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les. Il va sans dire aussi que dans les traités intervenus à la suite d'un conflit international il ne peut être question d'interprétation déclarative, extensive ou restrictive que lorsque non apparet quod actum est, lorsque, par exemple, une clause prêterait à un double sens, ferait ressortir des contradictions que ni l'une ni l'autre des parties n'avaient prévu en stipulant: il faudrait alors rechercher dans les circonstances intrinsèques et extrinsèques de la conclusion du traité ce à quoi la partie récalcitrante entendait de bonne foi s'engager. Mais dans tous les cas où des stipulations bien précises se passent du concours de l'herméneutique, l'application intégrale de la convention internationale s'impose jusqu'à nouvel ordre juridique, quelque léonine que puisse paraître cette convention aux yeux de l'un ou l'autre des contractants.

Bluntschli va jusqu'à admettre dans son article 415 du Code international codifié qu'un Etat puisse considérer comme nuls les traités incompatibles non seulement avec son existence, ce qui n'est pas contestable, mais encore avec son développement. Cela est excessif. Bluntschli pose bien en principe dans le commentaire de cet article que le fait qu'un traité est dangereux ou préjudiciable n'empêche pas qu'il ne soit obligatoire, mais on ne conçoit pas nettement ce qui distingue la condition onéreuse de celle qui est incompatible avec le développement, même nécessaire, d'un Etat; et si l'on admet que le droit conventionnel doit fléchir devant les exigences de « développement », c'est condamner la conscience juridique à ne s'inspirer que de la politique et des intérêts temporaires, et, en conséquence, dans la complexité des événements imprévus, à flotter indécise, grâce à un criterium vague, incertain et sans base scientifique.

Mais, qu'on le veuille ou non, il suffit de le constater, les idées empiriques, les stratagèmes de la diplomatie qui jouent le rôle prépondérant dans les relations juridiques internationales, le défaut d'une puissance suprême pour exercer la fonction coordinatrice au sein de la Magna civitas, tout cela exerce une influence capitale sur l'économie du droit international. En particulier, la politique utilitaire et essentiellement égoïste des Etats a pour effet d'imposer des solutions dont la cause spéciale ne répond qu'à des besoins spéciaux, et qui forment des constructions juridiques où l'on ne voit pas toujours percer des idées de compensation et de symétrie. Aussi, bien que l'ensemble des règles concrètes à l'aide desquelles les Etats reconnaissent et formulent leur loi supérieure et naturelle tende incontestablement à perfectionner

toujours davantage l'association universelle, en suppléant d'une manière progressive aux lacunes dans les différentes contingences de temps et de lieu, cela ne suffit cependant pas encore à donner au droit international ce caractère de généralité qui doit dominer dans tout droit destiné à régir une communauté.

II

Comme les Etats, abstraction faite de leurs inégalités de rang, sont des unités collectives indépendantes les unes des autres, chacun d'eux entend jouir librement, sans contrôle, de tous les droits qu'il se réserve comme un bien inaliénable; chacun d'eux entend encore empêcher toute souveraineté étrangère quelconque de faire directement ou indirectement, en son nom propre, aucun acte de commandement, d'exécution, de coercition; chacun d'eux entend enfin repousser toute immixtion d'autrui dans ce qu'il croit soumis à la direction exclusive de son dominium eminens. S'il en était autrement, en effet, le caractère particulier, les mœurs et la langue de chaque nation, son histoire, son génie, les conditions géographiques, ethnographiques et climatologiques variables dans lesquelles chaque nation se trouve placée, ne compteraient plus; les nations n'auraient plus d'existence propre; elles perdraient leur originalité et leur caractère spécifique. Les frontières ne seraient que des limites capricieuses s'étendant ou se restreignant sous la seule influence de la force brutale ou de la fortune. Mais, précisément à cause de leurs différences essentielles, à cause de leur personnalité et de leur puissance morales, qui veulent qu'on les respecte au nom même de la justice, il est impossible que les gouvernements ne se contrarient pas dans le jeu de leur politique et que les intérêts et les passions n'entrent pas en conflits.

