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biens nationaux s'élevant à 5 ou 6 milliards. On se paya d'une métaphore qui n'était que spécieuse. On soutint que l'émission des assignats c'était le monnayage des biens nationaux; comme si des champs de blé, des forêts et des vignes pouvaient passer sous le balancier de la monnaie, à l'instar de lingots d'or et d'argent. On ne voyait pas que les assignats, s'ils se multiplaient au delà d'un certain point, encombreraient les canaux de la circulation et nécessairement perdraient alors une partie de leur valeur nominale; partie d'autant plus forte que la multiplication serait plus grande et plus rapide.

En fait, la marche du gouvernement et de l'administration fut telle que bientôt la quantité des assignats en circulation fut excessive; les rentrées étaient infiniment loin de balancer les émissions nouvelles divers impôts avaient été supprimés, et le rendement des autres était amoindri par l'effet de la guerre et des graves événements qui s'étaient déroulés à l'intérieur, parallèlement aux attaques de l'étranger. Les besoins de l'État étaient donc énormes, et la Trésorerie, dans sa détresse, n'ayant pas autre chose sous la main, jetait dans le public des masses toujours croissantes de papier. Les assignats, en s'avilissant, obligeaient la Trésorerie à accroître successivement le montant des émissions nécessaires pour parer aux mêmes besoins. On avait beaucoup compté sur la vente des biens nationaux pour rétablir l'equilibre, puisque le payement devait se faire en assignats; mais cette espérance fut déjouée par diverses causes, dont l'une était que l'État cédait ces biens à vil prix, faute d'une suffisante concurrence parmi les acquéreurs.

Il arriva donc bientôt que les assignats reproduisirent les inconvénients du papier-monnaie mis en circulation par Law pour la réalisation du Système. Le mouvement de dépréciation s'accélé rant chaque jour, les tribuns de la rue, ceux de la société des Jacobins et de la Commune de Paris et ceux de la Convention elle-même imaginèrent que c'était l'effet d'une conspiration contre la République, tandis qu'il ne fallait y voir que le résultat de l'excès des émissions, résultat aussi inévitable que celui de la gravitation universelle qui fait choir tout corps dépourvu de soutien. On fit des lois sévères contre ce qu'on appelait le commerce des assignats, c'est-à-dire, contre leur échange avec l'or et l'argent autrement qu'au pair de la valeur nominale. Il y eut contre ce prétendu crime, qui était l'expression pure et simple du véritable rapport des choses, la peine des travaux forcés et la peine de mort. De telles lois étaient des atteintes violentes à la liberté des transactions, et elles furent impuissantes parce que la volonté de l'homme échoue toujours. lorsqu'elle a le malheur de s'attaquer aux lois naturelles. Mais elles

répandirent l'effroi parmi les commerçants et les producteurs en tout genre, et les obligèrent à restreindre fortement leurs opérations et leurs entreprises.

Ce qu'il y a de plus fâcheux dans la faute que commet le législateur, lorsqu'il viole les rapports naturels des choses, rapports dont Montesquieu a dit justement que les lois doivent en être l'expression, c'est que, pour soutenir une première aberration, il est obligé d'en commettre une seconde, une troisième, et ainsi de suite, et d'étayer par le moyen des rigueurs du Code pénal, en les outrant sans cesse, l'échafaudage qui menace ruine. On avait fait un premier pas dans cette voie si périlleuse en portant des peines énormes contre ce qu'on appelait mal à propos le commerce des assignats. Ce n'était que le commencement d'une suite de mesures déplorables et odieuses, qui devaient anéantir la prospérité publique et ruiner complétement le Trésor.

La plus manifeste de ces violences fut la loi de maximum. Le législateur crut ou feignit de croire qu'on arrêterait la dépréciation en fixant la somme en assignats contre laquelle s'échangerait chaque sorte de marchandise. Ce fut une réglementation arbitraire au plus haut degré. Dans le cours ordinaire des choses, quand c'est la liberté qui préside aux transactions, et alors que les payements se ont en espèces métalliques, chaque marchandise est sous-divisée en nombre de variétés, dont chacune a son prix différent; et, du jour au lendemain quelquefois, la variation de chaque prix est sensible. Quand les payements se font en papier-monnaie dont le cours est variable, c'est une raison de plus pour que les variations soient fréquentes. C'en est une aussi pour qu'elles aient une grande amplitude.

