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qu'on avait vu depuis longues années, et qu'on devait compter que le baril baisserait à 23 livres; que sans contredit on payerait un peu plus cher en sirops, tafias et piastres qu'en denrées, mais qu'il n'en résulterait pas défaut de denrées, mais seulement une légère augmentation dans le prix, avec certitude d'en avoir; que les colons, achetant la farine un peu plus cher, vendraient aussi leurs denrées dans la même proportion aux négociants français, qui, ne pouvant y porter des farines de France en suffisante quantité, mais cependant se dispenser d'aller y prendre des denrées coloniales, y recevraient la loi, puisqu'ils ne pourraient pas raisonnablement revenir des îles en lest, et sans rapporter des retours dont la métropole ne peut se passer et qu'il importe au commerce d'y verser continuellement; que partout où est le besoin, là aussi se porte l'industrie commerciale; que, quoiqu'il y ait toujours eu des lois prohibitives, cela n'a pas empêché les étrangers d'importer en contrebande dans les colonies ou d'en exporter les denrées à l'extraction, à l'importation desquelles les circonstances momentanées attachaient un bénéfice; que les colons n'annoncent que trop combien ils connaissent ces moyens de fraude et avec combien peu de scrupule ils en font usage; que l'Assemblée nationale ne sera pas toujours séante; qu'on ne pouvait se dissimuler que la permission que l'on sollicitait d'elle, une fois accordée, deviendrait d'une part difficile à révoquer même par elle, et que sûrement dans l'intervalle de ses sessions, aucune autorité n'aurait le droit ni la volonté d'en suspendre l'effet; de l'autre, qu'elle préjugerait défavorablement sur la question principale que l'un et l'autre parti étaient déterminés à porter à l'Assemblée dans le cours de la session actuelle; qu'il était impossible, à raison de la multiplicité et de l'obscurité des lieux de débarquement, d'établir une surveillance qui pût parer aux abus, surtout si on ouvrait d'autres lieux d'entrepôt que les trois grands ports; que l'exportation permise des sucres et cafés entraînerait, malgré toutes les précautions possibles, celle de denrées bien plus précieuses encore, par exemple des cotons, des indigos, qui prenaient dans nos manufactures et dans nos ateliers, par l'emploi et la main-d'œuvre, une valeur 6 fois, 10 fois plus grande que celle de la denrée en nature; que le commerce, déjà réduit à une position bien défavorable par des traités désavantageux, faits contre son avis avec quelques puissances étrangères et encore plus mal exécutés, verrait s'évanouir la dernière et la seule ressource qui n'eùt point encore été enlevée à son activité et à son industrie; qu'il se conformera individuellement avec respect à la décision que l'Assemblée nationale croira devoir prononcer, mais que ses agents réunis ne peuvent lui dissimuler, et qu'ils doivent lui dire, avec tout le courage que la vérité inspire, que si, franchissant du premier pas ce grand intervalle qu'a toujours respecté l'ancien gouvernement, elle allait arrêter le débouché de nos manufactures, priver la métropole du bénéfice du transport de ses denrées, porter la main sur la propriété publique (et quelle propriété, que celle du manouvrier et du pauvre!) en ôtant au peuple l'objet de son travail, son seul patrimoine, ce décret frapperait de léthargic el de mort les manufactures et les ports du royaume; que le contre-coup s'en ferait bientôt ressentir d'un bout de la France à l'autre, et qu'après avoir si longtemps désiré un nouvel ordre de choses et tourné ses dernières espérances vers les au

teurs de la liberté, le fruit de tant d'attente et de vœux si ardents, serait pour toute la France, et en particulier pour tous les malheureux, dont ils défendent la cause, la misère, le découragement et le désespoir.