Si donc, à défaut de clause compromissoire déférant à une juridiction arbitrale le jugement de contestations pouvant naître. pour l'exercice ou à l'occasion d'un droit, ni les négociations amicales, ni les bons offices médiateurs d'un tiers ne parviennent, par un arrangement amiable, à aplanir un dissentiment sérieux ou à trancher une difficulté grave, la règle de droit international, rebus sic stantibus, est abandonnée au jugement de chacun des facteurs

qui prennent part au conflit. Alors, par le fait de l'impossibilité des Etats à trouver une autorité devant laquelle il leur soit donné de comparaître, et qui tranche leur différend, le droit des gens en temps de paix n'a plus ni autorité, ni prérogative, ni force. La situation peut encore se compliquer davantage, et cela d'autant plus rapidement, que dans ce conflit les Etats litigants se présentent non seulement en qualité de juges et de législateurs, mais, ce qui est plus grave, étant habitués à ne compter que sur euxmêmes, comme autorités d'exécution.

On commence par s'essayer aux moyens coercitifs. On prend des mesures de fait, qui sont déjà des actes de violence qu'on doit, en bonne logique, autoriser à repousser par la violence, juste conséquence de la maxime quod quisque in allerum statuerit et ipse eodem jure utatur. Puis, sans recourir encore à la lutte franchement armée, on saisit tout moyen de contrainte pour obtenir réparation et satisfaction. On use de procédés qui ne sont déjà plus des faits juridiques : des représailles, de l'embargo, du blocus, - ce inode primitif et naturel de la guerre, qui consiste à forcer l'ennemi à se rendre, et que les animaux de proie savent, par instinct, établir au pied de l'arbre pour attendre que la faim oblige leur victime à en descendre, mutatis mutandis, c'est la même chose en politique, — jusqu'au moment, enfin, où les Cabinets, dont la ligne de conduite dépend souvent, dans ces situations critiques, des fluctuations d'une opinion publique soupçonneuse, sans discipline ou frelatée par l'influence de l'intrigue et de la passion, en viennent aux dernières extrémités : alors toute espèce de droit commun entre les Etats est détruit.

III

Entendons-nous cependant et rendons-nous bien compte qu'en disant toute espèce de droit commun détruit, il ne convient pas de prendre ces expressions à la lettre. Lorsque les Etats s'estiment être dans le cas de n'avoir pas autre chose à faire, après la rupture de leurs relations paisibles, qu'à confier la solution de la question pendante au sort des armes; s'ils sont contraints d'abandonner les voies de droit pour se livrer aux voies de fait, ils ne

sont cependant pas en réalité en dehors de tout droit. Pour être plus correct, il vaudrait mieux dire que dans de telles conjonctures, les Etats litigants sortent de la sphère des relations normales pour entrer dans celle des relations anormales.

Ces considérations ont besoin d'être développées :

