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rendit seul le 27 mai dernier, et qui a été cassée au Conseil d'Etat le 23 juillet.

C'est contre cette cassation que les députés de Saint-Domingue ont élevé les plus vives réclamations, qui font le sujet de la discussion qui vous est soumise.

Ces réclamations, Messieurs, sont contenues, soit aux motions faites à ce sujet dans l'Assemblée, à différentes époques, par MM. Chevalier de Cocherel, comte de Regnaud, marquis de Gouy d'Arsy, soit aux différentes pièces qui toutes vous ont été adressées ou distribuées avec exactitude.

C'est lors des premières réclamations des députés de l'ile que vous avez décrété, Messieurs, la formation d'un comité d'agriculture et de commerce, qui choisirait dans son sein, mais parmi les personnes non intéressées au commerce des îles, un comité d'instruction préalable, composé de six membres, pour prendre connaissance et vous rendre compte de cette affaire. Vos intentions ont été remplies six commissaires ont été nommés; toutes les pièces dont il vient d'être parlé leur ont été remises, et en outre, des arrêts, ordonnances, précis, observations, répliques, le tout sous différentes formes; et quelques-unes de ces pièces mêmes, fournies manuscrites, ont reçu quelques additions à l'impression.

Voici, Messieurs, ce qui résulte de toutes ces pièces et motions, ou du moins ce qu'y allèguent et ce qu'en concluent les députés de Saint-Domingue :

Que l'île a éprouvé et continue de ressentir la plus affreuse disette; que les administrateurs actuels conviennent même que l'état ordinaire des choses, en avril, mai, juin, juillet, a été une cherté excessive;

Que 400,000 habitants de toute couleur, composant la population de l'ile, y sont condamnés à la plus affreuse famine;

Que c'est l'esprit d'intérêt particulier seul qui a dicté l'opposition que le commerce a apportée à l'exécution de l'ordonnance du 27 mai, et qui a guidé les démarches que ses agents ont faites auprès du ministre pour obtenir sa cassation;

Que la nation n'a pas d'intérêt général à conserver le régime prohibitif, quant aux subsis

tances;

Que ce régime, que les députés de l'île attaqueront au fond quand il en sera temps, n'est, comme ils le démontreront alors, autre chose que le monopole commercial, et non le régime national, auquel il est directement opposé;

Que, contraire dans tous les temps au bien général, il se trouve bien plus odieux encore dans un moment où tout se régénère et saisit de nouvelles formes de liberté ;

Que l'île était menacéé d'une disette à l'époque de la première ordonnance commune des deux administrateurs, ainsi qu'il est aisé de s'en convaincre par sa lecture;

Que les ressources qu'elle a fournies ont été de peu de conséquence, comme on peut s'en assurer par les tableaux joints à la correspondance imprimée du marquis du Chilleau avec MM. de la Luzerne et de Marbois, dont le premier prouve qu'il n'avait été exporté par les différents capitaines de navire d'Europe, au Port-au-Prince, que 9,126 barils de farines étrangères pendant les six premiers mois de 1789, dont seulement 3,600 dans le trimestre d'avril; et le second, qu'il n'avait été importé dans toute l'ile pendant le même trimestre que 34,430 barils de farine, dont seulement 7,332 de farines françaises, et 27,098 de farines étrangères; d'où il résultait que l'ile avait

manqué de pain pendant sept jours, ou qu'on avait été forcé à la triste nécessité de réduire les rations d'un quart pendant le dernier mois;

Qu'il résulte du premier état, que les commerçants français avaient laissé manquer l'ile pendant cinq mois entiers des six premiers de l'année, puisque leur exportation des six premiers mois n'était que de 9,126 barils, pendant qu'à raison de 150,000 par an, elle devait être à peu près de 12,500 barils par mois, l'un dans l'autre ;

