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Il a invoqué, en faveur de la pleine liberté du commerce, des arguments qui sont devenus banaux, mais qui ne l'étaient pas, même au temps de Turgot, et qui froissaient toutes les idées du xvre siècle. Chose plus singulière peut-être et plus méritoire, dans une époque où les haines politiques prenaient un masque religieux, où les bûchers s'allumaient à la fois à Paris et à Genève, Bodin se pose en champion décidé de la liberté religieuse. En même temps, il croit à l'astrologie, écrit la Démonomanie et termine l'exposé d'un grand système politique par une théorie de la justice formulée en nombres cabalistiques.

Le grand ouvrage de Bodin est sa République. Il s'y attache, selon la remarque de M. Baudrillart, à concilier Platon et Aristote, «ou » plutôt il est décidément, en morale, de l'école pythagoricienne; « en politique, il s'inspire de préférence de l'esprit et de la méthode « du philosophe stagyrite. » La famille forme à ses yeux le rudiment de la société, et dans les développements que lui fournissent le pouvoir paternel et le pouvoir maternel, l'autorité d'Aristote est manifeste, quoique mêlée à celles du décalogue et du vieux droit romain. Toutefois, l'antiquité ne trouve pas dans Bodin un admirateur servile: il garde vis-à-vis d'elle une indépendance qui n'est pas commune chez ses contemporains, et qui avait entièrement disparu deux siècles plus tard. S'il emprunte à Platon la théorie des climats, en l'atténuant, mais sans la réconcilier avec les droits de la liberté humaine et de la morale, il se montre fort énergique contre la communauté et l'unité absolue en politique. On aime à le voir combattre l'idée classique (le mot est de son biographe) de la dégénérescence de l'espèce humaine, qui est virtuellement comprise dans la décadence successive de l'âge d'or à l'âge de fer. «Si l'on com« pare, s'écrie-t-il, à notre époque l'âge qu'on appelle d'or, il pourrait << paraître un véritable âge de fer», et la grande invention de l'imprimerie lui paraît égaler à elle seule les découvertes réunies des anciens.

Montesquieu a mis en tête de son célèbre ouvrage une épigraphe trop ambitieuse : les grands livres, pas plus que les grandes découvertes ne naissent tout d'une pièce, à la manière de Minerve sortant toute armée du cerveau de Jupiter. En insinuant que la Science nouvelle pourrait bien être la source de l'Esprit des Lois, Cousin a cédé, je crois, au désir de grandir Vico, qui n'en a pas besoin à certains égards. A la vérité, Montesquieu a pu lire le travail du jurisconsulte napolitain, dont la publication précéda de vingt-huit ans celle du sien; mais le but et la méthode qui ont présidé respectivement à l'un et à l'autre diffèrent assez pour exclure toute idée de filiation. C'est autre chose si on parle d'Aristote, de

Machiavel et de Bodin. Montesquieu se distingue, comme le philosophe grec, par une étude approfondie des formes politiques; comme lui encore, il ne subit pas la tyrannie de ces formes et ne les apprécie point sans les rattacher au génie des peuples, à leur religion et à leur histoire. De nos jours, son autorité a baissé on a redressé quelques-unes de ses appréciations historiques et certains de ses aperçus; nos faiseurs de monographies juridiques ne le lisent guère et deux Anglais illustres l'ont beaucoup malmené. C'est peut-être, suivant une très-juste remarque, que Montesquieu appartient à une classe d'esprits qui disparaît de jour en jour, et que nous ne savons plus comprendre, parce que la pression des faits nous rend incapables et presque indignes de la théorie. Pour nous, les sévérités de Bentham et de lord Macaulay sont allées jusqu'au dénigrement et l'injustice, et malgré quelques traces de l'infection classique, que Bastiat et M. Dupont-White ont pu signaler dans l'Esprit des Lois, nous regardons toujours ce livre comme le plus beau monument qui ait encore été élevé par la philosophie politique.

ADALBERT FROUT DE FONTPERTUIS.

