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de Legibus et de Re publica. De ce dernier ouvrage, qui avait été l'œuvre préférée du grand orateur, il restait seulement, au commencement du siècle, quelques lambeaux auxquels les rouleaux d'Herculanum, soumis par Hamphry Davy aux procédés les plus ingénieux de la chimie moderne, n'avaient ajouté que des mots inutiles, lorsque le cardinal Angelo Maï découvrit, dans la bibliothèque du Vatican, un manuscrit formé de pages confondues et à demi effacées du dialogue de Re publica que l'on avait croisées, au vre siècle, par une écriture renfermant des commentaires de saint Augustin sur les psaumes. Toutefois la savante restitution du cardinal n'a pu nous rendre l'ouvrage dans son intégrité. Le premier et le second livre sont à peu près complets; plusieurs pages manquent à la fin du troisième; il ne reste qu'un feuillet du quatrième; le cinquième est presque anéanti, et le sixième ne comprend que le songe de Seipion, admirable fragment qui se trouvait reproduit dans d'autres auteurs. La perte, au surplus, semble moins regrettable au point de vue spécial de notre étude que sous le rapport du vieux droit de Rome et de ses vieilles institutions, dont le Français Louis de Beaufort et l'Allemand Niebuhr ont renversé l'histoire sans rien mettre d'ailleurs à sa place, si ce n'est, de la part du dernier, des hypothèses plus souvent audacieuses que plausibles. Cicéron assurément avait médité les livres de Platon et d'Aristote, mais en se proposant, pour le sien, une vue des choses moins idéale que celle de Platon et un objet plus particulier que celui d'Aristote; s'il s'est inspiré de ce grand maître, ce n'a été ni sans réserves, ni sans précautions, et on dirait qu'il en subit l'autorité plus qu'il ne l'accepte.

Cicéron définit la chose publique la chose du peuple. Un peuple, ajoute-t-il immédiatement, n'est pas une agrégation formée au hasard; et la première cause pour se réunir a été moins la faiblesse de l'homme que l'esprit d'association qui lui est naturel. « Car « l'espèce humaine n'est pas une race d'individus isolés, errants et << solitaires; elle naît avec une disposition qui, même dans l'abon« dance de toutes choses et sans avoir besoin de secours, lui rend << nécessaire la société des hommes... Il faut supposer ces germes <«< originels, car on ne trouverait nulle convention première qui ait << institué ni les autres vertus, ni même l'état social. » Voilà, cette fois, un langage vrai, net et précis. Un passage, qui se trouve dans les Institutions de Lactance, avec de nombreuses citations du Re publica, et qu'à raison de sa latinité Villemain n'a point hésité à rapporter à Cicéron, nous livre l'opinion de celui-ci sur la communauté platonicienne. Pour les fortunes, la chose lui paraîtrait à la rigueur tolérable, bien que fort injuste, puisqu'enfin nul ne doit être exposé à souffrir, parce qu'il s'est enrichi par son industrie, ou

à gagner parce qu'il s'est appauvri par sa faute. Quant à la communauté des personnes, Cicéron la repousse catégoriquement. Ne nous étonnons pas que Cicéron ait défendu la propriété individuelle: il admirait trop la loi des XII Tables pour tomber dans les banalités sentimentales ou niaises du fils d'Ariston. « Dussé-je révolter tout « le monde,» s'écrie-t-il dans son Orateur, « je dirai hautement «mon opinion: ce petit livre, source et principe de nos lois, me « semble préférable à tous les écrits des philosophes. » Or, dans ce petit livre, le plébéien, à peine affranchi, s'empresse de donner au fait la sanction du droit. Et avec quelle vigueur! Le voleur devient la propriété du volé; l'incendiaire d'une meule de blé est lié, battu, brûlé. La religion se fait la complice de la loi dans la défense de la propriété; en Italie le blé, c'est Cérès même, et l'on pend devant l'autel de la déesse celui qui a envoyé nuitamment son bétail sur le pacage d'autrui.

Dans un des rares fragments du ve livre, Cicéron place les mœurs de la cité sous la protection des dieux Pénates et des dieux Lares, en les fondant sur la sainteté du mariage et la légitimité des naissances. Une forte constitution de la famille est un des traits qui signalent le génie de Rome et caractérisent son droit civil. Le mariage s'y présente avec une stabilité et une couleur religieuse qui n'apparaissent point dans les législations grecques. Cependant, les premiers Romains connurent deux formes d'union conjugale: l'une à l'usage des patriciens et réalisant une union parfaite; l'autre à l'usage des plébéiens et ne réalisant que la communauté entre les conjoints. Il ne fallut rien moins qu'une révolution pour conférer aux plébéiens, non les connubia cum patribus, qu'ils ne revendiquaient pas au surplus et auxquels l'orgueil aristocratique eût résisté, mais les connubia patrum, c'est-à-dire la faculté de contracter des mariages solennels et qui leur ouvraient le droit de cité.

