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MARSEILLE

ET L'AVENIR DE SON COMMERCE

SOMMAIRE.

I. Le passé et le présent.

II. Le négociant marseillais. III. Le commerce actuel. IV. L'avenir. Les droits sur les matières premières.

Entre l'Italie et l'Espagne, la Méditerranée découpe un large golfe. Le Rhône, vient y déverser ses eaux, et comme le Nil et la plupart des fleuves méditerranéens, y former un vaste delta. Plus à l'Est, court une baie découpée dans le golfe lui-même, et limitée de part et d'autre par une pointe de terre qui s'avance aiguë dans la mer. Dans la baie sont éparses quelques îles, qui çà et là sont plutôt des écueils. Du côté de la terre ferme, une ligne continue de montagnes s'arrondit en fer à cheval, et ce sont les extrémités de cette chaîne qui forment, en s'enfonçant dans l'abîme, les deux caps qui limitent la baie. Aux temps antediluviens, cette ligne servait elle-même de digue à l'eau qui baignait les pieds de ce rempart naturel. Plus tard, l'espace entre la montagne et la mer fut comblé par des détritus de rochers, des amas de cailloux roulés, de sables agglutinés, sur lesquels se déposa insensiblement une légère couche de terre. Sur cet humus un peu sec, la végétation ne tarda pas à apparaître.

C'est au fond de la baie devant laquelle s'étendent ces campagnes, que sont situés le port et la ville de Marseille. Les montagnes tressent à ce territoire étroit une belle couronne de pierre, et découpent sur l'azur du ciel leur silhouette dentelée. Ici c'est le Pilon du Roi, au contour cylindrique, là le piton de Garlaban, au profil triangulaire, l'un et l'autre bien connus des marins, qui les aperçoivent de plusieurs lieues en mer, avant même de découvrir le port. Le bassin de Marseille s'annonce de loin au navigateur par ces sentinelles avancées, qui projettent à plusieurs centaines de mètres leurs assises de calcaires dénudés. Les montagnes de la Gineste et de Marseille-à-Veïre terminent la chaîne du côté du levant. Dans des anfractuosités à l'abri poussent quelques bouquets de pins; mais le roc reprend bientôt ses droits, et de larges et longues assises, d'un blanc bleuâtre, qui vont s'inclinant à la mer, font rêver aux montagnes de l'Attique. La nature, parfois bizarre, s'est

plu à découper en un point le profil de la roche sur le profil d'un visage humain, et ce point a reçu le nom de tête de Puget. La légende, s'emparant de ce fait ou plutôt de cette coïncidence, prétend que le grand sculpteur, un enfant du pays, a lui-même, de son puissant ciseau, façonné cette montagne. En Italie, on prête à Michel-Ange une fantaisie analogue. A travers les bancs de calcaires sont ouvertes quelques grottes. L'une d'elles, dite la Paume-deRoland, jouit d'une célébrité méritée. Ce sont là toutes les curiosités de ces montagnes, dont la pierre, en quelques endroits trèsdure, peut recevoir le poli du marbre, et qui contiennent aussi, notamment du côté du village d'Allanch, quelques filons de minerai de fer.

Le territoire au pied des montagnes forme ce qu'on nomme en géographie le bassin de Marseille, et pour parler la langue du crû, le terradou ou le terroi:. Trois petits ruisseaux, les Aygalades au nord, l'Huveaune au sud, et au centre le Jarret, qui se jette dans l'Huveaune, arrosaient seuls ce territoire il y a quelques années. Depuis, la municipalité de Marseille, a eu l'heureuse idée d'aller emprunter à la Durance un volume d'eau suffisant pour désaltérer à la fois les habitants et les campagnes de ce pays brûlé du soleil. Les sources de ces trois cours d'eau dessinent dans la chaîne continue qui enserre le bassin de Marseille trois cols ou passages. Ce sont ces cols que traversent les routes d'Aix, de Draguignan et de Toulon, par où l'on sort de ce vaste cirque ailleurs inaccessible.

