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cinq minutes après, les lanciers qui devaient accompagner les voitures se rangèrent en ordre de bataille dans la cour.

Alors il y eut dans la caserne une rumeur de ruche en colère. Les représentants montaient et descendaient les escaliers, et allaient voir de près la voiture cellulaire. Quelques-uns la touchaient, et n'en croyaient pas leurs yeux. M. Piscatory se croisait avec M. Chambolle et lui criait : - Je pars là dedans! M. Berryer rencontrait Eugène Süe, et ils échangeaient ce dialogue : Ой allez-vous? Au Mont-Valérien. Et vous? - Je ne sais Je ne sais pas.

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A dix heures et demie l'appel commença pour le départ. Des estafiers s'installèrent à une table entre deux chandelles dans une salle basse, au pied de l'escalier, et l'on appela les représentants deux par deux. Les représentants convinrent de ne pas se nommer et de répondre à chaque nom qu'on appellerait :

Il n'y est pas. Mais ceux des « burgraves » qui avaient accepté le coin du feu du colonel Feray jugèrent cette petite résistance indigne d'eux et répondirent à l'appel de leurs noms. Ceci entraîna le reste. Tout le monde répondit. Il y eut parmi les légitimistes quelques scènes tragi-comiques. Eux, les seuls qui ne fussent pas menacés, ils tenaient absolument à se croire en danger. Ils ne voulaient pas laisser partir un de leurs orateurs; ils l'embrassaient et le retenaient presque avec larmes en criant:-Ne partez pas ! Savez-vous où l'on vous mène! Songez aux fossés de Vincennes!

Les représentants, appelés deux par deux, comme nous venons de le dire, défilaient dans la salle basse devant les estafiers, puis on les faisait monter dans la boîte à voleurs. Les chargements se faisaient en apparence au hasard et pêle-mêle; plus tard, pourtant, à la différence des traitements infligés aux représentants dans les diverses prisons, on a pu voir que ce pêle-mêle avait été peut-être un peu arrangé.

Quand la première voiture fut pleine, on en fit entrer une seconde avec le même appareil. Les estafiers, un crayon et un carnet à la main, prenaient note de ce que contenait chaque voiture. Ces hommes connaissaient les représentants. Quand Marc Dufraisse, appelé à son tour, entra dans la salle basse, il était accompagné de Benoist, du Rhône. Ah! voici M. Marc Dufraisse, dit l'estafier qui tenait le crayon. A la demande de son nom, Benoist répondit: Benoist. Du Rhône, ajouta l'agent, et il reprit : car il y a encore Benoist-d'Azy et Benoît-Champy.

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Le chargement de chaque voiture durait environ une demi-heure. Les survenues successives avaient porté le nombre des représentants prisonniers à deux cent trente-deux. Leur embarquement, ou, pour employer l'expression de M. de Vatimesnil, leur encaquement, commencé peu après dix heures du soir, ne fut terminé que vers sept heures du matin. Quand les voitures cellulaires manquèrent, on amena des omnibus.

Ces voitures furent partagées en trois convois, tous trois escortés par les lanciers. Le premier convoi partit vers une heure du matin et fut conduit au

Mont-Valérien; le second, vers cinq heures, à Mazas; le troisième, vers six heures et demie, à Vincennes.

La chose traînant en longueur, ceux qui n'étaient pas appelés profitaient des matelas et tâchaient de dormir. De là, de temps en temps, des silences dans les salles hautes. Au milieu d'un de ces silences, M. Bixio se dressa sur son séant et haussant la voix : Messieurs, que pensez-vous de l'obéissance passive? - Un éclat de rire général lui répondit. Ce fut encore au milieu d'un de ces silences qu'une voix s'écria :

Romieu sera sénateur.

Émile Péan demanda :

-

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Que deviendra le spectre rouge?

- Il se fera prêtre, répondit Antony Thouret, et deviendra le spectre noir. D'autres paroles que les historiographes du 2 décembre ont répandues n'ont pas été prononcées. Ainsi Marc Dufraisse n'a jamais tenu ce propos, dont les hommes de Louis Bonaparte ont voulu couvrir leurs crimes : --- Si le Président ne fait pas fusiller tous ceux d'entre nous qui résisteront, il ne connaît pas son affaire.