Qu'à la fin de mai, le. gouverneur avait cru devoir prendre des précautions plus efficaces, nécessitées par les conjonctures; qu'en effet, il était démontré que jusques à cette époque il ne s'était introduit dans l'ile qu'une très-petite quantité de farine, que le prix du pain n'avait éprouvé qu'une diminution bien peu sensible, et qu'elle n'avait eu lieu que dans les trois villes principales; que le défaut d'importation, d'après le rapport des bâtiments étrangers, venait de ce que ces mêmes bâtiments ne pouvaient se remplir, avec des denrées coloniales, de la vente des farines qu'ils importaient; que de ce régime prohibitif avaient résulté deux effets absolument contraires à la colonie : le premier, de la laisser dépourvue du principal objet qui pouvait la faire subsister; le second, de la priver du peu de numéraire qu'elle pouvait posséder, à raison de ce que les étrangers n'ayant pas la liberté de former leurs chargements en toute espèce de denrées, emportaient en argent une grande partie de la valeur des farines importées; que ces maux exigeaient un remède prompt et efficace, et qu'on ne pouvait le trouver alors que dans une prorogation du délai de l'ordonnance du 30 mars, et dans la permission d'un échange de denrées;

Qu'il n'y avait pas eu un instant à perdre, et que ces considérations avaient déterminé le gouverneur à proposer à l'intendant l'ordonnance du 27 mai, que, sur son refus d'y concourir, le marquis du Chilleau avait cru devoir rendre seul;

Que le refus de l'intendant n'avait rien qui dût étonner; qu'il est vendu au commerce, et partisan d'un système prohibitif et oppresseur; que cette opposition est criminelle; qu'il s'est rendu coupable d'insubordination, ce dont il sera accusé dans le temps, et méritera d'être puni;

Que cependant, grâce aux soins et à la fermeté du gouverneur, et surtout à son ordonnance du 17 mai, l'île était pourvue en juillet; mais que son rappel ayant été prononcé, et son ordonnance cassée par un arrêt du conseil du Roi, fait dans le cabinet du ministre, que le Roi peut-être n'avait jamais lu, sur lequel il n'a pas été éclairé, et cet arrêt ayant été inséré dans les papiers publics et envoyé aux colonies avec une coupable célérité, les expéditions avaient dû cesser en fin de septembre, et que l'île devait être dans la plus affreuse disette, puisqu'aucun approvisionnement n'a pu sortir de France pour la colonie; que les sirops, tafias et piastres sont épuisés, et que n'ayant pas la liberté de payer en denrées, qui sont actuellement la seule monnaie du pays, la permission d'acheter à toute autre condition, qui n'est pas au pouvoir des habitants de l'île, est illusoire et vaine;

Que les habitants de Saint-Domingue sont bien loin de chercher à relâcher les nœuds qui les unissent à la métropole; mais qu'il faut que des relations soient justes pour être longtemps durables;

Que le pain est à Saint-Domingue, comme en France, d'une absolue nécessité;

Qu'il faut indispensablement 150,000 barils de

farine par an, qu'il en faudrait 400,000 barils de plus pour adoucir le sort des nègres, dont 12,000 meurent annuellement de faim, à raison de ce que les productions du pays, dont ils vivent, ne peuvent résister qu'en partie, dans les plaines aux pluies, dans les montagnes aux sécheresses, et dans l'une et l'autre de ces positions aux ouragans, qui ravagent presque annuellement ces belles contrées ;

Qu'on demande la liberté de recevoir des pays étrangers ce dont on ne peut se passer, et ce que la France ne peut évidemment fournir; qu'elle ne peut avoir d'intérêt au monopole de quelques marchands des ports de mer; que peu lui importe que ceux-ci vendent plus cher aux planteurs, ce qu'ils auraient d'un autre côté à meilleur marché; que ce bénéfice n'est que celui de quelques particuliers; que ce que les colons débourseraient annuellement de moins accroîtrait en augmentation de culture, et servirait à multiplier les forces exploitantes des planteurs ; Que la contrebande naît de la gêne; que quand on manque de denrées de première nécessité, aucuns des moyens qui peuvent en procurer ne sont illicites; qu'ainsi l'Etat perd les droits qu'on payerait si l'importation et l'exportation étaient permises, en acquittant les droits de traite ou d'entrée ;

Qu'avec une surveillance bien ordonnée, on peut empêcher d'exporter plus qu'on ne le devrait faire pour acquitter les importations ; qu'on ne demande la permission des échanges que pour les objets de première nécessité, et pour subvenir à l'insuffisance, ou, pour mieux dire, à la nullité des moyens lícites, qui consistaient, quand il en existait dans la colonie, en sirops, tafias et piastres;