Le canal de la Durance suit dans son parcours principal les sinuosités du bassin de Marseille, qu'il aborde au col de la Viste où passe aussi la route d'Aix. Les eaux de ce canal ont transformé à la fois et la végétation et le climat de cette partie de la Provence. L'olivier, l'amandier, le figuier, la vigne, le mûrier, mêlés à quelques essences résineuses telles que le pin, certains arbustes odorants, le térébinthe, le lentisque, le laurier, poussent ici dans leur terrain naturel. Ils rencontrent dans le sol les éléments calcaires et siliceux, et dans l'air ambiant le degré de siccité et de chaleur qui leur conviennent. Les eaux de la Durance ont modifié cette végétation primordiale. L'air est devenu plus humide, les vents moins fréquents. Des prairies artificielles, des arbres d'ornement ont été semés, et qui a vu le bassin de Marseille, desséché et couvert de poussière il y a vingt ans, ne le reconnaît plus. Ce n'est pas qu'une fraîche Tempé ait partout succédé à des campagnes calcinées; mais il n'est pas rare de trouver un peu d'ombre devant les bastides marseillaises, et il ne faut plus pour cela tourner autour de la maison avec le soleil. Certaines de ces villas furent plantées dès l'occupation romaine. Quelques-unes avaient jadis et ont encore une sorte 3o SERIE, T. XXIV. 15 décembre 1871.

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de réputation. C'est, à l'ouest, le château des Tours, appartenant aux Foresta, et qui projette gracieusement ses tourelles au milieu d'une pinède ou bois de pins, puis le château des Aygalades, commencé par Villars quand il était gouverneur de Provence, habité plus tard par Barras, et qui est devenu de nos jours la propriété de la famille de Castellane, ainsi que le château voisin, également célèbre, de Fontainieu; après, vient la campagne du roi René, qu'occupa le bon roi de Provence, ami de la chasse et du soleil. A l'extrémité opposée est le château Borély, bâti sous Louis XVI, et qui peut lutter d'élégance avec le Petit-Trianon de Versailles. La ville vient d'acquérir cette magnifique propriété, et y a fondé un jardin public et un musée archéologique principalement destiné aux découvertes locales. A Mazargues, au pied des montagnes, est le château du roi d'Espagne, qu'habita Charles IV quand Napoléon l'eut dépouillé de sa couronne, et près de la belle promenade du Prado, qui mène à la mer, la villa de Belombre, qu'occupèrent successivement la fille et la petite-fille de madame de Sévigné, mesdames de Grignan et de Simiane.

D'autres châteaux du terroir marseillais mériteraient également d'être cités, tel que celui de la Reynarde, au milieu des prairies, sur la route pittoresque de Toulon. Entre toutes ces grandes résidences sont disséminées des milliers de bastides qui font autour de la ville, devant la mer et au pied des montagnes, comme une seconde ville éparse au milieu des arbres. C'est là que le Marseillais, de tout temps ami de la campagne, occupe les loisirs du dimanche, et, pendant la saison du gibier, se livre aux émotions d'une chasse imaginaire, la chasse au poste et au filet, sur laquelle il court tant de légendes.

I

LE PASSÉ ET LE PRÉSENT.

Le pays qu'on vient de décrire fut habité de toute antiquité. Si les productions de son sol n'étaient pas de nature à tenter l'agriculteur et à faire vivre de nombreuses tribus, la sûreté de ses rivages, l'abri profond qu'offrait la mer en certains endroits, la défense naturelle que le rempart des montagnes présentait du côté de la terre ferme, durent de bonne heure attirer l'attention du navigateur. Il est certain que dès les temps les plus reculés, les Ligures, établis là peut-être comme autochtones, et bientôt après les Phéniciens, ces rois de la Méditerranée, venus de Tyr et de Sidon, installèrent sur ce point des comptoirs. Vers l'an 600 avant notre ère, les Phocéens, chassés par les Perses de l'Asie mineure,

arrivèrent à leur tour, et jetèrent les fondements de Marseille aux lieux mêmes où elle est encore. Tous les historiens de l'antiquité ont parlé de ce fait, et il est peu d'événements sur lesquels il y ait moins à disputer. La date de la fondation de Massilie est aussi certaine que celle de la fondation de Rome, et les circonstances qui amenèrent les Phocéens en Gaule sont moins fabuleuses que celles qui conduisirent les Troyens en Afrique et en Italie. Il faut là-dessus lire surtout le récit de Justin, cet intéressant abréviateur de TroguePompée. Simos et Protis, partis de Phocée avec l'élite de la jeunesse de leur pays, pour rejoindre une première expédition, abordèrent non loin des embouchures du Rhône, chez les Segobriges, qui avaient pour roi Nannus. Protis lui demande son amitié et la permission d'établir une ville sur les limites de ses états. Ce jour-là Nannus donnait un grand festin, dans lequel sa fille Gyptis, suivant la coutume, devait choisir un époux en présentant à l'un des convives une coupe remplie d'eau. Protis avait été invité. Sans doute que la beauté de ce visiteur grec inattendu fixa le choix de la jeune gauloise; Gyptis lui offrit la coupe, et dès ce jour, les Phocéens s'établirent au fond du golfe où ils bâtirent Massilie (1).