Ici, les députés du commerce ne se dissimulent pas la force de l'induction que les députés de l'ile veulent tirer en faveur de l'ordonnance du marquis du Chilleau, du 27 mai, de la conduite qu'ont tenue en 1778 deux administrateurs aussi intelligents qu'intègres, MM. d'Argout et de Vêvre, et ils avouent qu'il leur serait plus difficile d'y répondre si les circonstances étaient les mêmes; mais quelle différence entre les époques qu'on veut rapprocher! s'écrient les députés du commerce; peut-on ainsi confondre le temps de guerre avec le temps de paix, les périls avec la sûreté? ne sait-on pas que cette liberté est une conséquence indispensable d'une déclaration de guerre; qu'en 1755 la même permission avait été donnée pour le même motif; qu'en 1778, au commencement de la guerre, le premier convoi parti pour nos îles, avait été tout entier enlevé; qu'alors les trois grands ports étaient bloqués par des escadres anglaises; qu'on ne pouvait entrer dans l'ile que par les petits ports ou points de la côte; que, quoi qu'en disent les députés de l'île, ils ne peuvent pas ignorer que les abords sont infioiment dangereux, et pour ainsi dire, impraticables, quand des escadres ennemies occupent la pointe, c'est-à-dire sont au vent de l'île, à laquelle rien ne peut arriver que de ce côté; que, quoique dans plusieurs circonstances nos flottes se soient honorablement montrées vis-à-vis des escadres ennemies dans la dernière guerre, il n'en est pas moins vrai qu'elles n'ont pas toujours eu l'avantage; que des corsaires ennemis infestaient ces parages; qu'il est de notoriété qu'un seul d'entre eux, perpétuellement stationné dans les eaux de l'île, a fait pendant la guerre quatorze cents prises, presque sous le canon et à la vue des ports de l'ile; enfin, que les motifs de cette liberté illimitée et prolongée pendant tout le cours de la guerre, dont les députés de l'ile veulent tirer une conséquence si favorable à leur demande dans la circonstance actuelle, étaient bien plus encore de leur procurer le débit de leurs denrées, entassées dans leurs magasins, et réduites à vil prix, qu'un approvisionnement de farine dont ils n'ont jamais manqué, même dans ce temps ?

Les députés du commerce et des manufactures de France finissent par protester qu'ils sont loin de se croire chargés de plaider, au tribunal de la nation, la cause du Roi et des ministres de Sa Majesté; leur respect pour l'Assemblée nationale leur interdit toutes réflexions; ils savent qu'il n'appartient qu'à elle de maintenir des actes conformes à la législation jusqu'à présent existante, constamment observée pour les colonies, et qui n'ont eu pour but que de préserver le commerce national, c'est-à-dire la propriété de 26 millions d'hommes, des atteintes que lui aurait infailliblement portées l'ordonnance de M. le marquis du Chilleau, si elle n'avait pas été cassée, et ils attendent de la justice de l'Assemblée nationale qu'elle n'ordonnera pas l'exécution de dispositions qui seraient entièrement subversives des lois commerciales du royaume.

Pour quoi et tout ce que dessus, les députés des manufactures et du commerce de France concluent qu'il n'y a pas lieu à délibérer.

III PARTIE.

Vous venez d'entendre, Messieurs, le rapport des moyens des députés de Saint-Domingue, et des agents des manufactures et du commerce de France. Les uns et les autres ont été imprimés, et vous ont été distribués avec une attention qui vous a mis à portée d'étudier sur les pièces mêmes, la valeur réciproque des prétentions des deux parties, et de vous convaincre de l'exactitude de l'extrait que je viens d'avoir l'honneur de vous lire. Dans toute autre circonstance, il ne nous resterait qu'à vous présenter les réflexions que les motifs allégués de part et d'autre nous ont fait naître, et à soumettre à votre sagesse le résultat de notre avis; mais il ne vous a pas échappé, Messieurs, que par la manière dont cette affaire a été amenée à votre tribunal, une tierce partie s'y trouve intéressée, et même compromise, puisqu'elle y est dénoncée. Vous entendez que je veux parler d'un des agents du pouvoir exécutif, du ministre de la marine, M. le comte de la Luzerne. Indépendamment de la dénonciation de la part des députés de SaintDomingue, dont sa conduite se trouve l'objet, son intervention, les éclaircissements qu'il pouvait procurer ont été réclamés par chacune des deux parties. Le comité l'a jugée juste, nécessaire, indispensable, et je ne crois pas avoir besoin de vous développer les motifs qui l'ont déterminé à communiquer avec le ministre sur la question qui vous est soumise. Instruit de l'intention du comité, M. de la Luzerne lui a fait parvenir les éclaircissements dont nous vous demandons la permission de vous faire lecture. Ils n'ont point été livrés à l'impression, et il ne serait pas juste que cette délicatesse privât M. de la Luzerne de vous présenter ses motifs, ceux du conseil, enfin sa justification particulière dans tout leur jour. La connaissance entière de ces éclaircissements nous a paru devoir être pour vous, Messieurs, d'une importance extrême, et nous avons pensé qu'elle pourrait essentiellement contribuer à vous mettre à portée de rendre sur la réclamation des députés de Saint-Domingue un jugement éclairé et digne de l'importance de l'affaire dont vous vous occupez dans ce moment. Un simple extrait n'aurait pas rempli ces vues, et nous-mêmes n'aurions pas satisfait à notre devoir, si, en nous livrant au désir de ménager des moments dont nous connaissons la valeur, nous avions acheté cette économie de temps au prix de votre instruction (1).

