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la résistance de l'eau, la coupe du bâtiment, le poids de sa charge, etc., de même, on ne peut opérer avec sûreté, en matière de législation, sans considérer toutes les circonstances qui influent sur la sensibilité.

Je me borne ici à ce qui concerne le code pénal; il exige dans toutes ses parties une attention scrupuleuse à cette diversité de circonstances.

1° Pour évaluer le mal d'un délit. En effet, le même délit nominal n'est pas le même délit réel, lorsque la sensibilité de l'individu lésé n'est pas la même. Telle action, par exemple, serait une insulte grave envers une femme, tandis qu'elle est indifférente envers un homme. Telle injure corporelle, qui, faite à un malade, met sa vie en danger, n'a point de conséquence pour un homme en pleine santé. Une imputation qui peut ruiner la fortune ou l'honneur de tel individu, ne ferait aucun tort à tel autre.

2o Pour donner une satisfaction convenable à l'individu lésé. La même satisfaction nominale n'est pas la même satisfaction réelle, lorsque la sensibilité diffère essentiellement. Une satisfaction pécuniaire pour un affront, pourrait être agréable ou offensante, selon le rang de la personne, selon sa fortune, selon les préjugés reçus. Suis-je insulté? un pardon demandé publiquement serait une satisfaction suffisante de la part de mon supérieur ou de mon égal, mais non pas de celle de mon inférieur.

3o Pour estimer la force et l'impression des peines sur les délinquants. La même peine nominale n'est pas la même peine réelle, dans les cas où la sensibilité diffère essentiellement. Le bannissement ne sera pas une peine égale pour un jeune homme ou pour un vieillard, pour un célibataire ou pour un père de famille, pour un artisan qui n'a pas de moyens de subsister hors de son pays, ou pour un homme riche qui ne fait que changer la scène de ses plaisirs. L'emprisonnement ne sera pas une peine égale pour un homme ou pour une femme, pour une personne en santé ou pour une personne malade, pour un riche dont la famille ne souffre pas de son absence, ou pour un homme qui ne vit que de son travail et qui laisse la sienne dans la pauvreté.

4° Pour transplanter une loi d'un pays dans un autre. La mème loi verbale ne serait pas la même loi réelle, lorsque la sensibilité des deux peuples serait essentiellement différente. Telle loi d'Europe qui fait le bonheur des familles, transportée en Asie, deviendrait le fléau de la société. Les femmes, en Europe, sont accoutumées à jouir de la liberté et même de l'empire domestique : les femmes, en Asie, sont préparées, par leur édu

cation, à la clôture d'un sérail, et mème à la servitude. Le mariage en Europe et dans l'Orient n'est pas un contrat de la mème espèce si on voulait le soumettre aux mèmes lois, on ferait évidemment le malheur de toutes les parties intéressées.

Les mêmes peines, dit-on, pour les mêmes délits. Cet adage a une apparence de justice et d'impartialité qui a séduit tous les esprits superficiels. Pour lui donner un sens raisonnable, il faut déterminer auparavant ce qu'on entend par mèmes peines et mèmes délits. Une loi inflexible, une loi qui n'aurait égard ni au sexe, ni à l'âge, ni à la fortune, ni au rang, ni à l'éducation, ni aux préjugés moraux ou religieux des individus, serait doublement vicieuse, comme inefficace ou comme tyrannique. Trop sévère pour l'un, trop indulgent pour l'autre, toujours péchant par excès ou par défaut, sous une apparence d'égalité elle cacherait l'inégalité la plus monstrueuse.

Lorsqu'un homme d'une grande fortune et un autre d'une condition médiocre sont condamnés à la même amende, la peine est-elle la même? souffrent-ils le même mal? L'inégalité manifeste de ce traitement n'est-elle pas rendue plus odieuse par l'égalité dérisoire? et le but de la loi n'est-il pas manqué, puisque l'un peut perdre jusqu'aux ressources de son existence, tandis que l'autre échappe en triomphant? Qu'un jeune homme robuste et un débile vieillard soient condamnés tous deux à traîner des fers pour un même nombre d'années, un raisonneur, habile à obscurcir les vérités les plus évidentes, pourra soutenir l'égalité de cette peine; mais le peuple, qui ne sophistique pas sa raison, le peuple, fidèle à la nature et au sentiment, éprouvera ce murmure intérieur de l'âme à l'aspect de l'injustice; et son indignation, changeant d'objet, passera du criminel au juge, et du juge au législateur.

