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destructif, pour ceux qui s'y livrent, de toute espèce de moralité; si, dis-je, il existe en France une espèce d'habitants qui se trouvent dans cette singulière position, je crois pouvoir soutenir qu'ils ne peuvent pas, au moins immédiatement et sans préparation, réclamer l'effet des dispositions contenues dans la déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Or, Messieurs, il est facile de démontrer que les juifs établis ou plutôt tolérés dans les provinces des Trois-Evêchés et surtout d'Alsace justifient à la lettre toutes les assertions que je viens d'avancer, en les désignant sous le nom de cosmopolites et d'habitants passagers. Leur religion, leurs usages, la superstition de l'espérance qui leur fait attendre continuellement, avec le Messie, une gloire et une puissance supérieure à celle de tous les autres peuples du monde, toutes ces circonstances concourent à les rendre, de leur aveu même, essentiellement étrangers aux pays qu'ils habittent. Il se marient toujours entre eux, ils vivent d'une façon qui leur est particulière, enfin ils ne se confondent d'aucune manière avec les babitants des lieux où ils sont établis depuis plusieurs générations. Quoiqu'on en puisse dire, il est incontestable que, même dans les plus petits villages, ils sont réunis en corps de nation; et cette existence politique d'une nation dans une autre nation, est certainement aussi dangereuse par ses conséquences, qu'elle est antisociale par ses principes.

Après cet aperçu général, je vais me livrer à quelques détails particuliers aux juifs d'Alsace, et je prendrai ensuite la liberté de vous présenter, Messieurs, un moyen que je crois approprié aux circonstances, et susceptible de concilier ce que Vous devez aux principes que vous avez consacrés, et ce que la prudence semble prescrire dans cette occasion. Les juifs tolérés ou établis en Alsace se montent à peu près au nombre de 26,000. Ils n'étaient pas plus de 9 à 10,000 dans un recensement qui en fut fait il y a quinze ans. Cet accroissement énorme de population est remarquable; il tient à plusieurs causes; mais il suffit d'examiner ses effets ultérieurs, pour se convaincre que la province est menacée d'être, pour ainsi dire, envahie par cette colonie juive qui se multiplie chaque jour. La conformité de langage en attire journellement d'Allemagne; et si, comme il n'y a pas lieu d'en douter, ils sont affranchis des droits de protection qu'ils payaient, tant au gouvernement qu'aux seigneurs, pour obtenir la permission de s'établir et d'habiter dans la province, les émigrations d'Allemagne seront encore plus nombreuses en raison de cette franchise, et le peuple alsacien en sera d'autant plus vexé; car il faut convenir que les règlements mêmes en vertu desquels les juifs sont tolérés en Alsace, ne leur présentant d'autre moyen de subsistance, d'autre genre d'industrie que le commerce de l'argent, on peut regarder leur existence actuelle comme un grand malheur pour cette province, et comme un des abus auxquels il est le plus instant d'apporter un remède efficace, ainsi que le porte mon cahier. Il suit de ce premier exposé, que les juifs d'Alsace ayant, par une cumulation de prêts et d'intérêts, ruiné beaucoup de propriétaires et d'agriculteurs, et demeurant encore dans ce moment créanciers pour des sommes énormes d'un grand nombre de citoyens d'Alsace, ils sont malheureusement regardés, par le peuple comme des ennemis naturels, vis-à-vis desquels les violences sont permises.

Leur oisiveté, leur peu de délicatesse, suite

nécessaire des lois et conditions humiliantes auxquelles ils sont assujettis dans beaucoup d'endroits, tout concourt à les rendre odieux; et j'ose assurer l'Assemblée, que si les juifs obtenaient le titre et les droits de citoyen, sans que ces avantages fussent soumis à l'accomplissement de quelque condition d'utilité publique, et à quelque réserve au moins momentanée, il serait bien à craindre que la haine du peuple, excitée par ce décret, ne le portât à des excès funestes contre une grande partie de ces malheureux juifs.

L'intérêt qu'auraient les débiteurs de s'acquitter de cette manière cruelle, ajoute encore une malheureuse vraisemblance à cette opinion, à l'appui de laquelle j'invoque le témoignage de tous les députés d'Alsace.

J'en conclus qu'il est de l'intérêt même des juifs d'Alsace, de ne pas obtenir le titre et les droits de citoyen, sans une sorte de préparation dans l'esprit du peuple, que le temps seul peut

amener.

J'observe, en second lieu, que la qualité de citoyen ne semble devoir être accordée qu'à des individus dont la société retire journellement des avantages, et je viens de prouver que les juifs en Alsace sont dans une situation absolument contraire, puisqu'il est vrai de dire que leur occupation continuelle, leur industrie journalière, est absolument concentrée dans le commerce usuraire de l'argent, et que les lois mêmes leur interdisent tous les autres.