Le traité de Legibus ne nous est parvenu que mutilé également : nous n'en possédons que les trois premiers livres, coupés par des lacunes, avec quelques fragments du quatrième et du cinquième, que Macrobe, Lactance et saint Augustin ont conservés. Cicéron y proclame que les hommes sont nés pour la justice et que c'est la nature et non l'opinion qui a établi le droit. Il ne sépare point l'utilité du droit et s'élève avec force contre la confusion de la légalité et de la justice, dont se plaignait déjà Socrate et qu'il regardait comme la source des plus grands maux, soit qu'elle aboutit à ne regarder comme juste que ce qui est légal, ou à prendre pour juste tout ce qui l'est ou peut l'être. Sur la religion, il montre une hypocrisie qui vaut celle de Platon, si elle ne la dépasse, car dans les Tusculanes et son Traité sur la nature des dieux, Cicéron avait porté au poly

théisme des coups plus directs et plus sûrs. A le voir dans le de Legibus déterminer la position des temples, régler l'ordre des féries, essayer même une défense, à la vérité timide, de cette divination augurale qu'il avait autrefois bafouée d'une façon si libre, on le prendrait pour un dévot sectateur des déités païennes. Au reste, il n'entend contraindre personne et laisse à Dieu le soin « d'être son vengeur.»

IV

« L'utopie,» a dit un savant professeur, « a sa place dans l'his«toire et dans la conscience de l'humanité, à côté de la raison et de « la tradition. Elle est de tous les temps et de tous les pays; elle << parle toutes les langues; elle revêt toutes les formes; elle s'ac<< commode de tous les symptômes et de tous les partis. » Cette observation, sans cesser d'être vraie dans son ensemble, ne s'applique point au moyen âge, et si l'on veut rattacher à cette époque le souvenir d'une utopie, ce sera celui de la science hermétique. Toute l'énergie de la pensée se concentra dans la scolastique et les esprits ne prêtèrent que de loin en loin une oreille distraite aux spéculations d'un autre ordre. Dante agita en Gibelin les questions qui se rattachaient à la lutte de la papauté et de l'empire; saint Thomas d'Aquin envisagea d'un œil ferme et avec un esprit libéral, dont les théologiens interlopes de nos jours se sont bien défaits, les rapports du prince et du citoyen, et discerna, avant Grotius, les principes du droit de la guerre. On trouve dans Henri de Gand, publiciste du xшe siècle, le mélange d'idées démocratiques et d'idées théocratiques qui devait former plus tard le fond de la Ligue, et on démêle chez Gilles de Rome, qui vivait sous Philippe-le-Bel, quelques grands principes de justice civile. Mais la science politique attend Machiavel et Bodin, et l'utopie Thomas Morus.

Ce n'est point sans hésitation que l'on range un pareil homme parmi ces écrivains dont les systèmes ne froissent pas moins d'ordinaire la morale que le sens commun. La vie de Morus et sa mort ont été tellement chrétiennes qu'il est difficile de voir dans son utopie autre chose qu'une protestation contre la société du moyen âge, tout au moins une illusion romanesque et issue d'un platonisme auquel se mêlent un grand amour de la justice et une ardente charité. M. Nisard, M. Reybaud, M. Sudre, M. Baudrillart, M. Franck, tous les écrivains qui se sont occupés de Morus ont marqué, à l'envi, les traits qui mitigent fortement le socialisme du chancelier d'Angleterre et l'ont arrêté sur la pente que son maître avait descendue tout à fait. A vrai dire, l'utopie renferme deux livres distincts sous le même contexte, et il est bien permis de

croire que si Morus l'eût écrite, non à trente-six ans, mais vers la fin de sa carrière, sa première partie serait devenue le livre tout entier. Des idées aussi justes que généreuses dominent dans cette première partie: Morus se plaint de l'ignorance profonde des classes pauvres et de l'éducation vicieuse des classes privilégiées; il réclame une législation pénale moins barbare et remplace la peine de mort par le travail forcé; il blâme le luxe et flétrit les exactions seigneuriales; il combat l'altération des monnaies, les monopoles et les priviléges. Il est vrai qu'un peu plus loin, il revient aux errements prohibitifs et mercantiles; mais aussi a-t-il déjà mis le pied dans le royame d'utopie. Ici il tient sur la propriété individuelle et l'héritage un langage que les Saints-Simoniens ont solennisé plus tard, sans le préciser ou l'exagérer. Il se révolte contre ces oisifs, ces usuriers, ces non-producteurs qui vivent dans toutes les délicatesses, tandis que le manouvrier et le paysan se consument dans les privations. Morus a établi une répartition uniforme des produits de la communauté, et se trouve être le véritable inventeur du travail attrayant, qu'il détermine par la variété des occupations et des tâches. Comme il se défie de la puissance morale du réformateur, il rétablit l'esclavage antique. Il ne lui manque pour réaliser le plein communisme que d'abolir le mariage: par un manque heureux de logique il le respecte toutefois, mais en l'affaiblissant, puisqu'il admet le divorce et le fonde sur l'incompatibilité d'humeur, ce qui est un motif d'un vague très-inquiétant. Enfin il permet le divorce dans le cas de douleurs incurables, et Platon l'emporte ainsi sur JésusChrist.

