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de la guerre comme celle du duel, en lui traçant des règles, en lui définissant les exigences légitimes, destinées à diminuer ses ravages. De là vient que la guerre, du moins la guerre civilisée et disciplinée, c'est-à-dire la mesure des forces des Etats belligérants, ne peut jamais être envisagée comme un état de fait contre nature et dépourvu de tout caractère juridique. D'ailleurs, comme le montre M. Brocher de la Fléchère, c'est l'essence même de la guerre et du duel de ne pouvoir être confondus avec le simple fait brutal « Le duelliste, dit-il, est coupable en ce qu'il fait usage de la justice propre dans un cas où la société ne l'y autorise pas. Mais on aurait grand tort de le confondre avec le brigand; il se met en guerre avec un adversaire déterminé et reste en paix avec les autres hommes. La guerre régulière est aussi dirigée contre un adversaire déterminé, lequel, sans doute, au lieu d'être un individu, est un être collectif, peut-être même une coalition d'Etats. En outre, elle est limitée dans le temps. Même vis-à-vis de l'adversaire désigné, elle n'est pas destinée à être perpétuelle; elle a un commencement et doit prendre une fin, à une époque le plus souvent inconnue sans doute. Cette limitation dans le temps distingue encore nettement le belligérant d'avec le brigand. »

En droit des gens moderne la guerre remplit entre les Etats le même rôle que l'ancien duel judiciaire. L'égalité de droits assurée à chacun des belligérants, par les lois de la guerre, est à leur endroit ce qu'était autrefois l'égalité des armes à l'égard des champions dans les combats singuliers: c'est leur droit égal et réciproque à une lutte ouverte pratiquée au moyen d'armées organisées et soumises au pouvoir social suprême. Comme dans le duel, à la guerre il faut se montrer fort et non cruel, vaincre par le courage et l'habileté et non par la déloyauté. Mais, dans ces limites, il est permis de faire à l'ennemi tcut le mal nécessaire pour le contraindre à réparer ses torts ou à se désister de ses prétentions.

D'ailleurs, quand une guerre a été loyalement conduite, son issue, quelque opiniâtre qu'ait pu se montrer la résistance, ne fait pas du belligérant vaincu un coupable. Le vaincu reste simplement un adversaire qui succombe dans ses prétentions; mais sa cause se voit rétrospectivement jugée mauvaise, ainsi que toute prétention relative à la controverse, par le seul fait qu'elle n'a pas eu la suprématie de la force pour elle. En faisant la guerre, le

1 Principes naturels de la guerre, p. 45.

vaincu, qui tentait les chances de se mettre en possession d'avantages dont il aurait été certainement privé sans elle, s'était préjudiciellement soumis à l'éventualité de sa défaite. S'il en est donc réduit à cette dure extrémité d'avoir à accepter contre son gré la décision du sort des armes comme autorité de la chose jugée, il ne saurait logiquement s'en plaindre : vainqueur, en effet, il aurait eu au même titre que son heureux adversaire la faculté de dicter ses conditions et de motiver lui-même des avantages qu'il estimera toujours être d'une exagération injustifiable quand ils seront pris à son détriment. Toutefois le vainqueur soucieux de son véritable intérêt ne doit pas chercher à trouver des prétextes pour légitimer des spoliations, car l'adversaire vaincu se soumettra avec d'autant plus de sincérité que le droit du plus fort sera reconnu plus incontestable aux yeux de l'opinion impartiale.