Ces éclaircissements ont été suivis, Messieurs, de la part de M. le comte de la Luzerne, de réflexions sur les deux états ou tableaux fournis par M. le marquis du Chilleau, en date du 7 septembre; j'ai eu l'honneur de vous rendre compte de ces états, des inductions qui ont été tirées, des moyens par lesquels elles ont été combattues. Je vais avoir l'honneur de vous faire également lecture des observations du ministre sur ces états. Elles sont courtes et intéressantes (2).

Depuis, M. de la Luzerne a remis copie d'une lettre des deux administrateurs actuels de l'île, MM. le comte de Peynier et de Marbois, en date du 28 août; je vais vous en faire lecture (3).

A cette lettre est joint l'état y annoncé, d'où il

(1) Voy. pièces justificatives, no 1. (2) Voy. pieces justificatives, no 2. (3) Voy. pièces justificatives, no 3.

résulte que, pendant les quatre mois d'avril, mai, juin et juillet, l'importation, dans l'île, des farines, tant françaises qu'étrangères, a été de la quantité annoncée de 54,348 barils (1).

Enfin, au moment où nous étions prêts à vous faire ce rapport, le ministre de la marine nous a écrit la lettre que nous allons encore vous lire. Elle n'a rien changé à la détermination à laquelle votre comité s'était arrêté avant sa réception (2).

Il nous semble superflu, Messieurs, de vous extraire des pièces dont vous venez d'entendre la lecture; elle vous a mis à même d'apprécier l'avis auquel s'est déterminé le comité, dans le résultat que j'aurai l'honneur de vous soumettre en son nom, relativement à ce qui, dans la demande de MM. les députés de Saint-Domingue, a rapport à la conduite du ministre.

C'est dans cet instant, Messieurs, que nous sentons plus que jamais l'importance des fonctions dont la confiance de votre comité nous a honorés. Car il ne faut pas se le dissimuler, le parti pour lequel l'Assemblée nationale croira devoir se déterminer dans la grande question qui lui est soumise, quoique seulement provisoire, est cependant fait pour influer, d'une manière peut-être décisive, et sur la perpétuité des rapports des colonies avec la métropole, et sur le sort d'une grande partie des manufactures et du commerce de France. En effet il s'agit, d'un côté, de maintenir ou de renverser le régime sous lequel les premières ont été administrées depuis qu'elles sont réunies à la France, de conserver ou d'intervertir le système commercial, et les liaisons combinées d'après les intérêts réciproques des colonies et de la métropole; enfin, de statuer au provisoire sur une branche d'une des relations de commerce, dont tous les objets réunis produisent, dans les ports de la métropole, un retour annuel de 230 à 240 millions, et dans lesquels l'ile de Saint-Domingue est seule pour 140 millions. De l'autre, les députés de la plus florissante de nos colonies, dont toutes les autres suivront probablement le sort, demandent, au nom de leurs commettants, la permission de se procurer par des échanges, c'est-à-dire par un des premiers moyens que la nature ait mis à la disposition de l'homme, des subsistances qui leur sout indispensables, et que cette facilité leur procurerait plus aisément et à meilleur marche; ils vous conjurent de les débarrasser, du moins provisoirement, des entraves dans lesquelles le commerce prétend les retenir; et ils demandent cet affranchissement au nom de cette liberté qui vient de naître parmi nous, mais dont ils craindraient sûrement que le cri ne retentît trop fort au milieu de ces brillantes habitations qui doivent toute leur valeur à l'entier asservissement de ceux dont le travail en fait la prospérité et la richesse. Ainsi, par une de ces contrariétés morales si frappantes, mais cependant si communes, ce que le commerce appelle l'abus, et les colons l'usage de la liberté, est réclamé par ceux dont toute la fortune repose sur le maintien de l'esclavage.