La loi du maximum eut pour effet immédiat que personne n'eut plus intérêt à produire les divers objets nécessaires à la consommation, même la plus usuelle, non plus qu'à les acheter pour les revendre. Si la loi du maximum eût été observée généralement, l'activité productive de la société eût été totalement suspendue. Si la production persévéra, non cependant sans s'amoindrir extrêmement, en dehors de Paris et d'un certain nombre de grandes villes où les démagogues veillaient, c'est parce que, hors de ces grands centres, la loi du maximum fut plus ou moins incomplétement appliquée. Mais cette loi n'en fit pas moins un mal immense.

Dans le régime de cette époque, qui est signalée dans l'histoire sous la dénomination de la Terreur, la haine la plus exaspérée, la confiance la plus envenimée, étaient les sentiments qui dominaient les hommes, et qui dirigeaient la conduite des pouvoirs effectifs de TE at. Il s'ensuivit une véritable désorganisation sociale. L'agri

culture, les manufactures, le commerce, cessèrent de créer la richesse ou ne la suscitèrent plus que dans des proportions infimes. L'impôt, restreint déjà dans sa puissance productive par des réductions imprévoyantes et par les vices de la perception, ne rendit plus à l'État que des revenus insignifiants, parce que les ressources privées des citoyens étaient anéanties.

Oubliant que la Révolution avait débuté en proclamant la liberté la plus étendue, on supprime de plus en plus la liberté dans l'ordre économique comme dans l'ordre politique. On fut, dans le domaine de l'industrie, haineux, exclusif, impitoyable, comme on l'était dans les discussions politiques. Par ia perversion des opinions, les riches devinrent des suspects ou des coupables. Des professions honorables furent dénoncées comme des attentats contre l'intérêt public. Le chef d'industrie fut réputé un aristocrate qui grugeait les ouvriers. Les capitalistes furent mis au ban comme des sangsues. Des crimes tout nouveaux, imaginés par les démagogues, furent signalés à une multitude éperdue qui, aigrie par les privations, admettait d'emblée toutes les inspirations sinistres de ses flatteurs. Parmi ces crimes imaginaires, il y eut le commerciantisme ou négociantisme. Le commerce des grains, qui est indispensable pour l'alimentation des villes et pour la répartition des récoltes sur les diverses parties du territoire, fut l'objet d'un stigmate particulier le commerçant en blé fut l'accapareur, une sorte d'ennemi public exceptionnellement pernicieuse. Quand des boutiques étaient pillées dans Paris, c'était représenté comme une simple réparation par laquelle le peuple reprenait son bien. C'est ainsi que Marat qualifiait le fait dans son journal tout-puissant, qui portait le nom usurpé de L'Ami du peuple. La conséquence devait être et fut que les boutiques se fermèrent, et que le consommateur ne trouva plus rien à acheter contre son argent. Cette série de mesures qui, dans la pensée de leurs auteurs et selon leurs discours, devaient rétablir la prospérité publique, et faire plus particulièrement le bonheur de l'ouvrier, engendrèrent la détresse générale et plongèrent les classes ouvrières, celles des villes surtout, dans le plus affreux dénuement.

Mais alors, faisant un effort suprême, la France répudia avec horreur les guides qui, sous prétexte de liberté, lui avaient imposé une tyrannie exécrable, qui, sous prétexte de progrès, la ramenaient à la barbarie, et qui, dans le but prétendu de soustraire le pauvre à l'exploitation du riche, l'avaient réduit au point de n'avoir plus de pain.

Mais un mal prodigieux avait été fait, et il a fallu beaucoup de temps pour le réparer.

IV

CE QUI PRÉCÉDE N'EST PAS UNE ATTAQUE CONTRE LES PRINCIPES DE LA RÉVOLUTION, BIEN AU CONTRAIRE.

Si je m'exprime ainsi, messieurs, ce n'est pas dans le but de ravaler à vos yeux la révolution française. Les actes que je viens signaler à votre réprobation, c'est la violation acharnée des principes proclamés en 1789 et qui en conservent le nom, de même que c'est la négation des règles que je vous signalais en commençant, commc les plus propres, les seules propres à fonder la prospérité des peuples.