Je ne veux pas dissimuler des objections spécieuses. «Comment est-il possible de faire entrer

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en ligne de compte toutes ces circonstances qui <«< influent sur la sensibilité? Comment peut-on « apprécier des dispositions internes et cachées. << telles que la force d'esprit, le degré des lumières, «<les inclinations, les sympathies? Comment peut<< on mesurer des qualités différentes dans tous les « êtres? Un père de famille peut consulter ces dis« positions intérieures, ces diversités de caractère << dans le traitement de ses enfants; mais un insti« tuteur public, chargé d'un nombre limité de disciples ne le peut pas. Le législateur, qui a en << vue un peuple nombreux, est, à plus forte raison, obligé de s'en tenir à des lois générales, et même «< il doit craindre de les compliquer en descendant

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« à des cas particuliers. S'il laissait aux juges le « droit de varier l'application des lois selon cette diversité infinie de circonstances et de caractères, il n'y aurait plus de limites à l'arbitraire des juge. <ments: sous prétexte de saisir le véritable esprit « du législateur, les juges feraient des lois l'instru«ment de leurs prévarications et de leurs fantai«sies. Sed aliter leges, aliter philosophi tollunt • astutias: leges quatenùs manu tenere pos« sunt; philosophi quatenús ratione et intelligentiá. De Off. 3. 17. »

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Il ne s'agit pas de répondre, mais d'éclaircir : car tout cela renferme moins une objection qu'une difficulté; ce n'est pas le principe qu'on nie, c'est son application qu'on croit impossible.

1o Je conviens que la plupart de ces différences de sensibilité sont inappréciables, qu'il serait impossible d'en constater l'existence dans les cas individuels, ou d'en mesurer la force et le degré; mais, heureusement, ces dispositions intérieures et cachées ont, si je puis parler ainsi, des indices extérieurs et manifestes. Ce sont les circonstances que j'ai appelées secondaires : sexe, âge, rang, race, climat, gouvernement, éducation, profession religieuse; circonstances évidentes et palpables qui représentent les dispositions intérieures. Voilà le législateur soulagé de la partie la plus difficile. Il ne s'arrête pas aux qualités métaphysiques ou morales, il ne se prend qu'à des circonstances ostensibles. I ordonne, par exemple, la modification de telle peine, non pas à cause de la plus grande sensibilité de l'individu, ou à raison de sa persévérance, de sa force d'âme, de ses lumières, etc., mais à raison du sexe ou de l'âge. Il est vrai que les présomptions tirées de ces circonstances sont sujettes à être en défaut. Il se peut qu'un enfant de quinze ans soit plus éclairé qu'un homme de trente; il se peut que telle femme ait plus de courage ou moins de pudeur que tel homme; mais ces présomptions auront, en général, toute la justesse nécessaire pour éviter de faire des lois tyranniques, et surtout pour concilier au législateur les suffrages de l'opinion.

2o Ces circonstances secondaires ne sont pas seulement faciles à saisir : elles sont en petit nombre, elles forment des classes générales. On peut en tirer des bases de justification, d'exténuation, ou d'aggravation pour les différents délits. Ainsi la complication disparaît, tout se ramène aisément au principe de la simplicité.

5o Il n'y a pas d'arbitraire : ce n'est pas le juge, c'est la loi mème qui modifie telle ou telle peine, selon le sexe, l'àge, la profession religieuse, etc. Pour d'autres circonstances, dont il faut absolument laisser l'examen au juge, comme le plus ou moins

dans le dérangement d'esprit, le plus ou moins dans la force, le plus ou moins dans la fortune, le plus ou moins dans la parenté, le législateur qui ne peut rien prononcer pour les cas individuels, dirige les tribunaux par des règles générales, et leur laisse une certaine latitude, afin qu'ils puissent proportionner leur jugement à la nature particulière de la circonstance.

