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L'Assemblée a chargé son président de présenter incessamment au Roi ce décret, en le suppliant de le revêtir de sa sanction.

M. Rewbell. Le projet de décret est contraire à l'article constitutionnel qui permet à tous les citoyens de s'assembler, même en armes, pour faire des pétitions.

M. Emmery. Je propose de dire que les citoyens enrôlés ne pourront s'assembler, sans l'ordre de leurs chefs, pour tout ce qui regarde le service militaire.

M. Laurendeau, député d'Amiens. Je réclame avec instance l'adoption du projet de décret tel qu'il vous a été proposé. Si vous ne vous hâtiez de prendre des précautions, vous causeriez certainement une insurrection sanglante dans une ville où plus de 18.000 ouvriers sont presque sans ouvrage depuis la conclusion du traité de commerce avec l'Angleterre.

L'Assemblée prononce la question préalable sur l'amendement et adopte le projet de décret, sans modification.

M. le Président. L'Assemblée reprend maintenant la suite de la discussion sur les impositions de Bretagne.

Le comité propose de généraliser le décret et de le rendre applicable à tous les pays d'Etats.

M. Gérard, député de Bretagne, fait une motion pour la suppression des droits de détail et la répartition de leur produit sur toute la province, sans distinction, par un autre impôt représentatif.

Cette motion est applaudie et ajournée.

M. Camus propose de renvoyer le décret au comité des finances pour présenter un mode d'impôt uniforme sur les châteaux et les maisons de campagne.

M. le comte Lévis de Mirepoix. Pourquoi s'écarter de l'objet remis à votre délibération? ll ne s'agit en ce moment que de la Bretagne; ne sortons pas de cette question.

Cet avis est vivement appuyé.
Le décret suivant est rendu :

« L'Assemblée nationale, instruite que les anciens Etats de Bretagne ont donné aux commissaires intermédiaires, pour l'administration de la province, des pouvoirs qui doivent expirer le 31 décembre présent mois, et n'ont prorogé que jusqu'à cette époque la régie des impôts connus en Bretagne sous le nom de devoirs, impôts, billots et droits y joints; considérant que le travail de l'organisation des municipalités et des assemblées de département sera incessamment terminé; que néanmoins il est presque impossible que les assemblées de département soient réunies en activité le 31 de ce mois; qu'il est par conséquent nécessaire de veiller à ce que la province de Bretagne ne soit pas sans administration, et à ce que la perception de ses impôts ne soit pas interrompue;

« A décrété les articles suivants :

« Art. Ier. Les commissaires intermédiaires nommés par les anciens Etats de Bretagne, continueront leurs fonctions jusqu'à ce que les assemblées administratives soient réunies, et qu'elles puissent établir le régime d'administration fixé par la contitution. Les commissaires veilleront aux affaires

de la province de Bretagne; l'Assemblée leur continue, à cet égard, tous les pouvoirs nécessaires.

« Art. 2. Les commissaires additionnels nommés par la délibération du 16 février dernier, pour concourir à l'administration, sous le bon plaisir du Roi, se réuniront, dans tous les évêchés, aux autres commissaires actuellement en exercice; et, comme il n'y a plus de distinction d'ordres en France, les ordonnances des commissions seront valables, et auront leur exécution dès qu'elles auront été prises en commission, et seront souscrites de trois commissaires indistinctement, tous règlements contraires demeurant abrogés.

Art. 3. Lesdits commissaires intermédiaires procéderont à la confection des rôles d'impositions de 1798, par un seul et même rôle, sur toutes personnes indistinctement pour les impôts personnels, et de même sur tous les biens-fonds pour les impositions réelles. Ils procéderont pareillement à la confection du rôlé supplétif sur les cidevant privilégiés, ordonné par l'Assemblée nationale pour les six derniers inois de 1789.

«Art. 4. Le trésorier des Etats de la province de Bretagne payera comme au passé les arrérages des rentes constituées sur les états, les appointements, et même les gratifications ordinaires accordées aux commis de leur administration, et à leurs ingénieurs, les ordonnances pour payement des travaux faits et à faire en la présente année pour compte de la province, et tous autres payements pour traitements, pensions et gratifications, demeureront suspendus jusqu'à ce qu'il en ait été autrement ordonné.