Il est infiniment délicat d'avoir à proposer et à prendre un parti entre deux intérêts qui se montrent si opposés, mais cependant il est impossible de ne pas se déterminer, et les circonstances démontrent chaque jour de plus en plus la nécessité d'une prompte décision. Dans une telle

(1) Voy. pièces justificatives, no 4. (2) Voy. pièces justificatives, no 5.

situation, nous allons vous présenter avec la plus exacte intégrité, avec l'impartialité la plus scrupuleuse, les considérations qui nous ont décidés, et qui nous paraissent devoir vous déterminer à adopter le parti que nous vous proposerons. Elles sont le fruit des plus mûres réflexions, de l'examen le plus approfondi, des éclaircissements et instructions que nous n'avons cessé de chercher à recueillir, soit auprès des personnes instruites dans cette matière, soit auprès des parties intéressées, dans les conférences multipliées que nous avons eues avec elles à ce sujet, soit enfin dans l'étude des principes et des décrets de cette auguste Assemblée.

La première, la seule question qui est soumise à votre jugement, et qui pouvait l'être, Messieurs, c'est de savoir, non pas si leur ile a été chèrement ou à bon marché approvisionnée, mais si elle l'a réellement été dans une proportion suffisante. Car on s'est plaint de disette, de famine, et ce n'est que subsidiairement que les réclamations se sont étendues jusque sur le prix de la denrée. Cependant, c'est sous le premier point de vue seulement que la réclamation pouvait être fondée, qu'elle pouvait intéresser votre humanité, détourner votre sensibilité de la position dans laquelle la France entière se trouvait et se trouve encore dans quelques provinces, malgré l'abondance de la récolte. Car les planteurs de nos iles, accoutumés à payer un peu cher, même dans un temps ordinaire, les farines qu'elles reçoivent de la métropole, ne se seraient pas plaints, ne se seraient pas flattés du moins de vous voir vous occuper de leur réclamation, si elle n'avait porté que sur une augmentation, quelle qu'elle fût, dans le prix d'une denrée qu'on ne pouvait alors se procurer en France, même au poids de l'or, en suffisante quantité. Nous sommes loin de penser qu'ils aient eu l'intention de profiter de la circonstance fâcheuse dans laquelle l'Etat se trouvait à cette époque, pour se soustraire en partie aux conditions jusqu'ici invariables du traité qui les unit à la métropole. Nous rendons justice à la pureté de leurs intentions et de leurs vues. Nous convenons que la position de la France, les défenses d'exportation momentanément prononcées, même pour nos îles, par quelques-unes des cours souveraines dans le ressort desquelles se font en grande partie les exportations qui sont destinées à leur approvisionnement, ont pu, ou dû même éveiller leur active sollicitude, sur la subsistance de leurs compatriotes; les nouvelles qu'ils ont pu recevoir, les renseignements qui leur ont été fournis, tout a concouru à entretenir et à augmenter leurs inquiétudes sur l'existence de leurs commettants, et ils ont fait ce que chacun de nous aurait cru devoir faire dans une pareille circonstance.

Mais des nouvelles moins fâcheuses, des états plus éxacts, ont fourni à votre comité des motifs de tranquillité sur l'approvisionnement de l'ile, à l'époque même qui avait si fort inquiété ses députés, et nous nous trouvons heureux d'avoir à présenter à votre humanité des données plus

rassurantes.