Ici, messieurs, je suis amené à vous faire remarquer la concordance qui existe entre les principes de l'économie politique et les principes qui portent le nom de 1789 et qui furent consignés dans le document célèbre connu sous le nom de la Déclaration des droits de l'homme.

Cette déclaration, que les historiens ont trop accoutumé le public à considérer comme ayant exclusivement le caractère politique, a en réalité plus de portée qu'on ne lui en suppose. On peut lui reprocher de n'être pas assez explicite sur un certain nombre de points, mais, dans sa concision, elle recèle encore tout ce qui est nécessaire. Ses formules, dans leur généralité un peu abstraite, indiquent aux esprits clairvoyants les grandes lignes de l'économie politique. Les droits dont elle investit le citoyen contiennent virtuel lement la charte du travail, car elles mettent l'homme laborieux en position d'exercer ses facultés utilement pour lui-même en même temps que pour ses concitoyens. La liberté générale qu'elle proclame comprend la liberté spéciale dont le citoyen a besoin pour donner à son labeur toute sa fécondité. Par les garanties dont elle entoure la propriété, elle donne à tout homme qui coopère à l'activité productive de la société, la sécurité qui lui est indispensable pour la jouissance des fruits de son travail, pour la possession et la libre disposition de son capital. Par cela même, elle l'encourage à travailler beaucoup et bien et à économiser. Elle révèle non-seulement ce que nous sommes fondés à réclamer pour nous-mêmes, mais aussi bien ce que les autres sont fondés à attendre de nous, de sorte que c'est le code des devoirs du citoyen en même temps que celui de ses droits.

Ainsi, pour l'économiste, aussi bien que pour l'homme d'État, la déclaration des droits de l'homme, formulée dans la constitution qui porte la date de 1791, est un monument digne de respect. La déclaration des droits de l'homme, c'est à-dire l'exposé officiel 3 SERIE, t. XXIII. 15 juillet 1871.

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des immortels principes de 1789, sera utilement invoquée par les économistes comme une sauvegarde contre les desseins opposés aux principes de la science qui, aujourd'hui, pourraient se produire, de quelque côté que ces desseins viennent à se manifester.

Je me résume, messieurs. L'application intelligente et ferme des principes de l'économie politique offre à in France le moyen le meilleur, le seul bien efficace, de supporter les charges matérielles qu'une guerre désastreuse l'a condamnée à supporter, et qui ont été tant aggravées par les événements intérieurs. Ces principes de l'économie politique ne sont autre chose qu'une transfiguration spéciale des principes généraux sur lesquels la France a pris, en 1789, la résolution de se constituer, principes essentiellement libéraux et essentiellement conservateurs, dont tous les peuples civilisés ont reconnu ou se préparent à reconnaître la verlu.

Mesurons à l'étendue de nos malheurs la grandeur de notre sentiment du devoir et l'intensité de nos efforts. Un des actes les plus admirables dont l'histoire ait conservé le souvenir est la démarche du sénat romain, lorsque, après la bataille de Cannes, il alla solennellement recevoir aux portes de la ville les débris de l'armés vaincue par Annibal, faire bon accueil au consul Varron, qui avait été brave, mais infiniment plus téméraire, et le féliciter hautement de n'avoir pas désespéré de la chose publique. Cette démonstration d'une suprême fermeté ne contribua pas peu à soutenir l'âme des Romains ébranlée par les plus grands revers. Essayons de nous inspirer d'un si noble exemple. Ne désespérons ni de notre pays ni des principes qui nous ont été légués par nos pères. Ayons confiance en nousmêmes, et traduisons cette confiance par l'énergie de notre labeur, par la constance de notre sagesse et par la solidité de nos convictions. Ce n'est pas la première fois, dans les quatorze siècles de son existence, que notre nation a été cruellement frappée. Pourquoi donc, si nous en avons la volonté inébranlable, n'aurions-nous pas le même succès que nos pères et ne nous relèverions-nous pas aussi bien qu'eux de notre abaissement?

MICHEL CHEVALIER.

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