Art. 5. Tous les octrois des villes de Bretagne continueront d'être perçus comme au passé, jusqu'à ce qu'il ait été statué à cet égard par l'Assemblée nationale, mais sans aucun privilége, exemption, ni distinction de personne.

« Art. 6. L'Assemblée nationale proroge pour un an, à compter du premier janvier prochain, la régie des impôts connus sous le nom de « devoirs, impots, billots, » et autres droits y joints, pour être faite ainsi et de la même manière qu'en 1789 par les régisseurs actuels, suivant le renouvellement de leur soumission, sans nouvelle prestation de serment par les commis, aux exceptions seulement ci après:

1° L'eau-de-vie sera distribuée à toutes personnes indistinctement aux bureaux de la régie, et en telle quantité qu'elles le désireront, à raison de 50 sols le pot, faisant deux pintes mesure de Roi. Personne ne pourra acheter de l'eau-de-vie, ni en pièces ni en bouteilles, ailleurs qu'auxdits bureaux de la régie, ni en introduire en Bretagne, si ce n'est pour le commerce maritime ou en transit; ceux qui fabriquent des eaux-de-vie pourront en destiner à leur usage les quantités qu'ils jugeront convenables, en le déclarant aux bureaux de la régie, et en payant, lors de leurs déclarations, le droit de 20 sols par pot. Payeront également les marchands grossiers le droit de 20 sols par pot d'eau-de-vie employé à leur consommation seulement; et en cas qu'ils veuillent cesser le commerce d'eau-de-vie, sera tenu le régisseur de prendre leur reliquat au prix marchand, au moment qu'ils auront fait leurs déclarations.

2° Sans rien changer aux dispositions de l'article 61 du bail des anciens Etats de Bretagne, les liqueurs étrangères, introduites dans la province pour y être consommées, seront assujetties, à un droit unique de 20 sols par pot lors de leur entrée en cette province. Il n'en sera introduit

qu'en vertu de permis des directeurs qui les délivreront sans frais, et ne pourront en refuser à personne.

3° L'article 79 du bail des anciens Etats de Bretagne, est supprimé en ce qu'il a de contraire aux précédents décrets de l'Assemblée nationale.

« 4° Aucun individu, aucune ville ou communauté, ne pourront, à l'avenir, prétendre droit de banc et étanche; ce privilége demeure supprimé, sans exception, par le présent décret, sauf indemnité, s'il y a lieu, et ainsi qu'il sera vu appartenir.

<< 5° Les exemptions de devoirs ci-devant accordées, par l'article 33 du bail, aux concierges et buveliers de divers tribunaux et de la chancellerie, sont également supprimées.

« Art. 7. M. le président de l'Assemblée nationale se retirera très-incessamment vers le Roi pour demander à Sa Majesté la sanction du présent décret. »

M. le Président lève la séance, et l'ajourne à lundi 14, à neuf heures du matin.

1re ANNEXE.

à la séance de l'Assemblée nationale du 12 décembre 1789.

MÉMOIRE HISTORIQUE ET JUSTIFICATIF DE M. LE COMTE D'ALBERT DE RIOMS, sur l'affaire de Toulon (1).

Je suis parvenu par quarante-six années de bons services, à la tête de mon corps. Le Roi m'a honoré du commandement de ses escadres. Il m'a confié depuis cinq ans l'administration d'un de ses principaux ports, et les témoignages de bonté et de satisfaction que Sa Majesté m'a donnés en diverses occasions, me donnent le droit de croire que je ne me suis point montré indigne de la confiance qu'elle a daigné mettre en moi.

Cependant, sans délit comme sans accusation, sans formes juridiques quelconques, j'ai été traité ainsi que les principaux officiers à mes ordres, comme si nous avions été convaincus des plus grands crimes.

