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vie, son Seigneur et son Maitre, est encore sujet aux contradictions. Pleure sur le mort, parce que le temps de la vertu est fini pour lui, parce qu'il n'ajoutera plus à sa couronne. Pleure sur le mort, parce qu'il ne peut plus mourir pour Dieu. Je roulai longtemps dans mon âme ces pensées, qui étaient encore entretenues par le voisinage des martyrs et par cette douce basilique élevée dans la campagne au diacre Laurent. Je regardai les vieux murs de Rome qui étaient devant moi, et je regagnai lentement ma demeure solitaire, heureux de me sentir un moment loin de mon siècle, mais sans désir d'être né dans un siècle plus tranquille, ayant entendu près de la tombe des saints et des martyrs cet avertissement sublime: Pleure sur le mort, parce qu'il s'est reposé! »

Lacordaire, pour sa part, ne se reposait point. Au moment où il faisait imprimer ces paroles, il venait d'inaugurer à Metz l'œuvre des Conférences de province.

CHAPITRE X

STATION DE METZ. VOCATION DOMINICAINE.

Station de Metz: succès et contradictions. - Épisode: M Bautain à Strasbourg; démêle philosophique et théologique entre lui et son évêque, M. de Trévern; intervention conciliatrice de Lacordaire. - Premiers indices de la vocation de celui-ci à la vie religieuse. — Progrès de cette vocation. Voyage à Rome pour communiquer au Général des Dominicains la résolution de rétablir cet Ordre en France; assentiment du Général. - Publication du Mémoire pour le rétablissement de l'Ordre des Frères Prêcheurs. Lacordaire part avec deux compagnons pour faire son noviciat dans un couvent de dominicains en Italie. — Hippolyte Réquédat et l'école de Buchez. - Influence de Tommaseo sur Requédat; vocation dominicaine de ce dernier. Difficultés suscitées à Rome contre le projet de Lacordaire; elles sont surmontées; il entre comme novice au couvent de la Quercia.

Parmi les grandes villes de France, Metz a sa physionomie à part. Pleine d'antiques souvenirs, vieille cité gallo-romaine, ancienne capitale des rois d'Austrasie, ville autonome au moyen âge comme toutes les villes libres du Saint-Empire, unie à la France depuis Henri II, c'est une place de guerre de premier ordre, avec toute une population de militaires en activité et d'officiers supérieurs retirés du service, comme c'est le siége d'une école savante qui continue l'école polytechnique. Autant de conditions toutes spéciales, qui promettaient à Lacordaire

L'école d'application pour l'artillerie et le génie.

un auditoire d'un ordre nouveau. Cette attente ne fut pas trompée. Dans la grande nef si vaste de la belle cathédrale de Metz, une enceinte spacieuse avait été réservée pour les hommes. Dès le premier jour elle fut insuffisante, et ce qui frappa tout de suite au premier coup d'œil, ce furent d'innombrables groupes d'épaulettes, des uniformes de toutes armes et de tous grades, qui ne craignaient plus de se montrer au pied d'une chaire chrétienne. La garnison et les écoles formaient la portion la plus nombreuse de ce splendide auditoire : les trois cinquièmes au moins des assistants portaient l'épaulette. Et ce ne fut pas l'entrain d'un jour quatre mois durant, tous ces officiers suivirent les conférences avec autant d'assiduité qu'ils avaient suivi jadis leur catéchisme. Le concours était tel, que les élèves de l'Université durent solliciter des places réservées en face du prédicateur. L'affluence des femmes, quelque inégale que fût la part qui leur était faite et quelque extrême que fût la rigueur de la saison, ne se démentit pas un seul jour. Bref, il y eut autant d'empressement qu'à Notre-Dame et beaucoup plus de recueillement 1.

L'orateur reparaissait dans la chaire avec tout l'éclat, toute la conviction, toute la puissance de sa jeune parole, sans aucune inégalité, sans aucune fatigue d'improvisation. Sa voix s'était fortifiée; il était arrivé à un point d'émancipation, à un degré de propriété de lui-même et d'action sur les autres, tel qu'il n'avait pas espéré pouvoir

Cette

1 Lettre du 17 janvier 1838, publiée dans l'Univers du 23. lettre est de M. de Falloux, ministre de l'instruction publique et des cultes en 1849.

2 Même lettre de M. de Falloux.

y parvenir avant dix ans 1. Aussi l'auditoire fut-il sérieusement ému et la ville entière éprouvait-elle plus ou moins le contre-coup de cette impression, mais dans des dispositions d'esprit assez divergentes.

Metz comptait alors trois journaux et une revue: elle avait sa feuille légitimiste, sa feuille orléaniste et sa feuille républicaine. La première se montra des plus sympathiques au conférencier; la seconde fit preuve d'équité mais de froideur; la troisième fut d'une hostilité déclarée. La Lettre sur le Saint-Siége, publiée le 1" janvier 1838, contenait ces paroles : « On pourrait dire qu'il n'existe en France que des partis monarchiques, si l'on ne découvrait, à fond de cale de la société, je ne sais quelle faction qui se croit républicaine, et dont on n'a le courage de dire du mal que parce qu'elle a des chances de nous couper la tête dans l'intervalle de deux monarchies. » Cette phrase n'était pas faite pour concilier à l'auteur la faveur du parti républicain. Ce parti fit feu de toutes ses bordées contre lui. Il arriva, d'autre part, que, dans sa septième conférence, l'orateur catholique fut amené à traiter de la grande scission religieuse du seizième siècle. Il le fit avec une mesure de langage irréprochable, mais sans faiblesse. Nombreux et considérables à Metz (qui possède un consistoire calviniste), les protestants, à leur tour, lancèrent trois brochures. Le déisme voltairien fit aussi la sienne. Ce fut l'autre moitié du succès de Lacordaire. Il eut la sagesse de ne rien répondre ni de vive voix ni par écrit, ce qui n'empêcha pas la controverse de se prolonger dans les journaux. Mais ce débat

1 AM Swetchine, 5 janvier 1838.

fut loin de ralentir les triomphes croissants des conférences de Metz. A la dernière, qui eut lieu le jour de Pâques (15 avril 1838), le prédicateur devait monter en chaire à une heure et demie; beaucoup de places étaient occupées dès cinq heures du matin. Après le sermon, une députation en qui se personnifiait l'élite de la cité messine, vint offrir à l'orateur chrétien une chapelle en vermeil d'une grande beauté, en déposant entre ses mains une adresse où se lisent les noms du général de Marguerie, l'une des plus remarquables conquêtes de la station, du comte du Coetlosquet, mort depuis en pèlerinage à Jérusalem après avoir siégé comme représentant du peuple à l'Assemblée constituante de 1848, de plusieurs membres de la Cour royale, de plusieurs officiers supérieurs, et du colonel commandant l'école d'application pour l'artillerie et le génie.

Lacordaire ne put recevoir en personne cette députation; mais, avant de s'éloigner de Metz, il écrivit au comte du Coetlosquet, rédacteur de l'adresse, la lettre qui suit:

<< Monsieur le Comte,

<< Dans l'impossibilité où je me trouve de remercier directement toutes les personnes qui ont bien voulu m'offrir un témoignage de leurs sentiments, permettez-moi de recourir à vous pour être auprès d'elles l'organe de ma reconnaissance. « Je ne sais, disait à ses enfants la mère << des Machabées, je ne sais comment vous êtes apparu, <<< dans mon sein, car ce n'est pas moi qui vous ai donné << l'esprit, l'âme et la vie. » Je ne sais pas non plus, Monsieur le Comte, d'où me viennent tant d'amis que j'ignorais.

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