Qu'on ne demande qu'un provisoire, et un provisoire pour six mois, ou seulement pour jusqu'à l'époque où la métropole pourra recommencer et soutenir des envois suffisants; qu'on n'a pas, qu'on ne peut avoir l'intention de se soustraire aux relations avec la métropole, et à elle seule réservées, mais qu'on demande une exception à la loi ordinaire, dans un moment aussi critique qu'extraordinaire ;

Que dans des circonstances moins désastreuses, en 1778, dans un instant où la crainte de la famine était le seul fléau de la colonie, des administrateurs éclairés, vertueux, MM. d'Argout et de Vêvre, avaient accordé la permission qu'on sollicite actuellement dans une position bien plus déterminante, puisque la disette n'est pas seulement prévue, mais réelle; qu'alors cette permission d'exportation s'était étendue à toutes les denrées coloniales, au lieu que dans cet instant on se restreint à la libré extraction des sucres et cafés, en réservant au commerce national les denrées les plus précieuses, celles dont la grande valeur dépend de leur emploi ; que cette facilité, contre laquelle le commerce n'avait pas réclamé à cette époque, ou bien contre laquelle il avait réclamé sans succès, s'était continuée pendant cinq ans entiers, sans que le commerce eût été ruiné par cette longue concurrence, comme il paraissait si fort craindre de l'être pour six mois seulement; qu'en vain il répondait que ce temps était un temps de guerre, que les trois grands ports étaient bloqués; qu'on savait bien que l'on ne pouvait pas, en occupant seulement trois points, bloquer 250 lieues de côtes; que d'ailleurs nos flottes étaient alors en position et en mesure vis-à-vis des flottes anglaises, qui n'avaient pas pu conserver cette sta

tion toute la guerre; qu'alors la disette ne désolait pas la France, comme elle le fait encore à présent, même à la suite d'une récolte abondante; qu'alors il n'y avait pas de prohibition d'exportation, d'insurrection du peuple, qui s'était opposée et qui ne manquerait pas de s'opposer encore à tout enlèvement, quand bien même on voudrait en permettre, ou en ordonner, ce à quoi la prudence ne paraissait pas devoir déterminer l'Assemblée dans l'occurrence; qu'enfin à l'époque dont il vient d'être question, il pouvait arriver et arrivait effectivement dans nos îles de nombreux convois sous escorte;

Que l'opposition du commerce n'est donc nullement recevable; que les quatre moyens proposés par ses agents pour l'approvisionnement de la colonie ne sont pas plus admissibles; que le premier (1) mettrait dans sa main une régie que, malgré le désintéressement prétendu du commerce, on ne pouvait lui confier, sans crainte de le voir chercher à faire dans les ténèbres un bénéfice quelconque, le seul but de ses opérations mercantiles; qu'en effet, de quel avantage pourrait-il être pour la nation d'accepter une offre qui ne servirait qu'à faire payer aux colons la farine le double, le triple de ce que la leur vendraient les Américains, vu les frais d'armement, de chargement, de déchargement, d'avaries, de magasinage et d'assurance? qu'il est au surplus inutile de fatiguer les bâtiments du Roi à des courses et pour des destinations de ce genre;

Que le second (2) ne servirait qu'à remplir le même but, et de plus à mettre le commerce à portée de vendre aux Etats-Unis une partie de ses cargaisons en fraude des droits dont elles sont exemptes à la destination des colonies, et par suite à augmenter encore le prix de ce qui lui resterait à vendre à l'arrivée de ses vaisseaux dans l'ile; qu'il en résulterait en outre une dépense de 450,000 livres pour l'Etat, pour l'acquit de primes que le commerce ne rougit pas de demander dans un instant où le Trésor est épuisé ;

Que le troisième (3) n'est qu'illusoire: car quel capitaine américain, dont au surplus les vaisseaux sont très-petits et par conséquent de peu de charge, voudrait, pour 200,000 barils qu'il vient échanger contre du sucre et du café, prendre des lettres à 14 mois d'échéance; que ce moyen serait difficile à faire agréer aux étrangers, ou qu'en l'admettant il ne servirait, à raison du retard, qu'à faire payer aux colons les denrées de première nécessité le double de leur valeur ;

Que le quatrième (4) serait le moins déraison

(1) L'offre d'équiper à ses frais des flûtes du Roi, qui porteraient dans nos colonies des farines qu'elles iraient chercher aux Etats-Unis, et dont elles rapporteraient en France la valeur en denrées, pour le compte de la nation.