Outragés d'une manière qui n'a pas d'exemple, on a dû s'attendre que nous élèverions la voix pour nous plaindre. Oui, sans doute, nous devons le faire; mais avant que d'entrer dans le détail des injustices contre lesquelles nous avons à réclamer, il m'importe de remonter à l'origine des troubles qui depuis plus de neuf mois agitent la ville de Toulon. Je veux mettre sous les yeux de mes juges, et surtout sous ceux du public, la conduite que j'ai tenue depuis le 23 mars dernier, époque du premier tumulte. On verra quels sont mes principes et si je m'en suis départi; on jugera si l'homme qui, sans mission expresse, dans plusieurs occasions s'est toujours mis en avant pour maintenir l'ordre ou rétablir la tranquillité, et qui n'a jamais craint de s'opposer aux méchants qui cherchaient à les troubler, est un mauvais, un dangereux citoyen. J'ai rendu compte de ces troubles à mon ministre, dans un temps où ma conscience ne me laissait pas craindre que j'eusse

(1) Le mémoire de M. le comte d'Albert de Rioms n'a pas été inséré au Moniteur.

1re SÉRIE, T. X.

| jamais besoin de me justifier. Ces comptes sont authentiques; les originaux doivent exister dans les bureaux de la marine; je porterai d'ailleurs au soutien les témoignages de satisfaction et de reconnaissance, qu'en divers temps la municipalité de Toulon m'a donnés; on jugera par eux du cas qu'on doit faire des inculpations dont elle me charge aujourd'hui. Je vais donc commencer ma justification par l'exposé des comptes officiels rendus par moi à l'occasion de la première émeute; ensuite je donnerai l'historique de tout ce qui s'est passé jusqu'à l'étonnante catastrophe du 1er décembre.

Lettre à M. le comte de La Luzerne, du 24 mars 1789.

<< Monseigneur,

« Hier, dans l'après-midi, les rédacteurs des cahiers du tiers s'étant assemblés, il survint dans la salle de l'hôtel de ville, lieu de l'assemblée, quelques femmes qui s'écrièrent qu'il fallait assom mer M. Lantier, ancien consul, l'un des rédacteurs et M. Baudin, secrétaire de l'hôtel de ville, et qui en cette qualité a la plus grande influence dans l'administration des revenus de la ville. Vainement les valets de ville voulurent faire sortir ces femmes dont le nombre devint bientôt plus considérable, et auquel quelques hommes s'étaient joints. On fut demander du secours dans un poste voisin; il en vint 8 soldats qui furent désarmés à l'instant et bientôt le trouble fut extrême. La générale fut battue; un des régiments qui composent la garnison se porta sur la place de l'hôtel de ville, pleine d'une populace effrénée qui disait vouloir absolument massacrer MM. Lantier et Baudin, réfugiés pour lors dans un cabinet dont on m'a assuré qu'un homme armé d'un fusil avait eu le courage de défendre la porte. Pendant ce temps, ou à peu près, un semblable attroupement eut lieu devant le palais épiscopal; les mutins entrèrent dans les cours, s'emparèrent de la voiture de M. l'Évêque, la mirent en pièces et furent en jeter les débris dans le port; je ne sais point encore quels ont été les autres excès commis dans ce palais. Les mutins de l'hôtel de ville n'y trouvant plus rien à détruire (MM. Lantier et M. Baudin ayant, je ne sais comment, trouvé le moyen de leur échapper), furent à la maison du dernier, qu'il dégradèrent. Ils en arrachèrent jusqu'aux balcons et aux fers des fenêtres. Vous serez sans doute étonné, Monseigneur, que de pareils excès se soient commis dans une ville de guerre, où il n'y a pas moins de 3,000 hommes de troupes et un corps considérable d'officiers. Je sens que je me dois une justification, j'espère que vous la trouverez dans le détail particulier de la conduite que moi et tous ceux qui sont à mes ordres ont tenue.