La colonie fondée sous d'aussi heureux auspices, ne tarda pas à prospérer. Marseille devint bientôt sur les mers la rivale et l'effroi de Carthage, dans la politique et la guerre allia ses destinées à celles de Rome, et disputa la palme des lettres à Athènes. Ses écoles sont restées célèbres pendant toute l'antiquité, et les riches romains envoyaient volontiers leurs fils achever leurs études grecques à Massilie. Les navires partis du Lacydon (c'est le nom que les Phocéens avaient donné au port de Marseille) luttèrent victorieusement avec les navires phéniciens, non-seulement pour les expéditions commerciales, mais encore pour les explorations scientifiques. Pythéas et Euthymènes, deux navigateurs marseillais, émules du carthaginois Hannon, visitèrent, l'un la côte d'Afrique jusqu'au-delà du golfe de Guinée, l'autre l'Atlantique jusque sur les rivages de Bretagne, l'ultima Thule, où se chargeait l'étain. Pytheas détermina la latitude de Marseille. Le chiffre qu'il a donné et que nous a transmis le géographe Ptolémée, est le même qu'ont trouvé les astronomes modernes, à quelques minutes près. Les aris fleurirent avec les sciences. Les médailles de bronze et d'argent de Massilie font l'étonnement des antiquaires, et le disputent à celles de Syracuse pour le fini, l'élégance et le relief du dessin. Enfin les institutions politiques de la jeune république méritèrent par leur sagesse d'être proposées comme exemple, et Aristote fit sur elles

(1) Justin, Histoire universelle, liv. XLIII.

un commentaire spécial. Grâce à tant d'avantages, Marseille étendit au loin ses relations, devint bien vite une métropole puissante, et créa à son tour des comptoirs tout le long du golfe qui court de l'Italie à l'Espagne. Nice, fondée en l'honneur d'une victoire remportée sur les Ligures, Antibes, Agde, Roses, sont des colonies marseillaises, aisément reconnaissables à leurs noms helléniques. Quand Pompée disputa à César la domination du monde romain, Marseille se rangea avec tout le parti républicain du côté de Pompée. César prit la ville après un long siége qu'il a lui-même raconté, et respecta ses franchises. Marseille suivit dès lors toutes les destinées de Rome.

Au moyen-âge, nous voyons la grande citée commerciale, tantôt passer sous la domination des comtes de Provence, tantôt rester république indépendante, gouvernée par un podestat étranger, comme les républiques italiennes, ses sœurs. Le code ou consulat de la mer que Marseille promulgua, fut imité par presque toutes les cités commerçantes de ce temps-là, et a inspiré les célèbres ordonnances de Colbert, et la plupart des articles de notre code maritime et commercial. Au temps des croisades, la prospérité de Marseille atteignit son apogée. Avec Gênes, Pise, Venise, elle centralisa dans son port tout le commerce de l'Orient et de la Méditerranée. Elle fut plusieurs fois dévastée, soit par les rois d'Aragon qui voulaient la conquérir, soit par les Sarrasins, qui firent sur les côtes de Provenceplus d'une incursion. C'est peut-être alors que disparurent pour toujours une partie des anciens monuments de Marseille, où il ne reste presque rien du passé, ce qui fait dire si justement que «Marseille est une ville antique sans antiquités » (!).

Quand la Provence fut annexée à la couronne de France par le testament du roi René, Marseille conserva une portion de ses libertés. Elle se montra prête à les défendre contre le connétable de

(1) Les fouilles entreprises en divers points de la ville, pour la création de nouveaux quartiers ou l'ouverture de nouvelles rues, ont cependant donné partout des résultats inespérés. Une inscription phénicienne, la plus belle et la plus complète qu'on connaisse; une superbe statue en basalte représentant la déesse Ma, et qui a dû être apportée dans Marseille phocéenne par une colonie d'Égyptiens ; une trirème en bois de cèdre, dont les membrures sont retenues par des clous en bronze, et dont la découverte fit naguère tant de bruit; une série de stèles ou niches phéniciennes avec leurs divinités; divers cimetières remontant à des âges très-éloignés; de magnifiques mosaïques romaines, etc., ont çà et là été découverts. Tous ces trésors archéologiques peuvent aujourd'hui être visités au musée du château Borély.

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