Ce qu'on recommande ici n'est pas une idée utopienne. Il n'y a point eu de législateur assez barbare ou assez stupide pour négliger toutes les circon stances qui influent sur la sensibilité. Ils en ont eu un sentiment plus ou moins confus qui les a guidés dans l'établissement des droits civils et politiques; ils ont montré plus ou moins d'égard à ces circonstances, dans l'institution des peines; de là les différences admises pour les femmes, les enfants, les hommes libres, les esclaves, les militaires, les prêtres, etc.

Dracon paraît être le seul qui ait rejeté toutes ces considérations, au moins en matière pénale : tous les délits lui ont paru égaux, parce qu'ils étaient tous des violations de la loi. Il a condamné tous les délinquants à mort sans distinction. Il a confondu, il a bouleversé tous les principes de la sensibilité humaine. Son horrible ouvrage n'a pas duré longtemps. Je doute que ses lois aient jamais été suivies au pied de la lettre.

Sans tomber dans cet extrême, que de fautes n'a-t-on pas faites dans le mème sens! Je ne finirais pas si j'en voulais citer des exemples. Croirait-on qu'il y ait eu des souverains qui ont mieux aimé perdre des provinces, ou faire couler des flots de sang humain, que de ménager une sensibilité particulière d'un peuple, de tolérer une coutume indifférente en elle-mème, de respecter un ancien préjugé, un certain habillement, une certaine formule de prières?

Un prince de nos jours, actif, éclairé, animé par le désir de la gloire et du bonheur de ses sujets 1, entreprit de tout réformer dans ses États, et souleva tout contre lui. A la veille de sa mort, repassant tous les chagrins de sa vie, il voulait qu'on gravat sur sa tombe qu'il avait été malheureux dans toutes ses entreprises. Il aurait fallu y graver aussi, pour l'instruction de la postérité, qu'il avait toujours ignoré l'art de ménager les penchants, les inclinations, la sensibilité des hommes.

Lorsque le législateur étudie le cœur humain, lorsqu'il se prète aux différents degrés, aux différentes espèces de sensibilité par des exceptions, des limitations, des adoucissements, ces tempé

1 Joseph II.

raments du pouvoir nous charment comme une condescendance paternelle : c'est le fondement de cette approbation que nous donnons aux lois, sous les noms un peu vagues d'humanité, d'équité, de convenance, de modération, de sagesse.

Je trouve en ceci une analogie frappante entre l'art du législateur et celui du médecin. Ce catalogue des circonstances qui influent sur la sensibilité, est nécessaire à ces deux sciences. Ce qui distingue le médecin de l'empirique, c'est cette attention à tout ce qui constitue l'état particulier de l'individu. Mais c'est surtout dans les maladies de l'esprit, dans celles où le moral est affecté, lorsqu'il s'agit de surmonter des habitudes nuisibles et d'en former de nouvelles, qu'il est nécessaire d'étudier tout ce qui influe sur les dispositions d'un malade. Une seule erreur à cet égard peut changer tous les résultats, et aggraver le mal par les remèdes.

CHAPITRE X.

ANALYSE DU BIEN ET DU MAL POLITIQUE.— COMMENT ILS SE RÉPANDENT DANS LA SOCIÉTÉ.

:

Il en est du gouvernement comme de la médecine; sa seule affaire est le choix des maux. Toute loi est un mal, car toute loi est une infraction à la liberté mais, je le répète, le gouvernement n'a que le choix des maux. En faisant ce choix, quel doit être l'objet du législateur? Il doit s'assurer de deux choses; 1° que, dans chaque cas, les incidents qu'il s'efforce de prévenir, sont réellement des maux; el 2o que ces maux sont plus grands que ceux qu'il emploie pour les prévenir.

Il a donc deux choses à observer, le mal du délit et le mal de la loi : le mal de la maladie et le mal du remède.