(2) D'accorder une prime de 5 livres par baril aux navires marchands français, qui, destinés pour nos colonies, iraient d'abord toucher dans les ports des Etats-Unis, pour y prendre des farines qu'ils porteraient aux iles.

(3) D'admettre les bâtiments étrangers dans les ports d'entrepôt où ils vendraient leurs farines, et où, si les denrées dont l'exploitation est permise ne leur convenaient pas, ou ne suffisaient pas à leur payement, ils recevraient, en retour, des lettres à un an de vue, sur Londres ou Paris, dont la colonie ferait les fonds à l'avance en Europe, et en denrées des îles.

(4) Celui de chercher à engager le peuple des ports de mer à laisser faire librement l'exportation pour les fles.

nable, s'il était praticable; mais qu'on connaît l'insurrection générale du peuple, et son opposition à toute espèce d'enlèvement, de quelque peu d'importance qu'il soit, quelque prochaine que puisse être sa destination; combien ne serait-elle pas plus à craindre, et peut-être plus légitime, s'il était question de faire sortir de France une quantité de farine qui lui paraîtrait considérable, et dont il feindrait de méconnaître la destination pour justifier sa conduite! qu'on sait à quoi s'en tenir, particulièrement pour les environs de Bordeaux, qui fournissent ordinairement seuls les trois quarts de l'approvisionnement de l'ile; qu'il serait bien difficile de faire entendre au peuple le calcul fait par le commerce, et dont on ne nie pas l'exactitude; que les 150,000 barils de farine nécessaires pour la subsistance annuelle de l'île ne font pas un jour et demi de la consommation de tout le royaume; mais qu'au reste il vient encore à l'appui du raisonnement fait par les colons, que pour un objet si modique, la métropole n'a pas grand intérêt de maintenir, surtout provisoirement, le commerce exclusif des farines avec les colonies;

Qu'il résulte de tout ce qui vient de vous être rapporté :

Qu'au 27 mai, on avait lieu de craindre à SaintDomingue une disette qu'on y éprouve dans cet instant au plus haut point;

Qu'on convient que la farine y était excessivement chère à l'époque des dernières lettres écrites et reçues de l'île;

Qu'il est évident que la France ne peut en fournir dans ce moment;

Qu'elle ne le pouvait pas davantage au moment où l'ordonnance rendue au 27 mai a été cassée; Qu'elle l'a été sans examen, sans raison, sans motif;

Que l'Assemblée nationale ne peut se dispenser de rétablir provisoirement, et pour six mois, à compter du jour de la publication dans l'ile, l'ordonnance du 27 mai;

Qu'elle doit rendre garant et responsable des effets de la révocation de cette ordonnance un ministre qui, au mépris des besoins de la colonie et des représentations de ses députés, a pris sur lui de faire casser au conseil du Roi une ordonnance que les administrateurs des lieux ont droit de rendre provisoirement quand le cas l'exige; et que cette responsabilité est d'autant plus fondée, que le ministre convient que ce n'est que sur les lieux qu'on peut connaître la nature, l'étendue et l'urgence des besoins de la colonie.

Telles sont, Messieurs, les conclusions que les députés de Saint-Domingue ont tirées des considérations qu'ils vous ont présentées, et dont je viens d'avoir l'honneur de vous soumettre l'extrait vous avez pu voir qu'en se contentant d'effleurer la question quant à ce qui regarde le fond, ils se sont restreints à traiter le provisoire, et c'est sous ce point de vue seulement qu'ils ont cherché à démontrer la justice, l'indispensable nécessité de le leur accorder.

Nous allons passer maintenant à la défense des députés des manufactures et du commerce de France, qui ont demandé et à qui vous avez accordé d'être entendus sur cette importante question.

II PARTIE.

Le commerce de France a adopté un plan de défense dans lequel, pour répondre aux diffé

:

rentes demandes et allégations des députés de la colonie, il s'est trouvé souvent obligé d'entamer la question au fond; sa réponse porte donc et sur le fond et sur le provisoire d'où il résulte qu'elle est nécessairement plus étendue que la demande des députés de la colonie. Mais l'instant de traiter cette grande question dans tous ses rapports n'est pas encore arrivé. Vos moments sont précieux; je ne vous rendrai donc compte des motifs allégués sur le fond, qu'autant qu'ils tiennent essentiellement au provisoire.