Que par la déclaration de guerre les traités conclus en vue de la paix ne sortent plus leurs effets, cela est dans la logique des choses. Ces traités avaient été conclus pour régler des relations d'amitié; les circonstances qui les avaient produits n'existant plus, ils se trouvent sans objet et n'ont plus leur raison d'être. Toutefois on ne les considère ordinairement pas comme détruits par une cause irritante, car après la guerre il y a en vertu du postliminium réintégration complète des rapports juridiques existant avant la guerre, d'où il suit qu'en définitive c'est la seule jouissance, l'exercice seul du droit qui a été suspendu pendant l'état d'hostilité. A ce point de vue on peut dire que la guerre agit donc comme une condition suspensive tacite, ou comme une condition résolutoire des traités dont résulte une obligation continue. Mais il est d'autres traités, qui ont pour objet des matières d'intérêt commun et qui, au contraire, subsistent pendant la paix, tout en étant sans objet. La guerre faisant naître les circonstances pour lesquelles ils ont précisément été conclus, ces traités, qui forment, en temps de paix, une sorte de droit commun potentiel, agissent surtout comme des tempéraments, vincula juris imposés et réglés par le droit international selon le degré de civilisation atteint. Telle la convention signée à Genève le 22 août 1864, relative au traitement des blessés et malades. Conclue à l'origine entre quelques Etats pour régler en commun la conduite qu'ils devraient tenir à cet égard, cette convention a recueilli depuis un nombre considérable d'adhésions qu'il serait trop long d'énumérer. Elle a constitué un progrès des plus bienfaisants dans cette matière, et montré ce qu'une intelligence plus pénétrante des nécessités de la guerre pourrait encore accomplir dans ce domaine, pour cantonner les hostilités dans des limites qu'aucune nécessité réelle ne puisse permettre de franchir. Dans chaque guerre, la seule déclaration donne à la convention de Genève toute sa valeur et sa force juridiques, et en conséquence rend exécutoires les obligations qui en découlent pour les belligérants signataires. Ces derniers ne sont pas seulement tenus de se conformer aux dispositions de la convention de Genève pour accomplir comme un devoir de morale et de conscience; ils y sont encore tenus de par le droit

conventionnel et légal qu'aucun d'eux ne saurait violer sans risquer, comme châtiment, de se voir mettre au ban de la société juridique internationale, car celui qui viole le droit international au détriment de qui que ce soit, au mépris des droits de l'humanité, le viole au préjudice non seulement de celui qui est atteint, mais à l'encontre de tous les Etats civilisés. Suivant la mobilité de leur politique, les Etats civilisés passent et repassent, en effet, les uns vis-à-vis des autres, de la qualité de non-belligérants à celle de belligérants; si, en ces matières de violation de droit commun conventionnel et légal, une politique égoïste et à courte vue leur conseillait le laisser-faire et l'indifférence, rien ne garantirait qu'ils ne devinssent eux-mêmes un jour ou l'autre victimes de perfidies semblables.

On en peut dire autant de la déclaration prohibant l'emploi des balles explosibles, faite par l'initiative généreuse de l'empereur de Russie, et qui provoqua, après, la réunion de Bruxelles pour discuter les lois et les usages de la guerre. Signée originairement le 29 novembre 1868 par l'Angleterre, l'Autriche, la Bavière, la Belgique, la Confédération de l'Allemagne du Nord, le Danemark, la France, la Grèce, l'Italie, les Pays-Bas, la Perse, le Portugal, la Prusse, la Suède, la Norvège, la Suisse, la Turquie et le Wurtemberg, elle a depuis été acceptée par presque toutes les autres puissances et, dès lors, c'est le cas de le dire, les belligérants ne sont plus autorisés à faire flèche de tout bois.

C'est surtout quand on compare la guerre au duel, avec lequel elle présente de si frappantes analogies, qu'on comprend aisément pourquoi elle ne confère pas aux belligérants un pouvoir illimité en ce qui concerne le choix des moyens de nuire, et pourquoi ses véritables conditions exigent qu'elle soit exclusivement dirigée contre les forces organisées de l'Etat ennemi. Comme le duel, en effet, la guerre, que les Romains appelaient déjà justum piumque duellum, puis bellum, pour exprimer ce moyen de vider un différend entre deux personnes, duo, ou un plus grand nombre, la guerre prend la justice à l'instant où la loi écrite l'abandonne, c'est-àdire quand il s'agit de résoudre un conflit de droit public international qui met en question les intérêts vitaux et essentiels, l'honneur même ou l'existence d'une nation. Or, les mœurs admettant qu'il est des circonstances où un Etat, pas plus qu'un homme, ne peut, sans se résigner à un effacement stérile, s'en remettre à autrui du soin de sauvegarder son honneur et sa vie, devaient nécessairement, par un besoin naturel de logique, limiter l'action.

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