IV

Tout a été dit sur la guerre. Les uns l'ont attaquée avec les armes de la philosophie, de la raison et de l'éloquence; d'autres, ses apologistes, bien loin de voir en elle un fait odieux, un crime de lèse-civilisation, l'ont regardée, au contraire, comme une chose nécessaire aux sociétés humaines, parce qu'elle les préserve de l'engourdissement apathique de l'être qui n'a pas d'effort à faire. dans la lutte pour l'existence. Ceux-ci exaltent la guerre et la regardent comme un contrepoids nécessaire et naturel pour réagir, par la pratique des armes et du danger, contre l'influence amolissante qu'une longue paix ne manque pas d'exercer sur les mœurs; ils placent la meilleure des garanties d'indépendance, pour un peuple, dans l'humeur belliqueuse tempérée par l'habitude du sangfroid, dans le sentiment de l'honneur et l'esprit de sacrifice du soldat et du citoyen, qualités qui augmentent d'autant le coeffi cient d'énergie vitale de ce peuple et qui, dans la guerre, mettent en jeu toutes les vertus de l'homme. Ceux-là ne disconviennent pas que la guerre n'ait souvent fait jaillir des vertus cachées, ni qu'elle n'ait ennobli l'âme humaine, qu'elle ne l'ait fortifiée par le courage et élevée par la générosité. Mais, disent-ils, en substance, cela n'est exact que pour la guerre des âges héroïques, alors que l'on

combattait à l'arme franche, en s'attaquant en face; aujourd'hui, au contraire, que les conditions de la guerre ont transformé le combat direct par l'emploi du fusil à longue portée, par l'échange de projectiles invisibles, la torpille et les obus de mélinite, l'antique duel légal, avec son caractère de grandeur tragique, s'est changé en une hideuse boucherie à distance, en sorte que la guerre moderne s'est amoindrie en valeur morale de tout ce dont elle s'est agrandie en valeur matérielle. C'est là à vrai dire une question de fait qu'il ne nous appartient pas de trancher ici, attendu que l'expérience acquise permet beaucoup de douter à ce sujet. D'ailleurs ce point ne nous importe guère.

Ce qui est certain, c'est que malgré le degré de culture avancé de notre civilisation contemporaine, malgré le progrès social qui s'y affirme par les sciences, les lettres et les arts, rien ne fait sérieusement espérer que l'ère des guerres soit près de se fermer. On sait bien, au surplus, que la situation européenne ne comporte actuellement encore que des garanties très fragiles pour la paix générale, et il est assez curieux de voir qu'au moment même où tous les gouvernements de l'Europe célèbrent à l'envi leur ardent amour pour la paix universelle, l'impression générale des gens bien informés est tout contraire.

Il est incontestable que l'ordre et la paix entre les peuples sont la condition primordiale et nécessaire de tout développement matériel, la seule atmosphère où s'épanouissent le travail et la civilisation. Mais la réciproque n'est point prouvée. La civilisation n'a point autant qu'on le croyait encore il y a peu d'années diminué les causes de guerre. Nous ne croyons pas, quant à nous, que la vapeur et l'électricité soient des agents de concorde irrésistibles. A la vérité, la guerre est devenue moins fréquente, parce que les hommes n'ont peut-être plus autant de motifs pour la pousser à bout, mais celle de l'avenir sera un péril d'autant plus redoutable que les perfectionnements nés de la civilisation qui a lié les peuples entre eux par la solidarité des intérêts matériels la rendra plus destructive que jamais. Aujourd'hui tout le monde parle de la paix et jamais la guerre n'a été peut-être plus proche : nous assistons à la veillée des armes. La plupart des Etats européens sont en proie à des appétits rivaux et travaillés du mal des ambitions malsaines. Ils s'observent. Ils continuent sans relâche leurs préparatifs en vue d'hostilités prochaines, perfectionnent leurs engins de mort, s'ingénient à inventer des instruments de destruction. toujours plus terribles. Ajoutez à ce tableau l'influence quotidienne de

cette presse grossièrement chauvine, qu'on rencontre un peu partout, dont l'exaltation fanfaronne ne répugnerait pas à une conflagration qui provoquât un bouleversement général, quitte, peutêtre, à voir ensuite la société européenne succomber sous les coups de ses ennemis du dedans pour se dissoudre en une effroyable anarchie, et l'on comprendra aisément que la guerre doit être considérée comme toujours suspendue et la paix actuelle comme une trève qui n'est qu'une préparation à la lutte.

