Page images
PDF
EPUB

ses fatigues. Mais les hommes sages ne voyoient l'avenir qu'avec terreur. L'incendie de Moscou ne laissoit plus la possibi lité d'y passer l'hiver; il falloit songer à la retraite, au milieu de la saison la plus rigoureuse de l'année, et à travers un pays immense dont nous avions fait nous-mêmes un immense désert. L'armée d'ailleurs étoit découragée : chaque jour diminuoit la joie de son triomphe, et augmentoit la gêne de sa position.

Le prince Kutusoff avoit porté la plus grande partie de ses forces sur Lectaskova, entre Moscou et Kaluga, dans le double but de couvrir les provinces méridionales et de resserrer Napoléon. De là il interceptoit tous les convois de vivres et de fourrages; de là il faisoit harceler l'armée françoise par ses nombreux essaims de cavalerie. Il n'y eut bientôt plus moyen de fourrager, ni de se procurer des vivres, ni même de communiquer sans danger d'un corps à l'autre. Les paysans, soulevés et irrités au dernier point, alloient à la chasse des François comme à celle des bêtes féroces: cachés pendant le jour dans des souterrains, dans les bois, dans les fossés, ils tomboient pendant la nuit sur les détachements isolés, et assouvissoient leurs vengeances.

Napoléon avoit ouvert les yeux : il voyoit les dangers de son armée mieux

1812.

1812.

qu'aucun de ses généraux; mais il n'en vouloit pas convenir. Il avoit en vain proposé la paix; en vain il avoit écrit à l'empereur Alexandre: sa lettre étoit restée · sans réponse. Il envoya le général Lauriston proposer un armistice au prince Kutusoff, en lui faisant dire que la campagne étoit finie.

Elle est finie pour vous, monsieur, répondit le prince; elle va commencer pour `

nous.

L'hiver venoit à grands pas, et s'annonçoit d'une manière menaçante. Les généraux françois étoient consternés; les soldats murmuroient. Napoléon, ne pouvant rester plus long-temps à Moscou sans courir des dangers personnels, donna enfin l'ordre et le signal du départ. Le 17 octobre, l'armée se mit en marche. Malgré la haute confiance que cette armée avoit dans son chef, elle ne vit pas sans effroi la longue et pénible route qu'elle avoit à parcourir avant d'arriver dans ses foyers.

Ses plus proches magasins étoient à Smolensk, c'est-à-dire à cent vingt lieues du point de départ. Il falloit traverser cet espace dans un pays ruiné, dévasté, incendié, sans provisions, sans fourrages sans eau-de-vie, sans vêtements d'hiver : il falloit, de plus, se battre et marcher jour et nuit, et, pour tout repos, bivoua

[ocr errors]

quer quelques heures sur la neige, telle étoit la tâche imposée à cette malheureuse armée: c'étoit plus que la nature humaine ne pouvoit supporter.

Avant de se mettre en route, Napoléon fit mettre à l'ordre l'étrange bravade que

voici :

« Soldats ! Je vais vous conduire dans vos quartiers d'hiver. Si je rencontre les Russes je les battrai; sinon, tant mieux

pour eux. »

Rien n'égale l'insolence d'une telle proclamation, si ce n'est sa platitude. L'armée n'en tint aucun compte; elle n'avoit ni le temps de lire des proclamations, ni le desir de les contrôler. Vivement poursuivie par le prince Kutuzoff, pressée à droite par le général Miloradovitch, et à gauche par des nuées de cosaques, elle n'eut pas le choix de sa route, elle fut contrainte de prendre la plus mauvaise, celle qu'elle avoit elle-même dévastée deux mois auparavant.

Le premier engagement remarquable eut lieu à Viazma. Le maréchal Davoust, qui le soutint avec vigueur, n'en fut pas moins obligé de se replier avec perte.

Les engagements journaliers, le froid, la fatigue et sur-tout la faim, avoient déja diminué l'armée françoise de moitié, lors, qu'elle arriva à Smolensk : les magasins qu'elle y trouva ne lui furent pas d'une

1812.

1812.

Passage

Bérésina.

grande utilité. Ils furent pillés et gaspillés sans ordre et sans profit.

A Krasnoy, le maréchal Ney, attaqué par des forces supérieures, se défendit avec autant d'intrépidité que d'intelligence; mais, accablé par le nombre, il fut obligé de faire sa retraite, après avoir perdu ses canons, ses bagages et la moitié de sa division.

Ce fut au passage de la Bérésina que l'armée françoise éprouva le plus grand et le plus irréparable de tous les désastres.

Napoléon avoit, par d'habiles mancude la vres, trompé si bien la vigilance de son ennemi, qu'il étoit parvenu à s'établir sur une éminence qui domine la rivière, et à construire deux ponts, sur lesquels le passage de l'armée devoit s'effectuer les 25 26 et 27 novembre. Tant que Napoléon resta sur l'éminence et à la tête de ses troupes, celles-ci, rassurées par sa présence, passèrent sans difficulté, se maintinrent en position et conservèrent leurs rangs: mais dès qu'il eut quitté son poste dans l'intention de passer de l'autre côté de la rivière, ce fut une débandade générale. Les masses entières se portèrent confusément vers les ponts, tous vouloient les traverser à-la-fois, se pressoient, se froissoient, se culbutoient dans la rivière. Les cavaliers renversoient les fantassins, les voitures écrasoient les cavaliers. On

n'entendoit que des imprécations et des cris. Au milieu de ce désordre, les Russes survinrent, le combat s'engagea avec fureur; les François, affoiblis par la faim, épuisés de fatigues, souffrant horriblement du froid, combattirent avec désespoir, et se défendirent comme des hommes qui préfèrent la mort à tous les genres de

souffrances réunis.

La nuit mit un terme à leur valeur, et non à leurs calamités.

Ce fut là qu'ils perdirent, avec leur courage, tous les trophées, toutes les dépouilles de Moscou, et tout ce qui leur restoit de bagage, d'armes, de chevaux et de canons.

Leur marche depuis la Bérésina jusqu'au Niémen ne fut plus qu'une déroute continuelle. Un froid excessif vint mettre le comble à leur détresse. Soldats et officiers, également frappés d'un stupide engourdissement, se traînoient sans force, ou tomboient morts les uns après les au

tres.

Chaque bivouac ressembloit le lendemain à un champ de bataille. La main de l'historien tremble, en écrivant que plusieurs de ces malheureux, saisis de frénésie, se portèrent à l'épouvantable extrémité de faire rôtir et de manger la chair de leurs semblables....! Dans cet état d'insensibilité, il s'en trouva d'autres qui, at

1812.

« PreviousContinue »