Que faut-il donc faire dans une pareille position? Le voici, à ce qu'il me semble, et je suis assuré qu'au moins pour l'Alsace, aucun partie ne serait plus prudent:

1 Abroger tous les règlements qui s'opposant à ce que les juifs puissent s'abandonner à toute espèce de profession utile qui leur défendent d'acquérir des propriétés et de tourner leur industrie vers l'agriculture, en faisant valoir soit pour leur propre compte, soit en qualité de fermiers;

2o De déterminer un certain nombre d'années de noviciat ou d'épreuve, après lequel les juifs, en justifiant par le témoignage des habitants du canton dans lequel ils se seront établis, et par celui de leur municipalité, qu'ils se sont adonnés à tel commerce utile, à telle profession estimable; qu'ils ont renoncé à l'usure, et que leurs enfants sont élevés dans ces principes régénérateurs, ils pourront être, non pas collectivement, mais individuellement inscrits sur le tableau civique, admis à prêter le serment, et entrer en jouissance de toutes les prérogatives de citoyen français;

3° De prononcer que ceux des juifs qui, dans le délai prescrit pour cette espèce de conversion sociale, n'auront point renoncé à leurs habitudes usuraires, et n'auront embrassé aucune profession utile, seront exclus de droit au moins de la province, comme très-nuisibles à la société ;

4 Que dès ce moment, les juifs établis en Alsace; sont mis sous la protection spéciale des lois, et qu'il ne sera permis à personne de les inquiéter de quelque manière que ce soit;

5° Qu'il soit donné un terme de dix ans, au moins, aux particuliers débiteurs envers les juifs, pour s'acquitter à l'amiable vis-à-vis d'eux, sans qu'il soit permis aux juifs, de faire saisir et discuter les biens de ceux de leurs débiteurs qu'ils acquitteront exactement les intérêts des sommes qu'ils devront.

Tel est, Messieurs, l'exposé succinct des con

ditions qu'il me paraîtrait aussi juste que prudent, de faire avec les juifs d'Alsace. Je ne doute pas qu'ils ne les acceptassent avec reconnaissance, et je suis même bien assuré qu'au moment où ils sont venus réclamer la justice de l'Assemblée nationale leurs prétentions étaient fort au-dessous de ce que j'ai eu l'honneur de vous proposer de leur accorder.

M. Rewbell représente combien la prévention contre les juifs est profonde, ce qui la rend presque incurable; que si l'Assemblée nationale frondait trop ouvertement ce préjugé par un décret, il ne répond pas des suites dans sa province (Alsace); que leur conduite dans tous les temps a laissé des traces de haine tellement empreintes dans les esprits, qu'il serait imprudent d'accorder, au moins quant à présent, aux juifs les mêmes droits dont jouissent les autres citoyens.

M. Barnave prend la parole, et s'appuie sur la déclaration des droits de l'homme, d'après laquelle il soutient qu'un citoyen ne pouvait être exclu à raison de sa croyance ou de sa profession; que cependant, si l'Assemblée juge dans sa sagesse devoir prononcer à cet égard, il pense qu'elle doit ne se permettre d'énonciations particulières qu'en faveur des protestants.

M. de Bonnal, évêque de Clermont, fait remarquer que la majeure partie de l'Assemblée a manifesté qu'elle n'a aucune répugnance à accorder aux protestants tous les droits des autres citoyens, mais qu'elle ne montre pas la même disposition en faveur des juifs et des comédiens; en conséquence, il propose de diviser la question.

Des débats s'élèvent sur la manière de la poser. Celle de M. Brunet de la Tuque semblait avoir, par le décret prononcé la veille, acquis la priorité sur celle de M. Duport; cependant une multitude d'amendements se présentaient; M. de la Galissonnière voulait surtout qu'on ajoutât à l'expression de non-catholiques, celle de chrétiens.

M. Briois de Beaumetz. La question sur les juifs doit être ajournée, et j'ai de fortes raisons pour le penser. Peut-être les juifs ne voudraient pas des emplois civils et militaires que vous les déclareriez capables de posséder, et sans doute alors votre décret serait une géné rosité mal entendue. Il faut, avant de prononcer sur ce peuple longtemps malheureux, savoir de lui ce qu'il veut être, à quel prix il veut obtenir sa liberté, et enfin, s'il est digne de la recevoir.

Mais, Messieurs, il n'en est pas ainsi des comédiens; ils sont Français, ils sont citoyens, ils sont hommes, ils travaillent autant que nous à la régénération des mœurs, en donnant aux peuples des plaisirs doux, une morale encore plus douce; je ne connais point de lois qui aient déclaré les comédiens in fàmes; ils sont flétris par le préjugé, et ce préjugé qui les flétrit fut l'enfant de l'ignorance et de la superstition; mais le règne de la superstition est passé, et sans doute vous ne pensez pas que les lois que vous faites doivent être plus sévères que celles qui régnaient déjà.

