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générosité, de modération, d'impartiale équité, on peut recueillir quelque notion première de la science du droit des gens, quelque fait acquis à son histoire. Le droit romain en est un exemple. Ce n'est pas assurément au point de vue où nous nous plaçons aujourd'hui que les jurisconsultes de Rome envisageaient le droit maritime. Parce qu'ils mêlaient quelquefois le mot de « droit des gens » à leurs réponses juridiques sur des questions de droit privé ou de droit public intérieur de l'Empire romain, il ne faut pas croire qu'ils eussent deviné, et bien moins encore accepté nos théories chrétiennes sur l'indépendance mutuelle des peuples et sur leur égalité parfaite devant la loi divine; mais, par cela seul qu'ils cherchaient dans le droit naturel l'origine de toute justice, et qu'ils avaient fait de ce droit l'étude la plus exacte et la plus savante dont les monuments nous soient restés, ils avaient trouvé spontanément quelques-uns des principes qui servent de base, dans nos siècles modernes, à ce droit international dont eux-mêmes ne soupçonnaient pas les développements futurs. L'axiome d'Ulpien: Mare, naturá, omnibus patet, n'a-t-il pas, ce semble, résumé d'avance en quatre mots tant de volumes écrits depuis un siècle sur la liberté des mers et le droit des neutres! D'où vient donc que ce droit césaréen, comme Selden le nommait par ironie, énonce, en ce qui touche l'usage de la mer, le seul principe libéral et vrai ; tandis que l'Angleterre, cette terre classique de la liberté politique et civile, a posé si longtemps pour base de son droit des gens maritime, le principe

de l'asservissement des mers, c'est-à-dire le contre-pied de la vérité comme de la justice? La raison en est facile à saisir. Le jurisconsulte romain, prenant l'équité naturelle pour guide, et ne faisant, pour ainsi dire, du droit international qu'à son insu, à l'occasion d'une question de droit privé 1, n'avait le jugement faussé par aucun préjugé de nation. Le publiciste anglais, au contraire, laissant de côté le droit primitif de la nature, en cherchait un qui pût s'accommoder aux intérêts de son orgueil national, suivant cette remarque de Montesquieu :

« L'empire de la mer a toujours donné, aux peuples « qui l'ont possédé, une fierté naturelle parce que, << se sentant capables d'insulter partout, ils croient <«< que leur pouvoir n'a pas plus de bornes que l'o«<céan 2. »

Tel est le double aspect sous lequel l'histoire du droit international maritime va se présenter à nous. Nous y verrons sans cesse le droit des gens de la nature, c'est-à-dire celui de la justice et de la vérité, en lutte avec un prétendu droit des gens, faussé par l'orgueil, par l'ambition, par l'intérêt. Cette lutte est beaucoup plus marquée dans le droit des que dans gens maritime le droit des gens continental, par deux raisons: la première est celle que Montesquieu nous indiquait tout à l'heure. La division du sol continental en États multiples, jointe au principe moderne de l'équilibre des puissances européennes, empêche que tel ou tel peuple

1

Voyez plus loin, p. 179.-2 Esprit des Lois, livre XIX, chap. 27.

ne puisse former sérieusement le projet d'assujettir à sa domination tous les autres. Il y aurait trop de frontières à renverser, trop d'intérêts coalisés à combattre. Mais la mer étant restée dans l'état de nature, comme «un bien sans maître», la pensée d'y régner sans partage peut venir au peuple qui se sent le plus fort par sa marine, le plus puissant par ses alliances, le plus riche par son commerce. Il faudrait que ce peuple fût bien sage pour ne pas se laisser prendre à l'ambition de saisir ce sceptre qui semble toujours vacant parce qu'il ne doit jamais être occupé; et comme on ne peut essayer de s'en emparer sans faire violence au droit naturel, la puissance qui affecte l'empire des mers sera conduite par l'intérêt à se forger un droit des gens favorable à ses prétentions, et, par suite, contraire aux principes d'indépendance mutuelle, de modération, d'équité, dont se compose le droit des gens de la nature. L'autre raison pour laquelle la lutte que je pourrais appeler du bien et du mal, est plus apparente et plus tranchée dans le droit des gens maritime que dans le droit des gens continental, c'est que, pour cette dernière partie du droit international, le progrès dû à la civilisation chrétienne a commencé beaucoup plus tôt et n'a pas rencontré certains obstacles dont nous parlerons ailleurs, en sorte que les questions fondamentales de ce droit sont déjà, pour la plupart, résolues dans le sens de la justice et de l'humanité. Celles qui restent à résoudre ne se rapportent pas à des principes assez arrêtés pour devenir l'objet d'un concert presque unanime de vœux et d'efforts de la part