Vous n'avez pas perdu de vue, Messieurs, que la demande des députés de l'ile ne s'élève provisoirement qu'à 150,000 barils par an, ce qui fait 12,500 barils par mois. Or, il résulte de l'état joint à la lettre des deux administrateurs de l'ile, en date du 28 août, qu'il est entré dans ses ports pendant les 4 mois d'avril, mai, juin et juillet, 54,348 barils de farine tant françaises qu'étrangères; d'où on peut conclure qu'au delà de la

fourniture jugée nécessaire de 12,500 barils par mois, il y a eu un excédant de 4,348 barils. Si à cet excédant vous joignez le montant des expéditions qui ont été faites, seulement dans nos ports, depuis cette époque, et qui était de 7,400 barils au commencement de septembre, vous demeurerez convaincus que si l'état le plus constant des choses a été une cherté excessive (et par là on entend de 120 à 140 livres le baril de 180 livres pesant, ce qui n'est pas tout à fait le double de la valeur ordinaire), du moins l'île a été approvisionnée en quantité suffisante, jusques et au delà de l'époque à laquelle les députés de l'île ont craint et annoncé la disette comme extrême.

A la vérité cet état ne cadre point avec celui de M. du Chilleau; mais, pour se déterminer en faveur de celui envoyé conjointement par les deux administrateurs, votre comité a pensé que les raisons par lesquelles le commerce a combattu l'exactitude des états fournis par M. du Chilleau étaient sans réplique; et il a été convaincu que celui qui se trouvait joint à la lettre commune des deux administrateurs actuels, et d'une date postérieure, comportait avec lui des probabilités bien plus fortes que les premiers, fournis par l'ancien administrateur seul.

Une considération est encore venue à l'appui de ces motifs, et elle a paru déterminante à votre comité en faveur de l'exactitude de l'état envoyé par MM. de Peynier et de Marbois : c'est qu'il résulte de l'extrait des déclarations faites, dans les ports du royaume, des exportations pour Saint-Domingue, que, pendant les mêmes 4 mois, il en a été déclaré à cette destination 24,446 barils, quantité bien approchante de celle de 24,677, annoncée par l'état des deux administrateurs. Ce rapport entre des relevés faits à Saint-Domingue d'une part, dans nos ports d'une autre part, et non combinés entre eux, a paru à votre comité porter jusqu'à l'évidence les assertions du commerce et du ministre, sur les quantités de farines françaises importées dans l'ile pendant l'espace de temps dont il est question. Quant aux farines étrangères annoncées dans l'état, et formant avec celles de France le total de 54,348 barils, nous n'avons eu aucun moyen possible de faire la vérification de cette quantité; mais la véracité démontrée de partie de l'état, relativement aux farines françaises, nous a paru une bien forte présomption de son exactitude en ce qui concerne les farines étrangères. Ainsi, il nous a semblé prouvé que M. du Chilleau avait été induit en erreur pour les états qu'il a fournis, que celui de MM. de Peynier et de Marbois était parfaitement exact; d'où il résulte que pendant les mois d'avril, mai, juin et juillet, l'ile a été suffisamment approvisionnée de farines, qu'il y en avait même à cette époque un excédant, qui, avec les envois faits depuis par la métropole seule, a dù suffire à l'approvisionnement du mois suivant.

Nous pensons, Messieurs, que ces détails vous auront pleinement rassurés sur la subsistance de cette précieuse colonie, à l'époque pour laquelle on avait conçu et cherché à vous inspirer de si justes inquiétudes.

En effet, c'était beaucoup, c'était tout alors, que d'avoir du pain pour de l'argent, et l'ile n'en a pas manqué. Mais ses députés se plaignent qu'il était excessivement cher. Sans doute, il est facheux de payer à un prix excessif une denrée de première nécessité; mais ce qui est un malheur capital quand il est ressenti par ceux qui peuvent à peine fournir à leur subsistance rigoureuse