A Rome même, ceux qui condamnent les comédiens vivent avec eux, et souvent dans une intime familiarité. Cette familiarité n'existerait

pas, si les comédiens avaient été reconnus infâmes. Et ne serait-ce pas les frapper du cachet de l'infamie, que leur refuser les droits de citoyen? Le Français a besoin de plaisirs, il est juste qu'il puisse estimer ceux qui font ses plaisirs. Diriez-vous à vos compatriotes ce que disait aux siens le citoyen de Genève :

« N'élevez jamais de théâtres dans vos murs, vous feriez un premier pas dans la corruption. Qu'avez-vous besoin des plaisirs qu'ils vous offriraient? N'avez-vous pas vos femmes et vos enfants? >

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M. le marquis Lezay de Marnésia. Tous les membres de cette Assemblée semblent avoir pris pour guide, dans leurs différentes opinions, l'auteur immortel du Contrat social. Mais, Messieurs, Rousseau n'est pas tout entier dans ce livre, on le retrouve encore dans ses autres ouvrages. Lisez sa lettre sur les spectacles, et ne prononcez pas avant de l'avoir lue et méditée sur la question qui vous occupe; vous y verrez ce qu'il pense des comédiens, et peut-être alors sentirez-vous que vous ne devez pas leur accorder le droit de siéger dans vos assemblées administratives.

M. le comte de Mirabeau. Messieurs, plus M. de Beaumetz a obtenu et mérité de succès pour le discours qu'il vient de prononcer, plus on doit être sévère à son égard.

Ce n'est pas sans étonnement que j'ai entendu cet orateur estimable vous dire que les juifs ne voudraient peut-être pas des emplois civils et militaires auxquels vous les déclareriez admissibles, et conclure de là très spécieusement que ce serait de votre part une générosité gratuite et malentendue, que de prononcer leur aptitude à ces emplois.

Eh! Messieurs, serait-ce parce que les juifs ne voudraient pas être citoyens, que vous ne les déclareriez pas citoyens? Dans un gouvernement comme celui que vous élevez, il faut que tous les hommes soient hommes; il faut bannir de votre sein ceux qui ne le sont pas, ou qui refuseraient de le devenir.

Mais la requête que les juifs viennent de faire remettre à cette Assemblée prouve contre l'assertion du préopinant. (Ici l'orateur lit une phrase de cette requête, dans laquelle les juifs expriment fortement le vœu d'être déclarés citoyens.)

Je conclus de ce que je viens de lire, qu'il

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faut ajourner la question sur les juifs, parce qu'elle n'est pas assez éclaircie, mais que je n'en ai pas moins dû chercher à détruire les impressions que le préopinant aurait pu faire naître contre ce peuple, moins coupable qu'infortuné. Je passe au second objet. - Non-seulement il n'existe pas de loi qui ait déclaré les comédiens infâmes; mais les Etats généraux, tenus à Orléans, ont dit, article 4 de leur ordonnance, presque ces mots, mais c'est certainement leur véritable sens quand les comédiens auront épuré leurs théâtres (et alors la scène était occupée de ces miesrables farces qu'on s'honore d'avoir oubliées), on s'occupera de déterminer ce qu'ils doivent être dans l'ordre civil d'où ils ne paraissent pas devoir être rejetés pour eux-mêmes. Aujourd'hui même, Messieurs, il est des provinces françaises qui déjà ont secoué le préjugé que nous devons abolir; et la preuve en est que les pouvoirs d'un de nos collégues, député de Metz, sont signés de deux comédiens. Il serait donc absurde, impolitique même, de refuser aux comédiens le titre de citoyens que la nation leur défère avant nous, et auquel ils ont d'autant plus de droits qu'il est peut-être vrai qu'ils n'ont jamais mérité d'en être dépouillés.

M. l'abbé de Montesquiou demande la pa

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« L'Assemblée nationale décrète: 1° Que les non catholiques, qui auront d'ailleurs rempli toutes les conditions prescrites dans ses précédents décrets pour être électeurs et éligibles, pourront être élus dans tous les degrés d'administration, sans exception;

« 2° Que les non catholiques sont capables de tous les emplois civils et militaires, comme les autres citoyens ;

« Sans entendre rien préjuger relativement aux juifs, sur l'état desquels l'Assemblée nationale se réserve de prononcer.

« Au surplus, il ne pourra être opposé à l'éligibilité d'aucun citoyen, d'autres motifs d'exclusion que ceux qui résultent des décrets constitutionnels.

« Arrête que le président se retirera par devers le Roi pour présenter le présent décret à son acceptation.

M. le Président lève la séance, après l'avoir renvoyée à ce soir six heures.

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