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CHAPITRE I

Les intérêts vitaux.

Comment discerner les intérêts vitaux ? Quel ́ gouvernement saura démontrer qu'une affaire les met en jeu ou qu'il ne s'agit que de difficultés d'importance secondaire ?

Certes, il est bien évident que toutes complications à propos d'un traité de commerce, d'une convention littéraire, d'une entente postale, d'un acte sur les câbles sous-marins, ne pourraient de bonne foi et même par pudeur d'honnêteté être abritées sous cette réserve.

Mais envisageons le cas d'un différend d'ordre territorial. Il s'agit aujourd'hui d'une contestation sur les limites d'une colonie. La frontière a été mal tracée. Une mine d'or, ou des richesses insoupçonnées viennent d'être découvertes. Les deux voisins se prétendent respectivement propriétaires d'une province qui leur était auparavant indifférente.

L'histoire de ces trente dernières années nous fournirait maints exemples de contestations pareilles. C'est un différend entre le Portugal et l'Angleterre qui s'éleva en 1872 au sujet de territoires sud-africains, touchant la baie de Dagoa. Le Président de la République française fut choisi comme arbitre.

En 1888, une difficulté naquit entre la Hollande et la France. Il s'agissait de la frontière des Guyanes. Un ancien traité la disait marquée par le Maroni. Ce fleuve est formé de la réunion de la Hava et du Tapalaoni. De laquelle de ces rivières était-il le prolongement exact? L'empereur de Russie accepta d'être arbitre avec la faculté de se prononcer d'après l'équité. Il donna gain de cause aux Hollandais, et n'usa pas de son pouvoir d'amiable composition.

Peut-on prétendre que de semblables litiges engagent les intérêts vitaux d'une nation? Il nous semble que non. D'avoir perdu en Guyane une portion de territoire comprise entre deux cours d'eau, la France n'est pas morte.

Mais, dans des hypothèses analogues, où le commerce et l'industrie de la métropole courent des risques, une excessive mauvaise volonté saura soutenir le contraire. Ainsi l'Angleterre a coutume de se montrer fort susceptible, quand il s'agit de la détermination de sphères d'influence, ou de l'exercice du droit d'occupation. Dans le conflit de Fachoda, elle n'eût jamais accepté qu'un tribunal se prononçât sur la

question de savoir si cette place dépendait de la sphère britannique, ou n'était qu'une res nullius, appartenant au premier occupant. Et pourtant, n'était-ce pas là une contestation d'ordre juridique, greffée sur un traité obscur, et soumise par sa nature au domaine de l'arbitrage?

De même, l'Angleterre s'est habituée à considérer toute question d'ordre maritime comme une question d'intérêt vital. Sa force navale et son développement colonial l'ont poussée à cette politique. Quant à La Haye on eut un instant l'intention de cataloguer une série de litiges éventuels pour les soumettre à l'arbitrage obligatoire, l'Angleterre en écarta les différends visant les câbles sous-marins.

Une autre classe de difficultés appartient à la catégorie des affaires concernant les violations de neutralité en temps de guerre. Nous n'avons pas ici à les étudier, car nous allons les retrouver en examinant la restriction de l'indépendance.

Quant aux litiges d'ordre financier, il n'est guère facile de les étiqueter sous le vocable des intérêts vitaux. La mauvaise foi d'une des parties aura la ressource d'invoquer l'argument de l'honneur.

En somme cette réserve, la plus naturelle, ne serait trop répréhensible si elle était seule. Jamais les Etats n'accepteront de se lier par des engagements qui les condamneraient à une perte certaine. Les armes

leur seraient en pareille circonstance la seule défense, et pourtant rien ne dit qu'elles conduiraient à un meilleur résultat.

La plupart des juristes sont partisans de cette réserve, et nous partageons leurs vues sur ce point, mais il nous paraît difficile d'apercevoir des litiges juridiques, qui soient de nature à engager les intérêts vitaux d'un Etat. Les démembrements de territoire sont à notre époque la conséquence de la guerre, plutôt que la cause. Qui oserait soutenir que l'empire allemand encourrait le désastre d'une lutte meurtrière pour s'emparer de notre Franche-Comté? Mais il serait juste de croire que cette puissance voulût exterminer notre commerce, notre industrie et ce qui en définitive constitue notre activité nationale dans le monde. Pour ce faire, un prétexte serait saisi par la diplomatie germanique. Il se trouverait toujours bien au moment voulu, soit un trône d'Espagne vacant, ou de Norvège, soit un duché de Luxembourg à administrer, soit un Maroc ou une Turquie à partager. L'éventualité de l'arbitrage, qui étoufferait le prétexte, serait naturellement repoussée avec énergie. D'ailleurs nous serions sur le terrain politique, fort loin du droit.

Voilà une hypothèse sérieuse, réelle, et non un assemblage de propos sans base, comme il s'en égrène tant par l'univers ! C'est pourquoi nous estimons avec M. Mérignhac que bien trop de phra

ses oiseuses ont été écrites sur la réserve des intérêts vitaux. Sortons un peu des dogmes étroits de la théorie pour ne considérer que la pratique, seule déterminante à notre avis, et nous parviendrons à ces conclusions:

Quand un Etat voudra, à un moment donné de son histoire et de sa puissance, écraser la faiblesse d'un voisin, avec lequel il sera lié par un traité général d'arbitrage, il suscitera un conflit que les armes solutionneront, et dans ce but il se retranchera, pour éviter l'arbitrage, derrière une des réserves prévues, mais nous ne pensons pas qu'il ait la possibilité de recourir à l'argument des intérêts vitaux menacés, même à défaut d'autres réserves. Dans ce cas, il aura le moyen facile de soutenir que la nature politique du litige l'empêche d'être réglé par l'arbitrage, car les arbitres doivent être des juges, et non de mauvais diplomates. Hors du domaine de la justice, on verse sur le terrain de la force brutale.

L'absence de la réserve coutumière des intérêts vitaux n'empêcherait donc pas la guerre. Les Etats trouveraient quand même le moyen de délier leurs engagements, en feignant de ne pas manquer à la parole donnée. Cette réserve, qui facilite l'ingéniosité des diplomates belliqueux, a vraiment peu de sens, car nous ne voyons guère comment l'arbitrage pourrait conduire à un démembrement terri

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