« J'étais sorti de la ville à 4 heures après-midi; à 5 ont vint me dire qu'on battait là générale, que les portes étaient fermées, et qu'il y avait ordre de me laisser entrer. On me dit en entrant que M. de Coincy me priait de passer chez lui; j'y courus: il me dit l'état de choses tel qu'on lé lui avait rendu. MM. Lantier et Baudin'étaient morts, disait-on. J'offris à ce commandant tous les secours qui dépendaient de moi il avait déjà demandé qu'une partie des canonniers matelots fût se mettre en bataille sur le quai de la Patache. Je sortis sur-le-champ pour donner des ordres en conséquence, et après m'être assuré à la porte de l'arsenal que M. du Castellet y était, et qu'il avait six compagnies de nos canonniers sous les armes, je m'acheminai vers l'hôtel de 34

ville, où je savais qu'était le foyer de la révolte. J'étais accompagné de sept à huit officiers. Nous nettoyâmes, chemin faisant, le quai de la foule qui le chargeait. Je fis arrêter une femme qui nous injuria comme nous passions. Arrivé à l'hôtel de ville, j'en trouvai les avenues occupées par le régiment de Dauphiné; mais la maison était pleine de mutins. Il y en avait encore à la porte qui ne pouvaient entrer; ils me reçurent avec des cris de Vive le Roi! Vive d'Albert! Je débutai par demander aux officiers pourquoi ils souffraient cette populace au milieu d'eux et ne faisaient pas vider la place; leur réponse fut qu'ils n'avaient ordre que de rester sous les armes, en occupant le terrain sur lequel ils étaient. Mais savez-vous que MM. Lantier et Baudin sont assassinés; mais savez-vous que dans ce moment-ci on égorge peutêtre M. l'Evêque? -Nos ordres sont précis et je ne puis m'en écarter,» reprit le commandant. Ålors je lui dis: « Je vais entrer dans l'arsenal et donner les miens, pour que tous ceux qui dépendent de moi en fassent autant, sauf les douze compagnies de canonniers qui sont sur le quai, et qui resteront aux ordres de M. de Coincy. » J'y rentrai effectivement, et je trouvai qu'on avait grande peine à contenir les ouvriers, qui tous demandaient à grands cris de sortir. Je fus même obligé de faire arrêter deux des plus mutins, cependant l'Hôtel de Ville était abandonné, et les troupes envoyées au palais épiscopal étaient venues à bout d'en déloger les mutins. C'est alors qu'ils furent à la maison de M. Baudin, où tout fut brisé et pillé; enfin le désordre paraissant cesser, je fis demander à M. de Coincy s'il croyait qu'il y eût quelque inconvénient à laisser sortir les ouvriers. Il était 8 heures; les femmes attroupées à la porte demandaient leurs maris. M. de Coincy me fit répondre que je le pouvais. Alors M. de Montigny, lieutenant de vaisseau, vint me dire que sa femme, qui habite le second étage de M. Baudin, était mourante d'effroi. J'y fus tout de suite, suivi de plusieurs officiers. Les mutins occupés à démenager les meubles de M. Baudin, se rangèrent pour nous laisser passer. Il avaient respecté l'appartement de madame de Montigny, et nous l'en retirâmes sans aucune peine: je retournai à l'arsenal où tout était tranquille et dans l'ordre accoutumé, sauf les postes qui étaient doublés. Je fus de là chez M. de Coincy, pour le prévenir que de la maison de M. Baudin on irait à celle de M. Lantier. Un peu de lenteur dans l'ordre que ce général donna pour prévenir ce projet, donna le temps aux mutins de dévaster le rez-de-chaussée; mais ils abandonnèrent la partie à l'arrivée des troupes.

Tel est, Monseigneur, le détail des désordres d'hier que je viens de vous faire à plusieurs reprises, étant sans cesse interrompu je vais à présent vous rendre compte de ce qui s'est passé aujourd'hui jusqu'à 10 heures du matin, qui est celle où j'écris. La cloche pour les ouvriers sonnée et l'arsenal ouvert, beaucoup d'ouvriers ont refusé d'y entrer, et mêlés aux étrangers et paysans qui se trouvent dans la ville, le désordre a recommencé. Peu contents d'avoir tout enlevé chez M. Baudin, on a voulu détruire la maison; la générale a battu; mais les troupes assemblées ne l'ont été que pour être spectatrices du tumulte; il n'y a eu qu'un seul endroit où il y ait eu des coups donnés et deux hommes tués ou fortement blessés. Des deux divisions, j'en ai fait assembler une sur le champ de bataille et l'autre dans l'intérieur de l'arsenal: j'ai envoyé une garde au Trésor de la marine, ainsi qu'à la caisse des Invalides; et

comme la boulangerie est hors de la ville, j'y ai envoyé 50 hommes, ayant tout à craindre d'une multitude de peuple qui est hors des portes. M. de Coincy vient de faire battre la retraite, j'en fais autant; mais je ne réponds pas que le désordre ne se réveille. Le peuple connait trop qu'on le ménage, et je ne puis m'empêcher de penser que l'impunité est poussée trop loin; si l'ordre se rétablit d'une manière durable, on le devra aux soins de quelques honnêtes citoyens qui cherchent à calmer.

