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La constitution du nouvel empire réservait les prérogatives souveraines et les droits politiques des États confédérés, mais elle attribua le commandement de l'armée à celui qui était réellement imperator, qui seul pouvait tenir sous la garde de son épée les destinées de l'Allemagne.

L'empereur est donc le cerveau qui dirige toute l'armée allemande. Il est en même temps la pensée qui conçoit, la volonté qui ordonne, le juge et l'arbitre suprêmes. Il dispose de la foudre, et peut, en pressant du doigt un simple bouton, mettre en mouvement la formidable masse. L'obligation que lui impose la constitution de ne pas lancer le pays dans l'aventure et l'horreur d'une guerre sans l'approbation du conseil fédéral, devient une pure formule de garantie illusoire, par ce simple correctif du texte : « à moins que le territoire de l'Empire ou ses côtes ne soient menacés ».

L'empereur est bien et se sent le maître absolu. Il daigne laisser aux trois vieux États, Saxe, Wurtemberg, Bavière, la direction particulière de leurs troupes en temps de paix, mais il s'assure que leur préparation à la guerre est conforme à ses ordonnances, et les rois, comme les princes des autres États absorbés par la Prusse, s'honorent d'être généraux allemands.

En fait, l'empereur réalise dans sa personnalité militaire cette unité de direction et de doctrine qu'au point de vue politique les 24 États souverains qui constituent l'Empire, peuvent lui marchander. Et, conscient de sa responsabilité et de son omnipotence, il exerce sa dictature de chef d'armée avec toute l'intensité de sa force cérébrale.

Autour de lui d'ailleurs, en dehors du cercle princier qui lui fait comme une ancienne cour féodale, mais tout près de lui, directement sous son geste et sous son verbe, des auxiliaires d'élite, choisis parmi les meilleurs et les plus dévoués, reçoivent sa pensée, l'interprètent, la transmettent, après lui en avoir préparé l'éclosion par leur constante et toujours fidèle information.

Ce sont d'abord les officiers intimes du cabinet militaire un général rapporteur, six officiers supérieurs, deux ou trois officiers détachés.

Le titre même dit leur importance, ils font partie intégrante du cerveau souverain. Il n'y a aucune comparaison à faire entre cet

1. De 1857 à 1900 il n'y a eu que trois chefs du cabinet militaire: Manteuffel, d'Albedyll, et le titulaire actuel, de Hanhke, qui tient l'emploi depuis l'avènement de Guillaume II.

organe et le cabinet honorifique de notre présidence ou celui du ministre de la guerre!

Au cabinet impérial aboutissent tous les nerfs moteurs de l'armée et de la marine, toutes les correspondances et tous les rapports des commandants de corps d'armée, toutes les affaires du personnel militaire.

Le cabinet impérial fonctionne pour toute l'armée allemande; le Ministère de la Guerre et le grand état-major sont prussiens. La Bavière, la Saxe, le Wurtemberg ont leurs ministres de la guerre et leurs états majors particuliers, mais les services sont calqués sur le modèle prussien, et la liaison avec Berlin est assurée par des officiers des trois royaumes résidant dans la capitale de l'Empire.

Le Ministère de la Guerre prussien n'a pas à s'immiscer dans le commandement. Il a dans ses attributions la préparation et l'application des lois et décrets, l'administration et le budget.

Sa mission est d'assurer le bon fonctionnement de l'organisme. Le Ministère de la Guerre comprend à cet effet quatre départements et deux bureaux dont les titres suffiront à indiquer la tâche1:

1° Département central relations avec le Parlement, ouvrages et bibliothèques militaires, correspondance générale, intendance;

2o Département général de la guerre

nœuvres, troupes coloniales, etc.;

3° Département de l'administration;

armes et services, ma

4o Département de l'entretien et de la justice;

5° Bureau des remontes;

6o Bureau du service de santé.

Le Grand État-Major prussien, fondé en 1821, est, comme le cabinet militaire, en relation directe avec l'empereur. Il est indépendant du ministre de la guerre.