des peuples de la chrétienté. Ainsi, la théorie de l'équilibre européen ne peut se formuler en une définition rigoureuse et absolue. Il y a plus d'une manière de comprendre cet équilibre; et puis les appréhensions de l'Europe se porteront tantôt au centre, tantôt au nord ou au midi, suivant, par exemple, que la maison d'Autriche ou celle de France paraîtra nourrir de trop ambitieux projets. On n'a pu s'entendre davantage sur le droit d'intervention par voie de guerre, ce moyen pratique d'appliquer la théorie de l'équilibre, car la nature du remède paraît à plusieurs non moins effrayante que celle du mal qu'il s'agit de prévenir. Dans le droit des gens maritime, au contraire, les questions sont largement posées, nettement comprises. La liberté des mers, est, chacun le répète, le but qu'il s'agit d'atteindre. Ce mot, qui caractérise si bien l'objet principal de la lutte, suffit aussi pour en marquer la grandeur. Si, dans l'ordre civil, la moindre atteinte tyranniquement portée à la liberté d'un citoyen éveille tant de généreuses sympathies et devient quelquefois chez un peuple l'occasion de résistances si terribles, comment une liberté qui intéresse tous les peuples du monde, qui est le gage de leur commune indépendance, ne serait-elle pas revendiquée ou défendue avec énergie? Mais de même qu'à l'intérieur des États on voit le mot de liberté servir de drapeau tour à tour à des opinions plus ou moins avancées suivant les temps et suivant les lieux, de même aussi la << liberté des mers» est une formule qui exprime, de siècle en siècle, un degré différent de progrès.

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A mesure que la civilisation se développe et s'affermit, la signification de ce mot fécond semble aussi s'élargir et s'étendre. Les premiers tyrans de la mer furent les pirates on la crut libre lorsqu'elle fut affranchie de leurs brigandages. Mais, au sortir du moyen âge, s'élevèrent des prétentions à une tyrannie en quelque sorte plus odieuse, car elle invoquait le droit pour fonder sa domination maritime. A l'époque où Grotius écrivit, en faveur de l'indépendance des peuples, cette consultation célèbre qu'il intitula Mare liberum, la liberté des mers consistait à revendiquer, pour toutes les marines commerçantes de l'Europe, le droit de naviguer au travers de l'Atlantique et de prendre part à ce commerce des deux Indes dont les Espagnols et les Portugais prétendaient s'attribuer le monopole par privilége d'invention, de concession pontificale et de conquête : elle consistait, d'autre part, à dénier à l'Angleterre un droit exclusif à la possession des mers que ce peuple qualifiait d'annexes à son territoire, et affichait la prétention de fermer1,si bon lui semblait, à toutes les nations du monde. Cette cause, Dieu merci, est maintenant gagnée. Le libre passage à travers les mers britanniques, comme à travers l'immensité de l'Océan, n'est plus, pour ce qui concerne le temps de paix, contesté, que je sache, par personne. Le terrain de la question a donc changé : ce n'est plus sur la liberté commerciale de la mer en temps de paix, mais sur la faculté de continuer le commerce

1 V. ci-après, t. II, p. 92 et suivantes, l'analyse du Mare clausum, de Selden.

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