Un mal vient rarement seul. Un lot de mal ne peut guère tomber sur un individu, sans s'étendre de là comme d'un centre. Dans le cours de sa marche, nous le verrons prendre différentes formes: nous verrons un mal d'une espèce sortir d'un mal d'une autre espèce; et même le mal provenir du bien, et le bien du mal. Tous ces changements sont importants à connaître et à distinguer; c'est mème en ceci qu'est l'essence de la législation. Mais heureusement ces modifications du mal sont en petit nombre, et les différences sont fortement marquées. Il nous suffira de trois distinctions principales

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Voilà les seuls termes nouveaux dont nous aurons besoin pour exprimer la variété des formes que le mal peut prendre.

Le mal résultant d'une mauvaise action peut se diviser en deux lots principaux : 1o celui qui tombe immédiatement sur tel ou tels individus assignables, je l'appelle mal du premier ordre; 2o celui qui prend sa source dans le premier, et se répand sur la communauté entière, ou sur un nombre indéfini d'individus non assignables, je l'appelle mal du second ordre.

Le mal du premier ordre peut se distinguer en deux branches 1o le mal primitif qui est particulier à l'individu lésé, au premier souffrant, à celui, par exemple, qui est battu ou volé; 2o le mal dérivatif, cette portion de mal qui tombe sur des individus assignables, en conséquence du mal souffert par le premier, à raison de quelque liaison entre eux, soit d'intérêt personnel, soit de sympathie.

Le mal du second ordre peut également se distinguer en deux branches : 1o l'alarme, 2o le danger. L'alarme est une peine positive, peine d'appréhension, appréhension de souffrir le même mal dont on vient de voir un exemple. Le danger est la chance que le mal primitif ne produise des maux du même genre.

Les deux branches du mal du second ordre sont étroitement liées, mais cependant elles sont tellement distinctes, qu'elles peuvent exister séparément. L'alarme peut exister sans le danger; le danger peut exister sans l'alarme. On peut être dans l'effroi pour une conspiration purement imaginaire; on peut être dans la sécurité au sein d'une conspiration prête à éclater. Mais ordinairement l'alarme et le danger vont ensemble comme effets naturels de la même cause. Le mal arrivé fait attendre des maux du même genre en les rendant probables. Le mal arrivé fait naître le danger : la perspective du danger fait naître l'alarme. Une mauvaise action entraîne un danger par l'exemple: elle peut préparer les voies à une autre mauvaise action, 1o en suggérant l'idée de la commettre, 2o en augmentant la force de la tentation.

Suivez ce qui peut se passer dans l'esprit de tel ou tel individu, lorsqu'il entend parler d'un vol qui a réussi. Il ne connaissait pas ce moyen de subsister, ou il n'y pensait pas l'exemple agit comme une

instruction, et lui fait concevoir la première idée de recourir au même expédient. Il voit que la chose est possible, pourvu qu'on s'y prenne bien: exécutée par un autre, elle lui parait moins difficile et moins périlleuse. C'est une trace qui le guide dans un sentier où il n'aurait pas osé se hasarder le premier. Cet exemple a un autre effet non moins remarquable sur son esprit c'est d'affaiblir la puissance des motifs qui le retenaient; la crainte des lois perd une partie de sa force tant que le coupable demeure impuni; la crainte de la honte diminue également, parce qu'il voit des complices qui lui offrent, pour ainsi dire, une association rassurante contre le malheur du mépris. Cela est si vrai, que partout où les vols sont fréquents et impunis, ils ne causent pas plus de honte que toute autre manière d'acquérir. Les premiers Grecs n'en concevaient. aucun scrupule. Les Arabes d'aujourd'hui s'en font gloire.

Appliquons cette théorie. - Vous avez été battu, blessé, insulté, volé. La masse de vos peines personnelles considérées en vous seul, forme le mal primitif. Mais vous avez des amis : la sympathie les fait participer à vos peines. Vous avez une femme, des enfants, des parents: une partie de la honte dont vous a couvert l'affront que vous avez subi, rejaillit sur eux. Vous avez des créanciers: la perte que vous avez faite vous oblige de les faire attendre. Toutes ces personnes souffrent un mal plus ou moins grave dérivé du vôtre; et ces deux lots de mal, le vôtre et le leur, composent ensemble le mal du premier ordre.