La défense du commerce commence par ces deux propositions :

1° Il n'est pas vrai que la fourniture des farines françaises à Saint-Domingue soit et ait été insuffisante, ni qu'elle soit cause que 10 à 12,000 nègres meurent de faim tous les ans ;

2o En supposant que cette disette ait lieu, elle ne frappe que sur les habitants blancs.

Il était difficile que la sensibilité des députés du commerce de France ne fût pas profondément affectée de l'inculpation grave qu'on fait à leurs commettants, d'un horrible monopole qui, pour un intérêt particulier, condamnerait actuellement aux horreurs de la famine 400,000 hommes, et dévouerait annuellement à la mort 12,000 des instruments du luxe de l'Europe, qu'on vous a peints, au nombre de plus de 360,000, n'obtenant pas pour prix de l'abandon absolu de leur existence, les moyens indispensables de la soutenir.

Le commerce a senti l'effet que cette peinture pourrait faire sur les représentants d'une nation douce et compatissante; et en vous présentant un tableau rapide de la colonie de Saint-Domingue, il a cherché à diminuer l'exagération des affections douloureuses que les planteurs ont fait naître dans votre âme, sur le sort d'infortunés en faveur desquels ils ont essayé de soulever votre indignation contre ce qu'ils ont appelé l'insensible cupidité du commerce.

De cette population de 400,000 hommes, le commerce avance (et il en appelle sur cette allégation au témoignage de tous ceux qui connaisnaissent le régime des îles, ou même de tout colon impartial) qu'il y en a 360,000 qui ne consomment de pain, ni par besoin, ni même par goût, si ce n'est en état de maladie ou de convalescence; et il soutient, toujours en invoquant le même témoignage, que les vivres du pays consistant dans le manioc, la patate, l'igname, la racine de chou caraïbe, la banane, toutes productions dont la récolte ne manque jamais dans tous les quartiers et à la fois, quels que soient les contrariétés des saisons ou le ravage des ouragans, suffisent sans peine, avec les riz, la farine de maïs, les pois, les légumes de toute espèce, dont la libre importation est toujours permise, pour assurer la subsistance saine et préférée des noirs et gens de couleur, c'est-à-dire des 9/10 des habitants de l'ile.

C'est à la suite de cet exposé que le commerce vous présente, en réponse à l'allégation des députés de la colonie, d'une mortalité forcément annuelle de 12,000 noirs, causée par le défaut de subsistances, un recensement des morts et des naissances des noirs dans l'ile pendant les deux années 1786 et 1787 (l'état de 1788 n'est pas encore formé) d'où il résulte qu'en 1786, sur 333,000 nègres, il y a eu 4,217 naissances et 5,067 morts; en 1787, sur 364,000 nègres, 3,556 naissances et 6,116 morts; qu'en 1786 les mortalités surpassèrent les naissances seulement de 1,850, et en 1787 de 2,560; et cet excédant

de perte d'une année sur l'autre, vient de ce qu'en 1787 il y eut 30,000 nègres importés d'Afrique, et que la mortalité est plus considérable sur des nègres non acclimatés; d'où il résulte enfin, qu'en deux ans la colonie n'a perdu réellement, en sus des naissances, sur un nombre commun de 348,000 nègres, que 2,350 nègres, c'est-à-dire à peu près 1/130. 11 vous paraîtra comme à nous heureux, Messieurs, qu'un tableau de mortalité puisse devenir un sujet de consolation.

Mais il ne suffit pas au commerce de vous avoir tranquillisés sur l'existence, ainsi que sur les subsistances des 9/10 de l'île; il n'a pas perdu de vue qu'il vous doit compte de sa conduite, de ses envois, de ses efforts pour l'approvisionnement de 40,000 individus blancs, ou gens de couleur, et des nègres malades et convalescents; et voici quelles sont à ce sujet, et les réponses qu'il fait aux reproches qu'on lui a adressés, et les preuves qu'il apporte à l'appui de ses allégations.