Pour le coup d'État, c'est commode; mais pour l'histoire, c'est faux.

L'intérieur des voitures cellulaires était éclairé pendant qu'on y montait. On ne « boucla » pas les soupiraux de chaque cage. De cette façon Marc Dufraisse put apercevoir par le vasistas M. de Rémusat dans la cellule qui faisait face à la sienne. M. de Rémusat était monté accouplé à M. Duvergier de Hauranne.

Ma foi, monsieur Marc Dufraisse, cria Duvergier de Hauranne quand ils se coudoyèrent dans le couloir de la voiture, ma foi, si quelqu'un m'avait prophétisé Vous irez à Mazas en voiture cellulaire, j'aurais dit : C'est invraisemblable; mais si l'on avait ajouté Vous irez avec Marc Dufraisse, j'aurais dit: C'est impossible.

Lorsqu'une voiture était remplie, cinq ou six agents y montaient et se tenaient debout dans le couloir. On refermait la porte, on relevait le marchepied et l'on partait.

Quand les voitures cellulaires furent pleines, il restait encore des représentants. On fit, nous l'avons dit, avancer des omnibus. On y poussa les représentants pêle-mêle, rudement, sans déférence pour l'âge ni pour le nom. Le colonel Feray, à cheval, présidait et dirigeait. Au moment d'escalader le marchepied de l'avant-dernière voiture, le duc de Montebello lui cria: C'est aujourd'hui l'anniversaire de la bataille d'Austerlitz, et le gendre du maréchal Bugeaud fait monter dans la voiture des forçats le fils du maréchal Lannes.

Lorsqu'on fut au dernier omnibus il n'y avait que dix-sept places et il restait dix-huit représentants. Les plus lestes montèrent les premiers. Antony Thouret, qui faisait à lui seul équilibre à toute la droite, car il avait autant

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d'esprit que Thiers et autant de ventre que Murat, Antony Thouret, gros et lent, arriva le dernier. Quand il parut au seuil de l'omnibus dans toute son énormité, il y eut un cri d'effroi : - Où allait-il se placer?

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Antony Thouret avise vers le fond de l'omnibus Berryer, va droit à lui, s'assied sur ses genoux et lui dit avec calme: Vous avez voulu de la compression, monsieur Berryer. En voilà.

XV

MAZAS

Les voitures cellulaires, convoyées jusqu'à Mazas par les lanciers, trouvaient à Mazas un autre escadron de lanciers pour les recevoir. Les représentants descendaient de voiture un à un. L'officier commandant les lanciers se tenait à côté de la portière et les regardait passer avec une curiosité hébétée.

Mazas, qui a remplacé la Force, aujourd'hui démolie, est une immense bâtisse rougeâtre, élevée, tout à côté de l'embarcadère du chemin de fer de Lyon, sur les terrains vagues du faubourg Saint-Antoine. De loin on la croit en briques, de près on reconnaît qu'elle est construite en cailloux noyés dans le ciment. Six grands corps de logis à trois étages, se touchant tous au point de départ et rayonnant autour d'une rotonde qui est le centre commun, séparés par des cours qui vont s'élargissant à mesure que les corps de logis s'écartent, percés de mille petites lucarnes qui sont les jours des cellules, entourés d'une haute muraille, et présentant à vol d'oiseau la figure d'un éventail, voilà Mazas. De la rotonde qui fait le centre s'élance une sorte de minaret qui est la cheminée d'appel. Le rez-de-chaussée est une salle ronde qui sert de greffe. Au premier étage est l'autel, où un seul prêtre dit la messe pour tous, et l'observatoire, où un seul surveillant veille sur toutes les portes de toutes les galeries à la fois. Chaque corps de logis s'appelle division. Les cours sont coupées par de hauts murs en une multitude de petits promenoirs oblongs.