dans des temps où le pain n'a qu'une valeur ordinaire, n'est plus qu'une atteinte bien légère portée à la superfluité dans la fortune de l'homme opulent, ou très-aisé, pour lequel cet excédant de dépense n'est que d'une conséquence, pour ainsi dire, insensible. Or, telle est la position de tous ceux qui font ou font faire journellement usage de pain dans nos colonies ainsi ils vous paraîtront probablement peu fondés à se plaindre d'une augmentation momentanée de dépense nécessitée par la disette générale. Voyons pourtant si elle a été aussi considérable que vous l'ont peinte les députés de Saint-Domingue, si elle se trouve même dans une proportion relative à l'augmenta-tion que nous avons éprouvée, que nous éprouvons encore en France. Nous ne le pensons pas, et MM. les députés de Saint-Domingue en conviendront avec nous; car c'est à eux-mêmes que nous devons le calcul que nous allons vous présenter. Ils disent, dans leur réponse succincte au mémoire des commerçants des ports de mer (1), que dans les temps de meilleur marché, le pain coûte dans l'île, d'après le tarif prescrit par les ordonnances, 10 sols la livre, argent des iles, ce qui fait, argent de France, 7 sols 6 deniers; et, qu'actuellement que le baril vaut 150 livres et au delà, il coûte i sol l'once, c'est-à-dire, 10 sols 8 deniers, toujours argent de France. Or, il résulte de cette allégation que, malgré les contrariétés de toute espèce qu'on a éprouvées à faire l'approvisionnement de l'ile, le pain n'a cependant augmenté que d'un quart en sus de la valeur ordinaire; tandis que dans la métropole, à portée des secours, des ressources, des efforts de tout genre, il a plus que doublé. Penserez-vous à présent, Messieurs, que cette augmentation momentanée dans le prix ait été aussi considérable et soit aussi ruineuse pour la colonie, qu'on vous l'a représentée ? et si l'on veut s'arrêter un moment sur l'assertion du commerce et du ministre, que les ventes faites aux colons sont toujours à crédit et à long terme, que ce défaut de payement influe beaucoup sur la quotité du prix, dans un pays où l'argent produit aisément un revenu plus considérable qu'en France, et que tout coûterait infiniment moins à qui solderait comptant, on y trouvera peut-être la vraie, la seule raison de l'excédant du prix des denrées, et de leur valeur relative de l'île à la métropole.

Après les détails dans lesquels nous venons d'entrer, et malgré les résultats qu'ils présentent, nous sommes cependant bien éloignés, Messieurs, de penser, avec les députés des manufactures et du commerce de France, qu'il n'y a pas lieu à délibérer. Loin de nous, ah! loin de nous à jamais, Messieurs, la froide apathie, la coupable indifférence de ceux que des probabilités pourraient rassurer suffisamment sur l'existence de leurs semblables, de leurs frères. Nous sommes convaincus, au contraire, que jamais question ne vous fut présentée, qui méritât, de votre part, une plus mûre et plus sérieuse délibération; car les motifs de tranquillité sur la situation passée, n'existent pas dans la même certitude pour l'avenir.

Nous voilà donc enfin arrivés au terme où il faut vous proposer de statuer sur la demande des députés de Saint-Domingue. Avant de vous soumettre le décret que nous aurons, dans l'instant, l'honneur de vous présenter, il nous paraît nécessaire d'établir les principes suivants, qui, d'après

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tout ce qui a été dit dans ce rapport, ne nous semblent pas avoir besoin de développements ultérieurs le décret n'en sera que la conséquence.

Le premier point, incontesté comme incontestable, c'est qu'il faut que l'île soit approvisionnée, et qu'elle le soit sûrement.

Le second, c'est que cet approvisionnement soit fait, tant qu'il n'y aura pas d'inconvénient, de préférence par le commerce national; d'où il suit qu'il est à souhaiter, mais qu'il n'est pas indispensable et qu'on ne peut exiger que cet approvisionnement ait lieu à meilleur marché, ni même à un prix égal à celui de la métropole.

Le troisième, c'est qu'il est évident que la libre importation dans l'île par le commerce étranger, et le payement en retour, en toutes denrées des colonies, n'a pas produit, pendant le temps qu'il a eu lieu, l'effet que paraissent en attendre pour la suite les députés de l'île, celui d'une plus abondante fourniture, et d'une modération dans le prix des farines.

L'induction de cette conséquence résulte encore, Messieurs, et du tableau des importations fourni par les deux administrateurs actuels, et du prix auquel les farines se sont vendues dans l'île, en juin, juillet et août, d'après les lettres adressées au ministre, au commerce, aux députés de l'île.