Il faut tout au plus, d'après le calcul que présente le commerce, pour subvenir à ces besoins ou à ces goûts, 93,000 barils de farine, année commune; mais depuis cinq ans il en a été importé dans l'ile, des ports de France seulement, 750,000 barils; ce qui donne une année commune de 150,000 barils; du moins tel est le résultat de l'importation de l'année commune, faite sur cinq années, de 1784 à 1788: reste donc annuellelement 57,000 barils, au delà des besoins réels de la colonie, qui servent, soit aux caboteurs, soit à la contrebande avec les Espagnols habitants de l'ile, soit enfin à former les magasins des spéculateurs, qui ne peuvent être ni nombreux ni considérables dans un pays où la farine n'est pas longtemps de garde; inconvénient qui éloigne toute idée d'accaparement soutenu. Et ce n'est pas toujours à bénéfice que le commerce se défait de cette deurée; ses agents offrent de prouver que souvent la farine a été moins chère à Saint-Domingue qu'à Bordeaux même; alors le commerçant a perdu sans se plaindre, il n'a point demande de dédommagement; pourquoi donc, dit-il, se récrier contre des bénéfices momentanés qui ne font que le couvrir des désavantages de spéculations souvent contrariées ou même ruinées?

Et cependant, pour prouver que ces bénéfices ne sont pas aussi exorbitants qu'on le suppose, le commerce présente un tableau du prix des farines dans l'île en 1788, mois par mois, d'où il résulte que le prix commun a été de 4 sols 7 deniers 1/2 là livre, pendant toute l'année. Le tableau de 1787 donne à peu près le même résultat; et le commerce observe, quant au salaire des ouvriers, que dans nos iles les journées sont payées le quadruple de ce qu'on les paye en France; ce qui met les gens de peine bien à même de supporter la plus-value de la denrée de première nécessité.

Mais ces motifs, qui tiennent autant au fond qu'au provisoire de la question, il faut les abandonner pour l'instant, et passer à ceux relatifs à la situation actuelle. Le commerce ne se croirait pas à l'abri des reproches, s'il ne démontrait pas que, malgré les événements imprévus qui ont généralement dérangé cette année l'ordre ordinaire des choses, l'ile a dû recevoir et a réellement reçu une quantité de farine suffisante à sa consommation.

Ici les députés du commerce se trouvent absolument en contradiction avec les députés de l'ile. Ceux-ci ont argumenté, pour prouver la disette dont ils se plaignent, de deux états four

nis par M. le marquis du Chilleau. Vous vous rappelez, Messieurs, que l'un présente l'importation comparative faite au Port-au-Prince dans les six premiers mois des années 1788 et 1789'; l'autre le tableau des farines, soit françaises, soit étrangères importées dans huit ports d'amirauté, du 1er janvier au 1er juillet de cette année, ensemble la quantité restante en magasin, à l'époque des procès-verbaux dont ces états sont censés le résultat d'où il suit, du premier, que dans les six premiers mois de 1788, le Portau-Prince avait reçu 36,770 barils de farine; tandis qu'en 1789, il n'a reçu que 9,126 barils pendant le même temps; du second, que pendant les trois mois d'avril à juillet, il n'avait été importé dans tous les ports de l'ile, que 34,480 barils de farine, dont 7,332 seulement de française; enfin, qu'il ne restait en magasin, à l'époque des procès-verbaux, que 4,918 barils de farine en totalité.