« Il est certain, Monseigneur, quele tumulte vient des torts que le peuple suppose à la municipalité; mais le mécontentement des ouvriers qui ne sont pas payés, est à présent ce qui doit le plus nous faire crainnre. M. Mallard, imprimeur, vient d'offrir à M. Possel 20,000 écus qu'il fera distribuer. Je souhaite que ce lénitif suffise. Le pain était à environ 5 sols la livre (poids de marc). L'hôtel de ville l'a fait publier à 3 sols; mais en aura-t-on ? Qui voudra en fournir à ce prix? Voilà l'état des choses; excusez la précipitation avec laquelle je vous écris; je n'oublierai pas que je dois particulièrement mes soins à l'arsenal. Les ouvriers qui sont entrés ce matin en sortiront à midi pour aller diner comme à l'ordinaire. Ce sont les gens sages qui y sont, et en les y retenant, comme on me le conseillait, je craindrais de réveiller l'effervescence, celle des femmes surtout, la plus difficile à éteindre. Je n'ai pas le temps de garder une copie de ma lettre. Aurez-vous la bonté de m'en faire une et de me l'envoyer? Je ne dois pas finir sans vous dire que j'ai été très-content des officiers à mes ordres. Je suis, etc., etc. »

« Signé : D'ALBERT de Rioms. »

Au même, du 5 mars 1789.

Monseigneur, j'apprends dans le moment qu'on fait partir un courier pour Aix, et j'en profite pour vous rendre compte que tout est tranquille dans ce moment-ci. Hier, dans l'après-midi, la bourgeoisie, dont plusieurs membres ont peutêtre à se reprocher d'avoir fomenté, ou plus encore d'avoir suscité le trouble, voyant plusieurs maisons saccagées et une troupe de misérables rançonnant les gens aisés, sous le prétexte le plus léger, et avec une audace qui ne se conçoit pas, craignirent sans doute d'être à leur tour victimes du désordre, et vinrent offrir au commandant leur secours pour le faire cesser; des patrouilles se formèrent sur les quatre à cinq heures, et dès lors il ne se commit plus d'excès. Je désire que tout soit fini là; mais les effets de l'impunité ne paraissent bien à craindre; que ne peut oser la populace des villes qui n'ont point de garnison, lorsqu'elle saura ce qui s'est passé à Toulon aux yeux de 4,000 hommes sous les armes?

« M. Possel a trouvé à emprunter de quoi donner un mois de paye aux ouvriers de l'arsenal, et la distribution s'en est faite ce matin; j'ai jugé, comme lui, que c'était le cas de faire l'impossible pour n'avoir pas tort avec eux, étant bien décidé à punir avec sévérité ceux qui parmi eux, se rendront coupables. C'est d'après ce principe que j'ai chassé de l'arsenal les deux ouvriers qui me mirent dans le cas, avant- hier au soir, de les faire emprisonner. Je suis, etc.

P.S. J'apprends que le château de Sollier, terre à 3 lieues d'ici, appartenant à M. de Forbin, a été pillé hier.

Il y a eu une émeute à la Seyne qui a eu des suites. M. de Coincy y envoie des troupes; mais

si l'on y fait, comme ici, qu'elles ont des ordres très-précis de ne point agir, je ne vois dans cet envoi qu'une nouvelle humiliation; car, à coup sûr, les mutins ne manqueront pas de s'en moquer. »

Au même, 26 mars 1789.