Sans doute ceux qui assument les responsabilités du pouvoir jettent bien de temps à autre un peu d'eau froide sur l'imagination inflammable des foules crédules. On en voit même quelquefois qui déploient toute l'énergie voulue pour faire front aux emballements irréfléchis des masses populaires et défendre loyalement la politique de la paix contre vents et marées. Malgré cela, les Etats augmentent sans cesse leur puissance militaire par l'accroissement de leurs armements et la préparation continuelle de nouveaux moyens d'attaque et de défense. C'est qu'en effet, à défaut d'autres mesures propres à maintenir chacun d'eux dans sa sphère juridique, suivant le principe inaltérable du maintien des traités internationaux, on ne conçoit pas qu'il puisse en être autrement. Lors même que les Cabinets reconnaissent volontiers que le devoir supérieur qui s'impose actuellement est de maintenir la paix, de l'affermir, d'écarter, si possible, toutes les causes qui pourraient rendre la guerre inévitable, une guerre générale deviendra tôt ou tard nécessaire pour liquider la situation actuelle; car pour des considérations d'ordre historique et diplomatique, les Etats européens sont fatalement condamnés à ne trouver de gage d'indépendance et de respect que dans leurs seules forces respectives: l'entretien de leurs armées et de leurs alliances.

Il semble pourtant que le plus grand intérêt des Etats, leur intérêt commun, l'intérêt même de leur propre conservation devrait les engager résolument à répandre dans leurs relations, sinon la paix complete, du moins un esprit d'apaisement général, l'apaisement des vieilles rancunes et des défiances surannées qui rendent impossible le retour à un pied de paix militaire plus normal, puisque aussi bien toute guerre nouvelle dans les circonstances présentes ne manquerait pas de dégénérer en une conflagration générale, en un cataclysme social. Malheureusement, dans notre société en désarroi, tout le monde arme sans que jamais personne se croie assuré d'être suffisamment armé pour la suprême lutte, et tout effort fait par l'une des puissances rivales pour prendre la

tête contraint les autres, pour ne pas être écrasées, à surenchérir toujours davantage, par une concurrence affolée, au développement de ces armements préventifs, ce qui n'empêche pas, d'ailleurs, tous ceux qui pourraient troubler la paix de jurer qu'ils en sont les plus fidèles amis.

En attendant, ce mensonge officiel condamne les peuples aux efforts stériles de la défiance et de la peur. La paix armée, qui n'est ni la paix ni la guerre, est la pire des situations. Elle produit un désordre social toujours croissant, un véritable fléau, savoir le militarisme à outrance dans lequel l'Europe est aujourd'hui lancée, guerre immobile qui se poursuit avec la même âpreté qu'une guerre ordinaire, et qui est désastreuse.

Pour les Etats essentiellement militaires, la paix armée est une robe de Nessus qui les ronge. C'est l'affaiblissement de leur raison d'être et la fin inévitable de leur omnipotence sur les Etats pacifiques, car aucun d'eux ne pourra déployer ses armées au grand complet et les maintenir sur ce pied pendant un temps indéfini, sans écraser ses contribuables. Cette pseudo-paix paralyse l'indus. trie et le commerce, fait fuir et se cacher les capitaux. Elle ne cause pas seulement de graves désordres économiques en diminuant le nombre des personnes qui pourraient se consacrer au travail, elle est encore une source continuelle d'insécurité qui nous fait vivre dans une alerte perpétuelle; elle dépense inutilement des forces qui, pour peu que cela dure, deviendront bientôt des forces épuisées et ne laisseront après elles que des ruines. Et cette accumulation prodigieuse de forces, toutes les puissances européennes, grandes, moyennes et petites s'endettent à l'entretenir et à la développer, jusqu'à ce que l'incident le plus inattendu du monde vienne les mettre aux prises, à peu près comme il arrive quand un rayon de soleil tombe sur certains mélanges explosibles.

V

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Les protestations que les « Amis de la paix ont l'habitude de faire avec une énergie aussi impuissante que verbeuse ne changent rien à la perspective poignante de cette guerre générale et prochaine. Si ces protestations n'ont plus guère d'échos; si, au lieu

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