Son rôle est la préparation de l'armée à la guerre, et, il représente bien dans le système nerveux du colosse armé la moelle épinière qui maintient la stature et donne le mouvement.

Le Grand État-Major garde jalousement l'empreinte du maréchal

4. Il est facile d'établir la comparaison avec le ministère de la guerre françai < et de voir la différence qui existe entre les deux. Le ministre de la guerre en France est bien le chef de l'armée, mais comme il change fréquemment, c'est le ministère de la guerre avec son personnel, qui est réellement l'organe directeur collectif de l'armée.

de Moltke, qui en fut le chef pendant plus de trente ans, et qui le glorifiait en ces termes :

«Notre force sera dans la direction, dans le commandement, en un mot dans le grand état major, auquel j'ai consacré les dernières années de ma vie... Cette force, nos ennemis peuvent nous l'envier, mais ils ne la possèdent pas. »

Après de telles paroles, sur lesquelles nous reviendrons plus loin, il serait superflu de détailler les attributions du Grand État-Major, mais nous trouvons dans les sujets d'étude des sections qui s'occupent des armées étrangères une recommandation fort intéressante : connaitre et apprécier la valeur des hautes personnalités militaires et leurs idées stratégiques et tactiques.

Ces trois organes, Cabinet Impérial, Ministère de la Guerre, Grand État-Major, sont sédentaires; la nature même de leurs fonctions. l'exige. Non point que leurs membres ne suivent pas individuellement, à tour de rôle, l'empereur dans ses fréquentes tournées militaires, mais leur travail réclame la permanence, le calme et la discrétion du bureau.

L'empereur se déplace et voit beaucoup par lui-même. Il est l'inspecteur général de son armée, et le haut sentiment qu'il a de ses devoirs et de ses droits le porte à tout connaître et à tout savoir. Il se maintient en communication constante avec les commandants de corps d'armée, passant même au travers des inspecteurs généraux d'armée, qui relèvent tous de lui. Ces grands chefs d'armée, que la confiance de l'empereur investit de larges prérogatives en temps de paix, et peut-être du commandement des armées constituées en temps. de guerre, sont des sommités princières ou militaires. L'éclat de leurs services et la verdeur de leur vieillesse imposent parfois à l'empereur leur maintien prolongé, et à l'armée le dévouement le plus complet. Blumenthal 3, le prince de Saxe, sont les survivants respectés des chefs de la guerre de 1870; von Loë et Waldersee, moins âgés, quoique ayant dépassé la soixantaine, Hoseler, le commandant de l'armée de Lorraine, marquent encore dans ces grands dignitaires, dont une longue paix a vieilli le corps sans mettre à l'épreuve la renommée de leurs talents.

1. De 1821 à 1900, le Grand État-Major n'a eu que six chefs: Miüffling, Krauseneck, Reyher, Moltke, Waldersee, et Schliessen, le chef actuel.

2. En disant l'empereur, nous avons fatalement en vue l'empereur actuel. Mais l'abstraction est facile à faire, dans l'état actuel de l'Institution militaire de l'Empire.

3. Le maréchal de Blumenthal vient de mourir.

Quelqu'estime, quelque déférence qu'ait l'empereur pour ces compagnons de gloire, ces témoins des grandes actions de son père et de son grand-père, sa jeune activité aime à s'entourer de collaborateurs plus souples et plus allants; il garde, dans le secret de ses plans de guerre, le choix des hommes auxquels il confiera les responsabilités redoutables des grandes opérations stratégiques.

Actuellement, les corps d'armée sont commandés par des princes et des généraux de cinquante-huit à soixante-huit ans, l'âge moyen des généraux de division est de cinquante à soixante, des généraux de brigade de quarante-sept à cinquante-sept.

Mais nous descendons ainsi les rameaux nerveux qui transmettent successivement les volontés du maître; commandants de corps d'armées, généraux, états majors, officiers de toutes armes, jusqu'aux sous-officiers. Il faut en pénétrer la genèse et le fonctionnement, tout particuliers à l'armée allemande. Nous n'aurons ensuite qu'à écouter battre le cœur pour essayer un jugement d'ensemble.