« Monseigneur,

« Hier, au départ du courrier dépêché à Aix, tout était à peu près tranquille; on l'a été le resté du jour et pendant la nuit. Les patrouilles de la bourgeoisie, jointes aux soldats, ainsi que celles que j'ai fournies en ouvriers de l'arsenal, sur la demande des consuls, n'ont eu qu'à se promener dans les rues, et à y ramasser quantité d'effets volés, dont la crainte des recherches a engagé les voleurs à se débarrasser à la faveur de la nuit. Dans ce moment-ci (neuf heures du matin) on fait publier le pain, qui, le jour de l'émeute, avait été réduit à 2 sols la livre, à 2 sols 1/2. On peut espérer que cette proclamation ne produira pas sur-le-champ un nouveau soulèvement, attendu que ce prix est encore fort au-dessous de la proportion qu'il doit y avoir entre celui du pain et celui du froment, mais il y a à craindre, dans ce bas prix du pain, un double inconvénient, celui de rendre les approvisionements de blé difficiles, et celui d'attirer des campagnes et des villages voisins des consommateurs. De plus, la fermentation générale du peuple se manifeste de toutes parts. Les municipalités de cinq ou six communautés sont venues demander du secours à M. de Coincy partout on se révolte contre l'administration arbitraire, et peut-être coupable, de ces municipalités. M. de Coincy est malade, il a 80 ans; il a des instructions timides, et que peutêtre il suit encore avec trop de réserve. Je lui ai offert et donné tous les secours qui peuvent se donner sans intéresser la sûreté de l'arsenal. Il est réellement à plaindre de se trouver chargé d'une besogne au-dessus des forces d'un homme vieux et malade.

Quant au département de la marine, M. Possel doit vous rendre compte, et du mois qu'il a payé aux ouvriers, et des efforts qu'il va faire pour ramasser de quoi donner des à-compte sur les désarmements de l'année dernière. La misère est extrême; le pain, à 2 sols 1/2 la livre du pays, revient à 3 sols la livre, poids de marc. Nous allons être forcés, par les arrangements économiques qu'il nous faut prendre, en conséquence de vos ordres, sur la quotité des dépenses pour l'année courante, à n'ouvrir l'arsenal que quatre jours par semaine. Vous sentez, Monseigneur, combien cette mesure doit me coûter dans la conjoncture présente; mais elle est absolument nécessaire pour répondre en partie à vos vues, car je dois vous prévenir que je ne vois pas qu'il y ait de possibilité à les remplir entiè rement, mais je ne puis aujourd'hui entrer dans le détail des obstacles qui s'y opposent, ayant à peine le temps d'écrire en courant. M. de Coincy, alarmé sur le projet qu'on lui a dit que des paysans avaient formé, de couper les eaux de la ville et des moulins qui en dépendent, me demande cinquante hommes pour s'y opposer. Je viens d'en donner l'ordre, et je finis pour en presser l'exécution. Je suis, etc. »

Au même, ce 27 mars 1789.

<< Monseigneur.

Il ne s'est rien passé de nouveau depuis hier relativement à l'intérieur de la ville; mais rien n'est plus alarmant que l'effervescence qui gagne dans le reste de la province. Une lettre d'Aix nous apprend que tout y est en combustion je n'entreprends pas de vous en donner des détails, qui, je l'espère, sont exagérés, et que vous aurez sans doute reçus directement. Je crois pouvoir vous promettre que nos efforts et nos soins sauront maintenir là tranquillité et dans la ville et dans l'arsenal.

« Je suis, etc. »>

Au même, du 28 mars 1789.