Vous vous rappelez, Messieurs, que c'est au 27 mai qu'a été rendue l'ordonnance du marquis du Chilleau, dont les députés réclament que vous confirmiez les dispositions. C'est donc tout au plus dans le mois de juillet qu'on a pu se ressentir de ses effets. Eh bien! Messieurs, il résulte de ce même tableau que je viens de vous citer, qu'en juillet, dans les temps où on pouvait importer et exporter librement par les dix ports d'amirauté toute espèce de denrées, il n'a été introduit dans l'île que 4,308 barils de farines étrangères pendant qu'en mai, il en avait été importě 11,778; en juin 10,399, toujours seulement d'étrangères.

Il est aussi prouvé que c'est en juillet et août que les farines ont été le plus chères, en août surtout, où l'arrêt de cassation de l'ordonnance du marquis du Chilleau n'avait encore pu être connu ni aux iles ni à l'Amérique, mais où on avait eu alors le temps de profiter, pour les spéculations sur la fourniture, de facilités et d'avantages que ne présentait point, que n'a jamais présenté le commerce des autres nations, dont aucune ne pouvait rivaliser avec l'île sur la préférence pour les approvisionnements. Les avantages et les ressources d'une ordonnauce dont on vous a si fort vanté la sagesse ne nous ont pas paru démontrés d'après ces résultats, et votre comité ne pense pas devoir vous engager à faire droit à la demande des députés de l'île.

En effet, il a considéré que s'il est de votre devoir d'assurer invariablement la subsistance de colonies dont les relations avec la métropole, calculées dans des rapports aussi étendus que les bénéfices communs qui en sont les résultats, sont également avantageuses aux iles et à ce royaume, il n'est pas moins de votre justice de conserver à la nation ses avantages et ses bénéfi-ces commerciaux, qui font la base de la prospérité de ses arts, de ses manufactures, et le príncipe de l'occupation de tous ceux qui y sont employés, dont le travail est le seul patrimoine;

Que l'ordonnance du marquis du Chilleau, en date du 27 mai, dont les députés de l'ile de Saint-Domingue sollicitent provisoirement le rétablissement, indépendamment de ce qu'elle ne lui paraît point avoir été nécessitée par les circon

stances, n'a pas été justifiée par le succès, ce qui même n'aurait pu faire excuser l'atteinte qu'une partie de ses dispositions portait aux lois commerciales du royaume, et dont le commerce national ne manquerait pas de ressentir les funestes effets, par l'annihilation ou du moins le ralentissement du travail dans tous les ports et manufactures du royaume;

Que, si le régime auquel les colonies ont été soumises jusqu'à cette époque comporte des inconvénients ou des abus, il trouvera sa réformation dans la régénération générale à laquelle elles auront l'avantage de participer avec toutes le provinces françaises, et dont elles ont déjà ressenti les heureux effets par l'admission de leurs députés à l'Assemblée nationale; mais que votre prudence doit vous interdire d'autoriser, même provisoirement, un système qui, sans être dicté impérieusement par les circonstances, n'en deviendrait pas moins subversif de tous les anciens principes d'administration, par lesquels il est indispensable que toutes les provinces françaises continuent d'être régies, jusqu'à ce que l'Assemblée nationale ait adopté et fixé les bases générales et uniformes de la constitution; et que le maintien, comme la conséquence de ces principes, a nécessité la conduite du ministre et dicté l'arrêt de cassation du 23 juillet;

Que si, en supprimant votre comité des subsistances, vous avez annoncé l'intention de ne vous livrer à aucun des détails particuliers de cette branche d'administration, vous ne pouvez, sans déroger à vos principes, vous occuper de ceux dans lesquels vous jetterait la demande provisoire des députés de Saint-Domingue; mais que vous avez, dans vos décrets généraux, relatifs à cet objet important de la sûreté, de la tranquillité et de l'existence publiques, statué d'une manière spéciale sur l'approvisionnement des colonies, et mis autant qu'il était en vous le pouvoir exécutif à même d'y pourvoir, en maintenant l'exécution des dispositions qui y sont relatives; enfin, que tout ce qu'on peut solliciter de vous, et ce qu'on a droit d'attendre de votre justice, c'est de l'autoriser en outre à employer, par lui ou par ses agents, les moyens que les circonstances pourraient nécessiter, moyens qu'il serait injuste et dangereux de mettre les habitants de l'ile dans la nécessité de venir réclamer à dixhuit cents lieues de leur domicile, et qui d'ailleurs, ne pouvant tirer leur efficacité que de la célérité avec laquelle ils doivent être employés dans l'occasion, cesseraient aussi d'être justes, s'ils étaient jamais prolongés au delà du besoin qui en aurait nécessité l'usage.