Ce n'est pas tout. La nouvelle de ce vol avec ses circonstances se répand de bouche en bouche. L'idée du danger se réveille, et par conséquent l'alarme. Cette alarme est plus ou moins grande, selon ce qu'on a appris du caractère des voleurs, des mauvais traitements qu'ils ont faits, de leur nombre et de leurs moyens ; selon qu'on est plus ou moins près du lieu de l'événement, qu'on a plus ou moins de force et de courage, qu'on voyage seul ou avec une femme, qu'on porte avec soi plus ou moins d'effets précieux, etc. Le danger et cette alarme constituent le mal du second ordre.

Si le mal qu'on vous a fait est de nature à se propager; par exemple, si on vous a diffamé par une imputation qui enveloppe une classe plus ou moins nombreuse d'individus, il ne s'agit plus d'un mal simplement privé, mais d'un mal extensif. I est augmenté à proportion du nombre de ceux qui y participent.

Si la somme qu'on vous a volée appartenait non à vous, mais à une société ou à l'État, la perte serait un mal répartible ou divisible. Au contraire du cas précédent, le mal se trouve ici diminué à

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proportion du nombre de ceux qui y participent. Si, en conséquence de la blessure que vous avez reçue, vous souffrez quelque mal tout à fait distinct du premier, comme d'abandonner des affaires lucratives, de manquer un mariage, de ne pas obtenir un poste avantageux, c'est ce qu'on peut appeler mal conséquentiel.

Le mal permanent est celui qui, une fois fait, ne peut plus se changer: par exemple, une injure personnelle irréparable, une amputation, la mort, etc. Le mal passager ou évanescent est celui qui est susceptible de cesser tout à fait, comme une maladie qui se guérit ou comme une perte qui peut être complétement compensée.

Ces distinctions, quoique en partie nouvelles, ne sont rien moins que des subtilités inutiles. Ce n'est que par leur moyen qu'on peut apprécier la différence de malignité entre différents crimes, et régler la proportion des peines.

Cette analyse nous fournira un criterium moral, un moyen de décomposer les actions humaines, comme on décompose les métaux pour reconnaître leur valeur intrinsèque et la quantité précise d'alliage.

Si parmi les actions mauvaises, ou réputées telles, il en est qui ne produisent point d'alarme, quelle différence entre ces actions et celles qui en produisent! L'objet du mal primitif est un seul individu; le mal dérivatif ne peut s'étendre qu'à un petit nombre. Mais le mal du second ordre peut embrasser la société tout entière. Qu'un fanatique, par exemple, commette un assassinat pour cause d'hérésie, le mal du second ordre, l'alarme surtout, peut valoir plusieurs millions de fois le mal du premier ordre.

Il y a une grande classe de délits, dont tout le mal consiste en danger. Je parle de ces actions qui, sans blesser aucun individu assignable, sont nuisibles à la société entière. Prenons pour exemple un délit contre la justice. La mauvaise conduite d'un juge, d'un accusateur ou d'un témoin, fait absoudre un coupable. Voilà un mal sans doute, car voilà un danger, le danger d'enhardir par l'impunité le délinquant lui-même à réitérer ses crimes; le danger d'encourager d'autres délinquants par l'exemple et le succès du premier. Cependant il est probable que ce danger, tout grave qu'il peut être, aura échappé à l'attention du public, et que ceux qui, par l'habitude de la réflexion, sont capables de le démêler, n'en concevront point d'alarme. Ils ne craignent pas de le voir se réaliser sur personne.

Mais l'importance de ces distinctions ne peut se faire sentir que dans leur développement. Nous en verrons bientôt une application particulière.

Si nous portons la vue encore plus loin, nous

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découvrirons un autre mal qui peut résulter d'un délit. Quand l'alarme arrive à un certain point, quand elle dure longtemps, son effet ne se borne pas aux facultés passives de l'homme; il passe jusqu'à ses facultés actives, il les amortit, il les jette dans un état d'abattement et de torpeur. Ainsi, quand les vexations, les déprédations sont devenues habituelles, le laboureur découragé ne travaille plus que pour ne pas mourir de faim; il cherche dans la paresse la seule consolation de ses maux : l'industrie tombe avec l'espérance, et les ronces s'emparent des terrains les plus fertiles. Cette branche du mal peut s'appeler le mal du troisième ordre.