<< Monseigneur,

Rien de nouveau à Toulon, et rien qui, pour le moment, puisse y faire craindre de nouveaux troubles, mais ils deviennent toujours plus sérieux dans les environs. M. de Caraman demande à M. de Coincy une partie de sa garnison, dont je crois qu'en effet nous pouvons très-bien nous passer. Il me semble qu'il est plus que temps d'agir. L'inaction des troupes, jusqu'ici, a eu le plus mauvais effet; elles en sont véritablement humiliées et avilies, et la populace ne devient tous les jours que plus insolente je dis la populace, car la saine partie du peuple voit le danger de l'anarchie, et en est justement effrayée. Je ne doute pas, si le gouvernement tarde à agir rigoureusement, que la révolte contre les nobles devenue générale, ne soit portée aux dernières extrémités, ce ne seront pas seulement les nobles qui en souffriront, tous les gens riches peuvent s'attendre à être traités en ennemis par une multitude effrénée, ivre de l'impunité dont elle jouit. Je vous dis, Monseigneur, les choses comme je les vois; la douceur devient faiblesse, et tout est perdu si on s'obstine à ne pas sévir: et qu'on y prenne garde, ce qui eût été très-aisé dans le commencement, va devenir de jour en jour plus difficile, par le nombre des coupables qui augmente continuellement. Les tribunaux sont sans force et sans courage; il s'agit de leur redonner l'un et l'autre. Des troupes bien commandées pourront seules en venir à bout. « Je suis, etc. »

Au même, du 29 mars 1789.

⚫ Monsieur le comte,

« Je crois devoir profiter du calme où nous sommes pour vous rendre compte, à tête reposée et plus en détail que je ne l'ai fait jusqu'ici, des causes du désordre et des effets qu'on peut encore en craindre.

« Les liens de la subordination, dans tous les Etats, tendent de plus en plus à se relâcher; la faiblesse d'un côté se communique de proche en proche, tandis que de l'autre, l'audace augmente et rend capable de tout oser. L'opiniâtreté des seigneurs de fief à soutenir la constitution provençale, et leur refus d'acquiescer aux lettres de convocation pour les Etats généraux, en révoltant toute la province, l'ont mise dans un état de

fermentation dont on aurait dû prévoir les effets. C'est dans cette disposition du peuple que les assemblées préparatoires à l'élection des députés aux Etats généraux se sont formées, et c'est alors que les brouillons ont eu beau jeu à animer les paysans, en leur présentant leurs seigneurs comme des gens durs, qui, par toutes sortes de moyens, voulaient s'opposer au bien que le Roi veut leur faire; des circonstances malheureuses, telles qu'un biver rigoureux et long, la cherté de toute espèce de consomination, et la diminution du travail qui en est la suite, ont concouru à rendre le peuple plus susceptible de s'enflammer. Et voilà comme presque dans un instant le feu a été mis aux quatre coins de la province. Les paysans une fois soulevés, ceux mêmes qui les ont lancés ne peuvent plus être les maîtres de les arrêter. Je n'ai jamais douté qu'ils ne se fussent contentés dans les commencements de la renonciation des ordres privilégiés aux exemptions pécuniaires. Aujourd'hui c'est la suppression totale des droits seigneuriaux qu'ils demandent; et cette idée s'est si bien mise dans leur tête, qu'une force majeure peut seule l'en ôter. Ce n'est pas tout; non contents de former de pareilles prétentions et de s'y conformer d'avance, en cessant de payer, ils ont en plusieurs endroits voulu punir leurs seigneurs, et, à cet effet, ils ont pillé et détruit leurs châteaux. Cette opération s'est faite à Solliez et au Revest avec un sangfroid qui mérite d'être cité. On y a forcé les consuls à se revêtir de leur chaperon et à donner le premier coup de marteau pour briser les armoiries du seigneur les habitants du Revest out ensuite député les leurs à la communauté de Toulou, pour lui signifier qu'ils détruiraient les moulins et rompraient le cours des eaux qui prennent leur source dans leur territoire, si l'on ne leur accordait pas la franchise de la mouture, ce qu'on a eu garde de refuser.

Tout cela, monsieur le comte, s'est fait sans que personne fût à même de l'empêcher : vous sentez que le cas à Toulon était bien différent. Je ne répéterai point ici ce que j'ai eu l'honneur de vous dire dans le premier compte que je vous ai rendu, mais je dois tâcher de vous développer la véritable el première cause de l'émeute, ainsi que les circonstances qui en augmentent le danger.