OBSERVATIONS COMPLÉMENTAIRES

A L'ARTICLE DE M. PRINCE-SMITH

SUR LE BUT DU MOUVEMENT OUVRIER (1)

Nous venons de lire une des meilleures réfutations des erreurs sur l'économie sociale, répandues de nos jours parmi les ouvriers. Celle-ci est publiée par le président de la Société d'economie politique de Berlin. Malheureusement, ces réfutations parviennent difficilement à ceux qu'on voudrait éclairer, et ne sont guère à la hauteur de leurs lumières. Quant aux initiateurs et propagateurs de fausses doctrines, il n'y a pas d'espoir, même en les convaincant, de leur faire répudier des opinions trop longtemps soutenues, et auxquelles ils doivent leur notoriété, voire même la chance de se saisir, à l'occasion, de quelque pouvoir. Cependant, la plupart des sujets sur lesquels les coryphées du mouvement ouvrier débitent. leurs fantaisies, sont du domaine des économistes, et c'est un

(1) Journal des Économistes, octobre 1871.

devoir de conscience, pour ceux-ci, que de faire entendre la vérité aux populations égarées par des esprits faux ou pervers. Mais, pour se présenter devant une foule imbue de préjugés contre la vraie science économique, il faut être bien sûr de posséder les solutions décisives et irréfutables de toutes les difficultés inhérentes aux questions agitées aujourd'hui par les masses populaires. En outre, il est passablement embarrassant d'avouer les nombreux actes des pouvoirs publics, dont les conséquences pèsent sur le bien-être de la classe ouvrière. Nier ces actes, ou seulement chercher à les atténuer, serait manquer de sincérité et perdre, par là, tout crédit auprès de ceux dont on veut se faire écouter; les dévoiler, au contraire, sans ménagement, serait ajouter de nouveaux aliments à l'excitation que l'on cherche à calmer.

Suivant nous, c'est la classe supérieure en culture, celle qui légifère et gouverne, qui devrait, la première, acquérir des connaissances solides en économie politique. Il s'en faut de beaucoup qu'elle les ait; et l'on voudrait faire descendre jusqu'aux classes les plus infimes un savoir qui manque encore aux plus éclairées! Que l'on instruise d'abord ces dernières; la tâche en est beaucoup plus facile et le succès plus certain. Il n'y aura pas de danger à leur faire connaître les erreurs et les abus qui existent encore dans notre ordre social. Les gouvernants, devenus alors économistes, une infinité d'entraves qui gênent actuellement la production et la distribution équitable des richesses, disparaîtraient sans retard; l'action des pouvoirs publics se renfermerait dans le cercle de sa compétence naturelle; des impôts modérés, affectant le moins possible la production, suffiraient aux dépenses de l'État; enfin, la classe ouvrière, mieux rétribuée et moins imposée, offrirait peu ou point de prise aux agitateurs en tout cas, elle serait plus calme. et par suite plus disposée à faire bon accueil aux hommes de science qui viendraient lui exposer les vérités économiques.

On ne peut méconnaître les difficultés, éprouvées souvent par les ouvriers, pour subvenir à l'entretien de leurs familles, et cela malgré toute leur aptitude et tout leur zèle. La souffrance les pousse à en rechercher les causes, et il n'est pas étonnant que, dans leur ignorance, ils croient les voir ailleurs que là où elles se trouvent réellement. Une fois lancés dans les illusions et irrités par les déceptions qu'ils rencontrent, toujours, au bout de leurs tentatives, ils deviennent des ennemis fanatiques de l'ordre des choses en vigueur. La classe éclairée s'en émeut, et pour faire revenir les égarés au calme et à la raison, elle en appelle à tous les bons sentiments et à la science. Mais pour se poser en apôtre du savoir et de la morale, il faudrait qu'elle n'y eût pas failli elle.

même. Or, quelle est sa science et sa moralité? Nous le voyons par les agissements des gouvernants qui en sont l'élite. Absolvons-la, si l'on veut, du mal qu'elle a pu faire par manque de savoir (1), quoique son ignorance des principes les plus élémentaires de l'économie politique soit vraiment intolérable de notre temps. Mais faut-il autre chose que de la probité pour ne pas commettre des méfaits, tels que, par exemple, la spoliation des créditeurs, sous nom d'impôt sur les arrérages d'une dette de l'État, l'émission abusive du papier-monnaie, etc.? Nous ne savons si ce n'est pas à ce genre de mauvaises actions, ainsi qu'aux fautes commises par ignorance, que M. Prince-Smith fait allusion lorsqu'il dit : « La misère n'est pas la conséquence des principes de notre organisation économique, mais l'effet du développement économique trop incomplet de ces principes. » Pour nous, ce développement est « trop incomplet», précisément parce qu'il est incessamment coutrarié par les erreurs et la mauvaise foi des pouvoirs. Notre organisation économique, qui n'a été ni préconçue, ni inventée par quelqu'un pour ne se maintenir que par la force matérielle, serait le cas d'un système de nos socialistes modernes, spontanément par le jeu libre des intérêts individuels, et pour continuer à exister et à se développer, elle ne demande enncore que cette même liberté de mouvement. Son développement, comme toute chose humaine, d'ailleurs, étant progressif, restera toujours plus ou moins incomplet; seulement, afin qu'il ne le soit pas trop, il faudrait le délivrer de toute atteinte maladroite ou inique.