Que le mal arrive par le fait d'un homme, ou qu'il résulte d'un événement purement physique, toutes ces distinctions seront également applicables.

Heureusement, ce n'est pas au mal seul qu'il appartient de se propager et de se répandre. Le bien a les mêmes prérogatives. Suivez l'analogie: vous verrez sortir d'une bonne action un bien du premier ordre, également divisible en primitif et dérivatif; et un bien du second ordre qui produit un certain degré de confiance et de sûreté.

Le bien du troisième ordre se manifeste dans cette énergie, cette gaieté de cœur, cette ardeur d'agir qu'inspirent les motifs rémunératoires. L'homme, animé par ce sentiment de joie, trouve en lui-même des forces qu'il ne se connaissait pas.

La propagation du bien est moins rapide, moins sensible que celle du mal. Un grain de bien, si j'ose parler ainsi, est moins productif en espérances qu'un grain de mal ne l'est en alarmes. Mais cette différence est abondamment compensée; car le bien est un résultat nécessaire de causes naturelles qui opèrent toujours, tandis que le mal ne se produit que par accident et par intervalle.

La société est tellement constituée, qu'en travaillant à notre bonheur particulier, nous travaillons pour le bonheur général. On ne peut augmenter ses propres moyens de jouissance sans augmenter ceux d'autrui. Deux peuples, comme deux individus, s'enrichissent par leur commerce réciproque, et tout échange est fondé sur des avantages respectifs.

Heureusement encore, les effets du mal ne sont pas toujours un mal. Ils revètent souvent la qualité contraire. Ainsi, les peines juridiques, appliquées aux délits, quoiqu'elles produisent un mal du premier ordre, cessent dans la société d'être regardées comme un mal, parce qu'elles produisent un bien du second ordre. Elles entraînent de l'alarme et du danger; mais pour qui? ce n'est que pour une classe d'hommes malfaisants, qui veulent

bien s'y exposer : qu'ils soient tranquilles, il n'y a plus pour eux ni danger ni alarme.

Nous n'aurions jamais pu parvenir à subjuguer jusqu'à un certain point ce vaste empire du mal, si nous n'avions appris à nous servir de quelques maux pour en combattre d'autres. Il a fallu façonner des auxiliaires parmi les peines, pour les opposer à d'autres peines qui fondaient sur nous de toutes parts. C'est ainsi que, dans l'art de guérir une autre classe de maux, les poisons bien ménagés sont devenus des remèdes.

CHAPITRE XI.

RAISONS POUR ÉRIGER CERTAINS ACTES EN DÉLITS.

Nous avons fait l'analyse du mal; cette analyse nous montre qu'il y a des actes dont il résulte plus de mal que de bien : ce sont les actes de cette nature, ou du moins ceux qui ont été réputés tels, que les législateurs ont prohibés. Un acte prohibé est ce qu'on appelle un délit. Pour faire respecter ces prohibitions, il a fallu instituer des peines.

Mais convient-il d'ériger certaines actions en délits? ou, en d'autres termes, convient-il de les soumettre à des peines légales?

Quelle question! Tout le monde n'est-il pas d'accord? doit-on chercher à prouver une vérité reconnue, une vérité si bien établie dans l'esprit des hommes ?

Tout le monde est d'accord; soit. Mais sur quoi est fondé cet accord? Demandez à chacun ses raisons. Vous verrez une étrange diversité de sentiments et de principes : vous ne la verrez pas seulement parmi le peuple, mais parmi les philosophes. Est-ce du temps perdu que de chercher une base uniforme de consentement sur un objet si essentiel?

L'accord qui existe n'est fondé que sur des préjugés, et ces préjugés varient selon les temps et les lieux, selon les opinions et les coutumes. On m'a toujours dit que telle action était un délit, et je pense qu'elle est un délit voilà le guide du peuple et même du législateur. Mais si l'usage a érigé en délits des actions innocentes, s'il a fait considérer comme graves des délits légers, comme légers des délits graves, s'il a varié partout, il est clair qu'il faut l'assujettir à une règle, et non pas le prendre pour règle lui-même. Appelons donc ici le principe de l'utilité. Il confirmera les arrêts du préjugé partout où ils sont

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