L'administration de l'hôtel de ville, très-vicieuse en elle-même, était depuis longtemps odieuse aux habitants. C'étaient deux ou trois particuliers, soutenus, assure-t-on, par les bureaux de l'intendance, qui gouvernaient despotiquement; et les consuls, pris annuellement dans un cercle étroit de gens médiocres, laissaient aux premiers toute l'autorité. La bourgeoisie a voulu profiter des circonstances pour secouer le joug elle a proscrit les individus dont elle croyait avoir à se plaindre, et elle a osé confier sa vengeance à une populace ameutée, que l'inaction des troupes et l'impunité, ont ensuite enhardie à tout oser : elle se serait portée aux plus grands excès, si les bourgeois alarmés n'avaient eux-mêmes réclamé le secours des troupes auxquelles ils se sont mêlés et joints pour arrêter la rapidité des progrès du désordre.

«La populace, à Toulon, est, en grande partie, composée de marins et d'ouvriers de l'arsenal, leurs femmes et leurs enfants y jouant un grand rôle. Vous imaginerez sans peine, monsieur le comte, que dans un pareil moment des gens qui n'ont que leur travail pour vivre, qui souffrent également et de la rigueur de la saison et de la cherté

des denrées, qui ne sont pas payés de leur travail à terre, et à qui enfin on n'a payé qu'un mois de solde aux désarmements de l'année dernière, ne se sont pas fait faute de se plaindre et de crier. J'ai craint, plus d'une fois, j'ose vous l'avouer, de ne pas en être le maître. La fermeté dont je devais l'exemple leur en a imposé, et j'ai le droit de vous assurer que l'autorité n'a point été avilie dans mes mains; mais nous voyons partout autour de nous les troupes qui ne paraissent prendre les armes que pour être insultées. N'est-il pas à craindre qu'elles ne se lassent d'un rôle aussi humiliant? ne se laisseront-elles pas gagner à cet esprit qui semble vouloir ramener les hommes à l'égalité? Las enfin, je le répète, d'obéir pour ne gagner que des injures et des coups qu'on ne lui permet par de rendre, le soldat ne prendra-t-il pas le parti de se joindre aux mutins qu'on ne veut pas qu'il réprime? Ce sont là des événements qu'il doit être permis de prévoir. La garde d'un arsenal de marine est d'une bien grande importance; celle dont je me trouve chargé ne me donnerait aucune inquiétude dans des temps ordinaires; mais si à la douceur qu'on prend pour faiblesse, le gouvernement ne fait incessamment succéder une juste sévérité, je ne connais rien dont on puisse répondre avec quelque certitude.

« Hier, les cahiers du tiers-état furent dressés. On m'a rendu compte qu'il y est porté que vous serez prié de remettre tous les travaux de l'arsenal à la journée du Roi, prière dont je ne serai jamais de moitié.

« Celle que je crois devoir vous faire, et que je vous fais bien instamment, est de faire en sorte que les ouvriers de l'arsenal soient incessamment et exactement payés de leur travail, ainsi que les marins de leurs désarmements; j'y joins celle de nous fournir les moyens de donner du travail aux ouvriers domiciliés, à ceux surtout qui ont femme et enfants; les mettre hors de l'arsenal en ce moment-ci, ce serait les condamner à mourir de faim, et vous sentez que cette extrémité peut les mener au désespoir.

« Le conseil de marine, à la suite de sa séance de la fin du mois, mettra en détail sous vos yeux ce que nous croyons que les circonstances peuvent exiger; daignez croire que nous ne perdons pas de vue, dans nos demandes, l'embarras de votre position relativement aux fonds.

« Je suis, etc. »>

Au même, le 30 mars 1789.

<< Monseigneur,

« J'ai l'honneur de vous adresser une lettre que je reçus hier de MM. les inaire, consuls, lieutenant de Roi de la ville, concernant la mise des travaux de l'arsenal à l'entreprise, dont ils demandent la suppression : j'y joins copie de la réponse que j'ai cru devoir faire. On était déjà venu, de leur part, me prier de vous présenter leur pétition sous une autre forme. Je leur fis dire verbalement que le conseil de marine devant s'assembler au premier jour, je les en ferais avertir, et que leur vou pourrait y être porté, pour, de là, vous être transmis. Si, en outre de leur lettre, ils s'adressent effectivement au conseil, et que le conseil juge à propos de délibérer sur l'objet de leur demande, j'aurai l'honneur de vous en rendre compte sans perdre de temps. « Je suis, etc.

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