Chaque représentant, à mesure qu'il descendait de voiture, était conduit dans le rond-point où est le greffe. Là on prenait son nom, et on lui donnait en échange de son nom un numéro. Qu'on soit un voleur ou un législateur, cela se pratique ainsi dans cette prison; le coup d'État passait le niveau. Une fois le représentant écroué et numéroté, on le faisait « filer ». On lui disait Montez, ou Allez, et on l'annonçait au bout du corridor auquel on le destinait en criant: - Tel numéro! Recevez. Le gardien du corridor désigné répondait : Envoyez ! Le prisonnier montait seul, allait devant lui, et en arrivant il trouvait le gardien debout près d'une porte ouverte. Le gardien disait : - C'est là, monsieur. Le prisonnier entrait, le gardien refermait la porte, et l'on passait à un

autre.

Le coup d'État eut pour les représentants prisonniers des procédés trèsdivers; ceux qu'on ménageait, les hommes de la droite, on les mit à Vincennes; ceux qu'on haïssait, les hommes de la gauche, on les mit à Mazas. Ceux de Vincennes eurent les appartements de M. de Montpensier, rouverts exprès pour cux, un diner excellent et en commun, des bougies, du feu, et les sourires et

les génuflexions du gouverneur, qui était le général Courtigis. Ceux de Mazas, voici comme on les traita.

Une voiture cellulaire les déposa à la prison. Ils passèrent d'une boîte dans l'autre. A Mazas, un greffier les enregistra, les mesura, les toisa et les écroua comme des forçats. Le greffe franchi, on conduisit chacun d'eux par une galeriebalcon suspendue dans l'obscurité sous une longue voûte humide jusqu'à une porte étroite qui s'ouvrit brusquement. Arrivé là, un guichetier poussait le représentant par les épaules, et la porte se refermait.

Le représentant ainsi cloîtré se trouvait dans une petite chambre, longue, étroite, obscure. C'est là ce que la langue pleine de précautions que parlent aujourd'hui les lois, appelle une « cellule ». Le plein midi de décembre n'y produisait qu'un demi-jour crépusculaire. A une extrémité une porte à guichet, à l'autre, tout près du plafond, à une hauteur de dix ou douze pieds, une lucarne à vitre cannelée. Cette vitre brouillait l'œil, empêchait de voir le bleu ou le gris du ciel et de distinguer le nuage ou le rayon, et donnait je ne sais quoi d'indécis au jour blafard de l'hiver. C'était moins qu'un jour faible, c'était un jour trouble. Les inventeurs de cette vitre cannelée ont réussi à faire loucher le ciel.

Au bout de quelques instants, le prisonnier commençait à apercevoir confusément les objets, et voici ce qu'il trouvait des murs blanchis à la chaux et verdis çà et là par des émanations diverses, dans un coin un trou rond garni de barreaux de fer et exhalant une odeur infecte, dans un autre coin une tablette tournant sur une charnière comme le strapontin des citadines et pouvant servir de table, pas de lit, une chaise de paille. Sous les pieds un carreau en briques. La première impression, c'était l'ombre; la seconde, c'était le froid.

Le prisonnier se voyait donc là, seul, transi, dans cette quasi-obscurité, ayant la faculté d'aller et de venir dans huit pieds carrés comme un loup en cage ou de rester assis sur une chaise comme un idiot à Bicêtre.

Dans cette situation, un ancien républicain de la veille, devenu membre de la majorité et même dans l'occasion quelque peu bonapartiste, M. Émile Leroux, jeté d'ailleurs à Mazas par mégarde et pris sans doute pour quelque autre Leroux, se mit à pleurer de rage. Trois, quatre, cinq heures se passèrent ainsi. Cependant on n'avait pas mangé depuis le matin; quelques-uns même, dans l'émotion du coup d'État, n'avaient pas déjeuné. La faim venait. Allait-on être oublié là? Non. Une cloche de la prison sonnait, le guichet de la porte s'ouvrait, un bras tendait au prisonnier une écuelle d'étain et un morceau de pain.

Le prisonnier saisissait avidement le pain et l'écuelle.

Le pain était noir et gluant, l'écuelle contenait une espèce d'eau épaisse, chaude et rousse. Rien de comparable à l'odeur de cette « soupe ». Quant au pain, il ne sentait que le moisi.

Quelle que fût la faim, dans le premier moment, la plupart des prisonniers

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