De même que nous avons suivi le jeune gemeine allemand entrant dans la vie militaire, la traversant et en sortant, nous pouvons appliquer la même analyse rapide au junker qui entre, non plus dans la vie militaire, mais dans la carrière, et veut faire partie du noble corps d'officiers.

Quand on consulte un annuaire de l'armée allemande, on est frappé de la fréquence de l'abréviation v. (von) devant les noms énumérés. Ce von équivaut à notre de, c'est la particule distinctive de la noblesse. La grande majorité des officiers allemands en est nantie, et ceux qui ne l'ont pas ne s'en croient pas moins nobles. Ce premier trait suffit à caractériser l'origine et la formation de l'officier allemand.

Le jeune aspirant officier trouve deux portes ouvertes devant sa vocation. De dix à quinze ans il peut passer l'examen d'entrée aux écoles des Cadets; à partir de dix-sept ans il peut s'engager dans un corps de troupe en posant sa candidature de futur officier, il est qualifié avantageur.

Cadets et avantageurs doivent tous justifier qu'ils sont enfants légitimes, de bonne et honorable famille, chrétiens et suffisamment instruits en proportion de leur àge.

Les cadets suivent jusqu'à quinze ans les cours de leurs écoles respectives, qui sont conformes au programme des Realschule de première classe. Puis ils passent à l'école principale des cadets de

Lichterfelde, près de Berlin. Ils y font deux années : Untersekunda et Obersekunda, après lesquelles ils se présentent à l'examen de porte-épée fähnrich (enseigne).

Une troisième année, selecta, rassemble les cadets d'élite, que le choix impérial favorise, en petit nombre, d'une promotion directe au grade d'officier.

Les cadets trop faibles physiquement ou sans aptitudes militaires sont préparés à des carrières civiles.

A la sortie de Lichterfelde, les cadets acceptés pour porte-épée fähnrich vont retrouver dans les corps de troupes leurs camarades avantageurs.

Ceux-ci, en effet, après avoir été acceptés par le colonel sur la foi d'une enquête soigneuse et sur la présentation de leur certificat d'instruction obersekunda, et après avoir passé l'examen de porteépée, servent de trois à cinq mois sous l'œil attentif des officiers. Cadets et avantageurs, ainsi fusionnés, sont alors nommés enseignes et envoyés, dans les trois mois qui suivent, à l'une des 11 écoles de guerre (Kriegsschulen) où s'élaborent définitivement les officiers. allemands.

Les cours de ces écoles durent neuf mois.

Une commission spéciale classe définitivement les enseignes reconnus aptes au grade de sous-lieutenant, et ceux-ci retournent généralement dans leurs régiments d'origine, pour soumettre leur nomination au vote du corps d'officiers. Ce serait peut-être une épreuve redoutable, si la connaissance n'était déjà faite et la sélection accomplie par la série des épreuves déjà subies. Néanmoins cette prérogative traditionnelle d'un corps d'officiers, de ne recevoir que des membres dignes d'entrer dans leur milieu, marque bien l'esprit de caste qui préside au recrutement des officiers allemands, et qui est conforme à la démarcation quasi féodale existant encore entre l'aristocratie et la démocratie germaines.

Le souci de l'honorabilité extérieure, de la dignité de vie, est porté à ce point qu'on exige de l'officier la constatation formelle d'un état de fortune en rapport avec son grade. Le sous-lieutenant doit être assuré d'un revenu mensuel qui varie, suivant les corps, de plusieurs centaines de marks, dans la Garde, à 75 marks dans les gar

1. 86 sur 1000 nominations de sous-lieutenants en 1898.

2. L'organisation de ces écoles de guerre date de 1856. A cette époque, on voulut d'abord constituer une école unique sur le modèle de Saint-Cyr, mais les dépenses d'installation parurent trop élevées.

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