Campanella vient, dans l'ordre des temps, après Morus. Cousin l'a rattaché en philosophie, ainsi que Télesio, son maître, à l'école empirique; M. Franck l'a cru tout à fait panthéiste et explique par cela même son socialisme. Je suis plus porté à considérer la philosophie du moine de Stilo comme un immense éclectisme, réalisé sans trait et sans mesure : « Platon, le Christianisme, la Cabale, « Télésio, l'Astrologie, tout se retrouve dans ce mélange qui clôt << une époque plutôt qu'il n'en commence une autre » (1). Dans la cité du soleil, le prêtre est aussi roi; il réunit en ses mains le pouvoir législatif, la justice, l'administration; il préside aux travaux des savants, des artistes, des industriels: il associe les couples à raison des semblables ou des contraires; une hiérarchie générale embrasse dans ses nombreux échelons les divers éléments de la cité. Ajoutez à cela une physique et une cosmogonie fort étranges. un monde-animal, un soleil-providence, une terre-mère, la prédic

(1) Ch. Renouvier. Manuel de philosophie moderne.

tion d'une grande révolution dans les États et les opinions religieuses, un prosélytisme ardent et qui ne recule nullement devant la contrainte, et vous aurez une idée sommaire, mais assez exacte, de ce livre bizarre.

Campanella était un rêveur, dont une vie solitaire et un long emprisonnement accrurent l'exaltation naturelle. Le philosophe de Malmesbury était, au contraire, un esprit très-net et très-pratique, et s'il fut socialiste, ce fut sans en avoir conscience, uniquement parce que la doctrine du contrat social est la source générique de toutes les erreurs de cette espèce. Au prix d'une de ces inconséquences qui viennent souvent rompre, dans l'histoire des idées, l'inflexibilité et l'extrême portée des systèmes, le panthéiste Spinosa a pu arracher le droit naturel et la liberté civile au naufrage de la personnalité dans l'unité abstraite. Hobbes s'est piqué d'une entière logique. Pour lui, l'homme est un être essentiellement mauvais, et dont tous les instincts pervers se donnent une libre carrière dans l'état naturel. Le souci seul de sa sécurité, incessamment compromise dans les luttes de ce premier état, lui a imposé l'état social, et s'il y a consenti, ainsi qu'à la loi pénale et à la loi civile qui en découlent, c'est pour se garantir de l'hostilité perpétuelle de son semblable homo homini lupus. Tout l'effort du législateur sera dirigé vers l'asservissement de notre liberté native, et sa volonté omnipotente dominera la famille, la cité, l'état. Nous laissera-t-il au moins la liberté de conscience, cette liberté qui a parfois imposé à d'exécrables princes et qu'ils n'ont jamais violée sans encourir la réprobation publique et l'anathème de l'histoire? Et, pour préciser davantage, le chrétien devra-t-il se soumettre au prince jusqu'à l'abjuration de sa foi? Hobbes ne lui laisse que l'alternative ou d'obéir, ou d'aller au martyre. Le choix vous paraît dur : c'est que vous ne croyez pas de tout votre cœur que Jésus-Christ est le Dieu vivant, sans cela vous désireriez vous réunir à lui; c'est que vous voulez feindre la foi chrétienne pour vous soustraire à l'obéissance civile que vous avez consentie. Il y a dans ces paroles une ironie monstrueuse qu'on presse, en effet, ce que Hobbes a pu entendre par le nom de Dieu, et on reconnaît que Dieu dans ses propres idées reste tout à fait inintelligible.

Personne n'aura la pensée de faire de Fénelon un socialiste : ce fut un chrétien des plus illustres et en même temps des plus humbles, ce qui n'empêche point son Télémaque d'être un écrit très-socialiste. On n'y trouve point la communauté des femmes, mais la législation de Salente offre, dans son ensemble, un calque parfait, presque amplifié de la république platonicienne. On a dit que Louis XIV avait appelé Fénelor un bel esprit chimérique : ce

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