-

comme ce

a surgi

M. Prince-Smith ajoute que la misère est due, «d'un autre côté, à ce que les personnes qui souffrent n'ont pas encore rempli les conditions indispensables pour profiter pleinement de notre organisation économique. » Ces conditions sont, probablement, l'instruction et la moralité de ces personnes. Elles ne peuvent être remplies si subitement, ni indépendamment du « développement de notre organisation économique », dont l'auteur vient de parler. Les mêmes erreurs et abus contribuent donc à pepétuer l'une comme l'autre des deux causes de la misère indiquées par M. PrinceSmith. Ces causes sont réelles, mais en sont-elles les seules ou même les plus puissantes? A la vue de tant de ses compatriotes qui émigrent annuellement pour l'Amérique, M. Prince-Smith penserait-il que dans le Nouveau-Monde « les principes de notre orga

(1) Nous en avons vu un échantillon dans le Journal des Débats (deux lettres sur les acquits à caution signées A. Pajot, 30 et 31 octobre 1871), avec une curieuse explication de l'imbroglio que de pareilles bévues font naître dans l'industrie.

nisation économique » soient de beaucoup plus complétement développés, et que « les conditions indispensables pour en profiter» se trouvent tout à coup « pleinement remplies » par les émigrés auss tôt qu'ils touchent le sol américain? Certainement non. Aussi, nous ne pouvons attacher qu'une médiocre importance aux deux causes en question, surtout à la seconde. Il est vrai qu'aux EtatsUnis de l'Amérique du Nord, les gouvernants sont moins prompts qu'ailleurs à s'ingérer dans les affaires, les opinions et les croyances de leurs administrés; mais les classes éclairées ne nous y paraissent pas plus au fait des principes naturels de notre organisation économique, à en juger par le caractère protectionniste des impôts sur les produits étrangers que nous y voyons aujourd'hui.

Il faut donc qu'il y ait une autre cause encore de la différence du sort des ouvriers des deux côtés de l'Atlantique, plus efficace que celles citées par l'auteur. Cette cause réside dans le manque de terres cultivables inoccupées et accessibles aux pays trop peuplés de l'Europe, et leur abondance, au contraire, dans le NouveauMonde. Quel que soit l'accroissement de la population, la dépréciation de la valeur du travail manuel rencontre un frein dans l'abondance des terres, car le rapport entre l'offre et la demande du travail y est maintenu par la faculté, pour le trop-plein des bras, de se déverser sur de nouveaux emplacements. Dans un pays possédant cet avantage, l'ouvrier est satisfait à tout degré du développement progressif de « notre organisation économique», et de « sa capacité à en profiter. » Il gagne sans doute aussi à ce développement, mais il n'en est pas impatient comme le sont ceux qui, parqués sans issue dans les pays à population exubérante, n'ont d'espoir qu'en ce moyen seul, beaucoup trop lent à venir. D'ailleurs, quand même on arriverait, dans un pays manquant de terres libres, à développer, autant que possible, « les principes de notre organisation économique, » et à « remplir les conditions indispensables pour en profiter pleinement, » les ouvriers n'auront-ils plus rien à demander, ni aucune raison de se croire mal partagés? M. Prince-Smith paraît en être persuadé, car, à l'assertion de M. Jacobi, que le salaire de l'ouvrier ne suffit généralement que pour procurer à lui et aux siens « le strict nécessaire », il répond « soit », en fai ant voir seulement que le scrict nécessaire est trèsdifférent dans divers pays, et augmente par l'effet du progrès général de la richesse publique. Un meilleur entretien est certainement salutaire; mais, en s'y habituant, il devient indispensable, et lorsque l'on n'y voit plus que le strict nécessaire, on n'en sent pas moins vivement la privation qu'on ne la sentirait avec des habitudes plus modestes.

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