirent une nouvelle vigueur. Elles enfantèrent une multitude de saints et de savants, qui ont édifié l'Etat et l'Eglise par leurs vertus, enrichi l'un et l'autre par leurs écrits.

L'exemple que l'on vient de citer est une leçon pour tous les temps. Il nous apprend à nous défier de ces injurieuses exagérations, qui aigrissent le mal au lieu de le guérir; à repousser ces projets destructeurs, qui seront toujours funestes au bien public, et qui ne peuvent don

ner de la joie qu'à ses ennemis. Imitons plutôt la sage modération de nos pères : les affaiblissements et les scandales que le malheur des temps avait introduits dans le cloître, ne firent naître ni à l'Etat ni à l'Eglise, la pensée de supprimer ces pieux établissements: jamais on ne désespéra d'y faire revivre la régularité. Comme on prenait, pour y réussir, les moyens naturels que les canons indiquent, le succès couronna toujours ces saintes entreprises. Qu'on suive aujourd'hui le même plan, qu'on emploie les mêmes moyens, qu'on travaille avec la même sincérité, avec le même zèle et la même persévérance à la réforme des ordres réguliers, et l'on y verra bientôt revivre la piété, le goût pour les études sérieuses, l'amour de la retraite, et les autres vertus analogues à leur état. Les religieux ainsi régénérés s'acquitteront généreusement envers la religion et la patrie.

Si, ce qu'à Dieu ne plaise, le parti était pris, et que, sans égard pour les principes que l'on vient d'exposer, on fût décidé à supprimer la plus grande partie des corps religieux, il serait bien juste, ce semble, bien digne de sages législateurs d'excepter au moins de la proscription générale deux instituts. L'un serait voué sans partage à la prière, au silence, à la retraite, au travail des mains; et, à ce titre, destiné à recueillir tous ceux qui n'ont ni goût ni attrait pour les occupations du siècle, mais qui ont un extrême besoin d'un asile pour mettre en sûreté leur innocence, ou pour pleurer la perte de ce trésor.

L'autre institut serait spécialement consacré à former des ministres qui, de concert avec les pasteurs ordinaires, travailleraient à l'instruction des peuples, à l'administration des choses saintes. On ne peut, ce semble, se refuser à cette idée, s'il est vrai que l'on veuille sérieusement conserver la religion et son culte. Depuis bien des années, tous les diocèses du royaume éprouvent une affligeante disette de sujets. Les secours deviennent plus rares, à proportion de ce qu'ils sont plus nécessaires. Les séminaires sont mal remplis, les ordinations peu nombreuses, et pour comble de malheur, les premiers pasteurs trèsgênés dans leur choix quand il s'agit de remplir des postes vacants. Ils se voient forcés, par la pénurie, d'y nommer des sujets qu'ils eussent repoussés dans les jours d'abondance.

Il ne faut pas demander si cette disette ira toujours croissant, maintenant que les biens du clergé sont passés entre les mains de la nation, et que l'humiliation réelle ou prétendue d'être salarié par elle est placée comme un épouvantail à la porte du sanctuaire: elle en repoussera également et les hommes délicats et les hommes avides; et peut-on douter que cette rareté de ministres ne porte un coup mortel à la religion et à son culte ?

Il n'y a pas d'autre moyen, pour en prévenir les suites malheureuses, que de laisser subsister un ordre religieux qui, par le titre essentiel de son état, et par sa première destination, soit voué à l'exercice du saint ministère; un ordre qui, dès son origine ait été chargé de défendre la religion, de perpétuer de vive voix et par écrit l'enseignement de la saine doctrine dans les chaires chrétiennes, dans les écoles publiques, dans les missions de l'ancien et du nouveau monde, et qui ait constamment rempli le but de son fondateur et l'objet de sa vocation; un ordre qui, à un grand zèle pour les fonctions saintes, joigne un désintéressement constaté par l'expérience de plusieurs siècles; un ordre qui n'ait 1" SÉRIE, T. X.

jamais annoncé ni goût pour une vaine magnificence, ni attrait pour les richesses, qui ait toujours été éloigné par caractère comme par devoir de tout ce qui a la moindre apparence d'intrigue; un ordre qui, avec la faveur des rois et tous les moyens capables de réveiller l'ambition et la cupidité, n'en soit pas devenu plus opulent, se soit renfermé dans les bornes de sa vocation, et ait laissé aux enfants du siècle le soin de discuter leurs intérêts et leurs affaires (1); un ordre, dont les membres accoutumés à porter le joug de l'obéissance, à se contenter de peu, à mener une vie dure et laborieuse, aient vu sans regret et sans murmure le décret qui a mis leurs biens à la disposition de la nation : aucun d'eux n'avait du superflu quand leur corps jouissait de ses biens; aucun d'eux ne manquera du nécessaire, parce qu'il les a perdus; ainsi, les mêmes causes qui éloigneront tant de sujets des séminaires, seront nulles pour écarter les novices d'un ordre ainsi organisé. Il pourra donc, s'il échappe à l'anathème universel, former des ministres dignes de la confiance des peuples, et offrir aux pasteurs un secours qui ne leur fut jamais plus nécessaire que dans ces jours de défection et de dépérissement. Le lecteur nous a sans doute prévenus; il est peu nécessaire de lui dire que cet ordre pour lequel nous réclamons une exception, si l'on ne peut écarter la loi générale, est celui dont nous avons le bonheur d'être membres.

F. Charles Grand-Jean, provincial des Dominicains de la province Saint-Louis, rue et maison Saint-Honoré; F. Joseph Faitot, prieur du college des Dominicains, en l'université de Paris, rue Saint-Jacques; F. Elie Christophe, prieur des Dominicains de la rue Saint-Honoré; F. Louis Breymand, prieur du noviciat général des Dominicains, rue du Bac.

2e ANNEXE.

Rapport fait au nom de la section du comité d'agriculture et de commerce, chargée par l'Assemblée nationale de l'examen de la réclamation des députés de Saint-Domingue, relative à l'approvisionnement de l'ile, par M. Gillet de la Jacqueminière.

PREMIÈRE PARTIE.

A la fin du mois dernier, les administrateurs de Saint-Domingue, MM. le marquis du Chilleau et de Marbois, gouverneur et intendant, avaient lieu de craindre de voir se propager à la colonie la disette qui commençait dès lors à s'annoncer dans une partie de l'Europe.

La prévoyance leur dicta l'ordonnance du 30 mars; elle est, pour toutes ses dispositions, conforme à celles que les administrateurs étaient dans l'usage de rendre dans l'île en pareille conjoncture, en temps de paix.

Cependant cette ordonnance ne remplit pas entièrement les vues du gouverneur, qui, e conséquence, se détermina à proposer à l'intendant celle que, sur son refus d'y concourir, il

(1) La seule maison des Dominicains de la rue SaintJacques a fourni seize confesseurs de nos rois. Elle n'en atteste pas moins par la pauvreté de ses bâtiments et par la modicité de sa dotation le désintéressement, qui est le vrai caractère de l'ordre de Saint-Dominique.

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