Voici en conséquence, Messieurs, le décret que nous vous proposons:

L'Assemblée nationale renvoie les députés de Saint-Domingue au pouvoir exécutif, pour qu'en maintenant Texécution des décrets de l'Assemblée relatifs aux subsistances et particulièrement aux dispositions qui peuvent concourir à l'approvisionnement des colonies, il tienne la main à ce qu'il ne soit apporté aucune opposition aux envois qui pourraient leur être destinés de la métropole;

Que le pouvoir exécutif demeure en outre autorisé à prendre par lui, ou par les agents, sur le lieu, toutes les mesures nécessaires et qu'il croirait les plus efficaces, suivant les différentes circonstances, pour, en ménageant autant qu'il sera possible les intérêts du commerce national, assurer invariablement l'approvisionnement de l'ile;

Que sur le surplus des demandes des députés de l'île, et en particulier sur les plaintes par eux faites de l'administration du ministre de la marine dans cette occasion, et en ce qui concerne la colonie, elle déclare qu'il n'y a lieu à délibérer.

Ce rapport de la section des six du comité d'agriculture et de commerce, a été soumis à ce comité complet, dans son assemblée du 5 de ce mois et il l'a adopté à l'unanimité. Cette approbation justifie les expressions « votre comité » employées quelquefois dans ce rapport.

N° I.

ECLAIRCISSEMENTS

Sur la demande de MM. les députés de SaintDomingue.

MM. les députés de Saint-Domingue ont adressé, le 30 juillet dernier, au ministre de la marine, plusieurs demandes relatives à cette colonie. Elles ont été mises le 9 août sous les yeux du Roi et de son conseil.

Ils y désiraient spécialement l'introduction, pendant deux ans, des farines par l'étranger dans tous les ports d'amirauté, attendu la disette des blés dans l'intérieur du royaume, et la défense d'en porter dans les colonies.

Le Roi et son conseil n'ont pas cru devoir statuer sur cet objet:

1o Parce qu'en cas de disette, il est, pour subvenir aux besoins des colonies, d'autres moyens légaux, usités, plus prompts, et dont l'expérience a prouvé l'efficacité;

2. Parce que l'admission des navires étrangers dans dix des ports de Saint-Domingue, en favorisant la contrebande, porterait un préjudice considérable au droit dont jouit depuis longtemps le commerce national, et intéresserait essentiellement les rapports de la colonie avec la métropole.

La distance qui nous sépare des îles Sous-leVent, le peu de connaissance qu'ont des lois coloniales et du régime de nos possessions éloignées, beaucoup de personnes, d'ailleurs trèséclairées, exigent que j'entre dans quelques détails sur ces deux considérations qui ont arrêté le conseil de Sa Majesté.

Plusieurs denrées et divers comestibles peuvent être licitement apportées à Saint-Domingue dans les trois ports d'entrepôt (le Cap, le Portau-Prince et les Cayes) par les navires venant de l'étranger; les colons n'ont droit de lui payer ce qu'ils ont acheté de lui, qu'en argent ou en marchandises importées de la métropole, ou par la vente de leurs sirops et tafias.

L'introduction des farines et du porc salé a été réservée au commerce national, et fait partie du privilége exclusif dont il jouit; il a seul, d'ailleurs, le droit de vendre aux colons toutes les marchandises dont l'importation n'est pas expressément permise à l'étranger; et quant à l'exportation (sì l'on excepte les sirops et tafias), toutes les productions coloniales doivent lui être livrées, et reversées par lui dans les ports de la métropole.

Des fléaux imprévus, et la disette qu'ils occasionnent, ont néanmoins plus d'une fois forcé le gouvernement à permettre que les bâtiments étrangers introduisissent dans les ports d'entrepôt plusieurs denrées de première nécessité, et spé

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