Le commerce répond que, de ces deux états, l'un est inutile et ne prouve rien, l'autre est imparfait et ne prouve pas davantage; que le premier, celui des importations comparatives de 1788 à 1789, faites au Port-au-Prince, en le supposant exact, ne prouverait rien dans la question; que de ce que le Port-au-Prince n'aurait pas reçu dans les six premiers mois de 1789, une quantité de farines françaises égale à celle qui y a été importée pendant le même temps en 1788, on ne peut pas conclure que la différence des importations fran, çaises dans toute l'île a été de plus de 27,000 ba rils de moins en 1789 qu'en 1788, mais seulement qu'elle a été telle au Port-au-Prince; que le Port-au, Prince n'est pas l'entrepôt général de la colonie, et que, pour prouver que celle-ci n'a pas été suffisam ment approvisionnée, il faudrait démontrer cette allégation par le tableau des importations faites dans tous les ports de l'île, dont au surplus, les autres ports ont reçu en excédant le déficit qui se trouve sur la fourniture du Port-au-Prince, ainsi qu'il va être prouvé; enfin, qu'il est contre toute logique de vouloir tirer d'un fait particulier et isolé une conséquence générale; que le second ta bleau est inexact; que la preuve de cette inexac titude résulte de l'état joint à la lettre en date du 28 août des deux administrateurs actuels de la colonie, MM. de Peynier et de Marbois, lequel prouve que, pendant les quatre mois d'avril, mai, juin et juillet, l'importation dans l'ile a été de 54,348 barils, dont 24,677 de farines françaises et 29,671 d'étrangères; et que pendant les trois mois d'avril, mai et juin, les mêmes dont l'état de M. du Chilleau présente le tableau, l'importation a été dans l'ile de 43,297 barils, dont 17,934 de farines françaises et 25,363 d'étrangères; ce qui est bien différent de 34,430 barils, dont 7,332 de farines françaises et 27,098 d'étrangères, dont les députés parlent, d'après M. du Chilleau d'où le commerce conclut que, bien loin d'avoir man qué de 3,070 barils, l'ile a eu un excédant de provision de 5,797 barils.

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Cependant, le commerce ne prétend pas que, dans l'occurrence actuelle, ce qu'on a pu importer à Saint-Domingue, ce qui pourrait lui être encore adressé de France, doive tranquilliser votre humanité sur l'approvisionnement de l'île il est loin de blâmer les précautions conjointement prises par les administrateurs, et les motifs qui les ont déterminés à l'ordonnance du 30 mars dernier; ses députés en reconnaissent la sagesse, ils en consentent la maintenue et l'exécution; ils vont au devant de votre juste sollicitude pour l'assurance de l'approvisionnement de l'île; et c'est pour y concourir, autant qu'il est en eux,

qu'ils vous proposent les quatre moyens déjà rapportés dans la demande des députés de l'île, et combattus par ceux-ci.

Les députés du commerce, contre ces réponses, disent encore à l'appui de leurs propositions: sur la première (1), que, malgré les imputations calomnieuses des députés de l'île, on peut se fier à la bonne foi et à la loyauté du commerce français, qui a fait plus d'une fois ses preuves de désintéressement et de zèle dans les opérations qui lui ont été confiées par le gouvernement; que des bâtiments du Roi seraient moins fatigués à faire des courses du genre de celles auxquelles il propose de les employer, qu'à rester immobiles dans les ports, où ils se gâtent, et finissent par pourrir; qu'en acceptant cette proposition, elle ne nécessiterait pas moins par le commerce une mise hors, une avance sans intérêt de plusieurs millions, et que cette offre est certainement désintéressée et honnête;

Sur la seconde, qu'ils renonceront volontiers à la prime dont la demande était d'abord contenue dans leur proposition, mais qu'elle n'avait été faite que pour l'intérêt même des colons; qu'on n'ignore pas qu'une prime est un avantage, non pour le vendeur, mais bien pour l'acheteur, puisque celui-ci paye moins la denrée de toute la quotité de la prime; qu'il est au surplus trèsaisé de prendre des précautions contre la fraude qu'on leur suppose l'intention de faire aux EtatsUnis;

Sur la troisième, que ce moyen a été plus d'une fois employé, et qu'il est très-probable que les Américains, qui doivent à l'Angleterre, accepteraient volontiers cette manière de s'acquitter; que le délai de quatorze mois n'est ni inconnu ni inusité à qui traite avec les planteurs de nos iles, qui sont loin de tout payer comptant;

Sur la quatrième, qu'ils sentent toute la difficulté de son exécution; mais cependant, qu'il est probable qu'une nation juste et généreuse comme la nation française ne voudra pas, en conservant le régime qui existe depuis si longtemps pour les îles (régime, pour le dire en passant, beaucoup plus doux qu'aucun de ceux des puissances européennes avec leurs colonies), ne voudra pas, disent-ils, ne pas assurer la subsistance de ses frères des îles; que l'opposition aux chargements qui pourraient avoir lieu dans l'intérieur du royaume ne se réalisera sûrement pas dans les ports de mer habités par des Français, perpétuellement témoins de ces sortes d'enlèvements, qui tous, indépendamment de l'intérêt national et commun, ont encore un intérêt particulier, par l'emploi et l'occupation que leur procure d'une manière ou d'autre, l'armement de vaisseaux pour les îles, à ce que ce commerce soit conservé dans sa totalité à la métropole ; que les chargements pour les îles se continuent dans les ports et particulièrement à Bordeaux ; que les pays accoutumés à faire cette fourniture, sollicitent, avec instance, d'être autorisés et soutenus pour la continuer; que plusieurs demandes de ce genre ont été ou vont être adressées à l'Assemblée nationale; que Montauban, pays qui fournit les belles farines de minot, a déjà fait remettre au comité d'agriculture et de commerce un mémoire à ce sujet; qu'on peut d'autant plus se permettre d'accueillir ces différentes réclamations, qu'il n'est pas question d'une extraction qui puisse inquiéter la France, puisqu'il ne s'agit

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que de la quantité qu'elle consomme en un jour et demi; que les farines particulièrement destinées au commerce des îles, sont tirées principalement des environs de Bordeaux, c'est-à-dire de pays éloignés de deux cents lieues de la capitale, à laquelle on ne pourrait faire parvenir ces approvisionnements, même avec des frais qui doubleraient la valeur de la denrée; pays qui n'ont eux-mêmes d'autre ressource pour subsister et entretenir leurs manufactures, que la vente et la conversion de leurs blés en farine, dans les beaux établissements de Moissac et autres de ce genre; Que cependant, quelle que soit la justice de maintenir la liberté de cette extraction, particulièrement conservée par les décrets de l'Assemblée relatifs aux subsistances, les députés du commerce attendent sa décision pour la continuité de l'emploi de ce moyen, ou pour la préférence de ceux qu'elle croira devoir adopter dans sa sagesse, pour assurer la subsistance des colonies, à la conservation et à l'accroissement desquelles aucun corps n'a, dans l'Etat, plus d'intérêt que le commerce, auquel elles doivent beaucoup de millions; que, relativement à la cherté excessive dont se plaignent les députés de Saint-Domingue, ceux du commerce doivent dire que le prix de 120 livres ou 130 livres n'est pas un prix excessif aux colonies dans un moment de disette; qu'il est malheureusement relatif à celui auquel, malgré une récolte très-abontante, on paye actuellement le pain en France; qu'aux iles comme ailleurs, la rareté est le fruit de l'inquiétude, dont on voit l'effet sans pouvoir en assigner la cause; que dans les temps malheureux, sans doute, les habitants blancs payent le pain cher, mais que l'aisance dont ils jouissent les met bien au-dessus de cette dépense passagère; qu'ils ont au moins pour ressource dernière les vivres du pays, qui ne manquent jamais, et qui, sans être aussi agréables pour les blancs que ceux de l'Europe, sont néanmoins bons et sains; que ce n'est pas aux îles, mais dans nos pays, que la disette est vraiment à craindre et exerce d'affreux ravages; que là, tous ont une subsistance assurée, les noirs et gens de couleur, à leur goût, et presque pour rien, en denrées du pays, les riches des unes et des autres, avec plus ou moins d'argent, suivant les circonstances; mais qu'ici le cultivateur, le manouvrier peut mourir de faim et de misère, quand le pain lui manque ou que son prix est au-dessus de ses modiques facultés; qu'il serait sans doute satisfaisant pour la métropole d'avoir à fournir à un taux modéré des denrées à ses colonies, mais qu'enfin l'essentiel n'est pas tant que des colons très-riches ou au moins très-aisés aient des farines à meilleur marché ou même à prix égal à celui de France, mais bien qu'ils en aient: et ils en ont, et n'en manqueront pas; qu'au 24 août, il y en avait au Cap seulement environ 10,000 barils, ainsi qu'il est prouvé par la lettre de M. Coutard, maréchal de camp, commandant en second de l'île, datée du 24 août, et produite; qu'il vient d'en être expédié de nos ports, et particulièrement de Bordeaux, plus de 6,000 barils pour le compte du commerce, indépendamment de ce qu'il en faut pour les troupes; que ces expéditions se renouvellent chaque jour dans la proportion permise par la loi; qu'il est constant, tant par les papiers publics, que par des lettres particulières produites, qu'aux Etats-Unis la farine ne valait au 23 juillet que 27 livres 10 sols le baril; que l'espérance de la récolte était au delà de tout ce

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