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Il faut sortir de l'ombre. Il faut qu'on nous sente là. Il faut souffler sur ce commencement d'incendie dont nous avons vu l'étincelle au boulevard du Temple. Il faut faire une proclamation, et que cela soit imprimé n'importe par qui, et que cela soit placardé n'importe comment, mais il le faut! et tout de suite. Quelque chose de bref, de rapide et d'énergique. Pas de phrases. Dix lignes, un appel aux armes! Nous sommes la loi, et il y a des jours où la loi doit jeter un cri de guerre. La loi mettant hors d'elle le traître, c'est une chose grande et terrible. Faisons-la.

On m'interrompit : -- Oui, c'est cela, une proclamation!

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On me cria de toutes parts:

C'est cela! La mise hors la loi! Continuez.
Je me remis à dicter; Baudin écrivait :

<< Les représentants républicains rappellent au peuple et à l'armée l'article 68... >>

On m'interrompit : - Citez-le en entier.

Non, dis-je, ce serait trop long. Il faut quelque chose qu'on puisse placarder sur une carte, coller avec un pain à cacheter et lire en une minute. Je citerai l'article 110; il est court et contient l'appel aux armes. Je repris :

« Les représentants républicains rappellent au peuple et à l'armée l'article 68, et l'article 110 ainsi conçu - « L'Assemblée constituante confie la « présente Constitution et les droits qu'elle consacre à la garde et au patriotisme « de tous les Français. »

« Le peuple, désormais et à jamais en possession du suffrage universel, et qui n'a besoin d'aucun prince pour le lui rendre, saura châtier le rebelle. «Que le peuple fasse son devoir. Les représentants républicains marchent à sa tête.

<< Vive la République! Aux armes! >>

On applaudit.

Signons tous, dit Pelletier.

Occupons-nous de trouver sur-le-champ une imprimerie, dit Schoel

cher, et que la proclamation soit affichée tout de suite.

Avant la nuit, les jours sont courts, ajouta Joigneaux.

- Tout de suite, tout de suite, plusieurs copies! cria-t-on.

Baudin, silencieux et rapide, avait déjà fait une deuxième :opie de la clamation.

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Un jeune homme, rédacteur d'un journal républicain des départements, sortit de la foule, et déclara que si on lui remettait immédiatement une copie, la proclamation serait avant deux heures placardée à tous les coins de mur de Paris.

Je lui demandai :

Comment vous nommez-vous?

Il me répondit :

Millière.

Millière; c'est de cette façon que ce nom fit son apparition dans les jours sombres de notre histoire. Je vois encore ce jeune homme pâle, cet œil à la fois perçant et voilé, ce profil doux et sinistre. L'assassinat et le Panthéon l'attendaient; trop obscur pour entrer dans le temple, assez méritant pour mourir sur le seuil.

Baudin lui montra la copie qu'il venait de faire.

Millière s'approcha.

Vous ne me connaissez pas, dit-il, je m'appelle Millière, mais moi je vous connais, vous êtes Baudin.

Baudin lui tendit la main.

J'ai assisté au serrement de mains de ces deux spectres.

Xavier Durrieu, qui était rédacteur de la Révolution, fit la même offre que Millière.

Une douzaine de représentants prirent des plumes et s'assirent, les uns autour de la table, les autres avec une feuille de papier sur leurs genoux, et l'on me dit Dictez-nous la proclamation.

:

J'avais dicté à Baudin : « Louis-Napoléon Bonaparte est un traître. » Jules Favre demanda qu'on effaçât le mot de Napoléon, nom de gloire fatalement puissant sur le peuple et sur l'armée, et qu'on mît : « Louis Bonaparte est un traître. >> - Vous avez raison, lui dis-je.

Une discussion suivit. Quelques-uns voulaient qu'on rayât le mot prince. Mais l'Assemblée était impatiente. -Vite! vite! cria-t-on. Nous sommes en décembre, les jours sont courts, répétait Joigneaux.

Douze copies se firent à la fois en quelques minutes. Schoelcher, Rey, Xavier Durrieu, Millière en prirent chacun une et partirent à la recherche d'une imprimerie.

Comme ils venaient de sortir, un homme que je ne connaissais pas, mais auquel plusieurs représentants firent accueil, entra et dit : Citoyens, cette maison est signalée. Des troupes sont en marche pour vous cerner. Vous n'avez pas un instant à perdre.

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Mes collègues, m'écriai-je, ne nous laissons pas arrêter. Après la lutte, comme il plaira à Dieu; mais avant le combat, non! C'est de nous que le peuple attend l'impulsion. Nous pris, tout est fini. Notre devoir est d'engager la bataille, notre droit est de croiser le fer avec le coup d'État. Il faut qu'il ne puisse pas nous saisir, qu'il nous cherche et qu'il ne nous trouve pas. Il faut tromper le bras qu'il étend vers nous, nous dérober à Bonaparte, le harceler, le lasser, l'étonner, l'épuiser, disparaître et reparaître sans cesse, changer d'asile et toujours combattre, être toujours devant lui et jamais sous sa main. Ne quittons pas le terrain. Nous n'avons pas le nombre, ayons l'audace.

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-Notre ancien collègue à la Constituante, Beslay, offre sa maison.
---Où demeure-t-il?

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Rue de la Cerisaie, 33, au Marais.

Eh bien, repris-je, séparons-nous, dans deux heures nous nous retrouverons chez Beslay, rue de la Cerisaie, no 33.

Tous partirent; mais les uns après les autres et dans des directions différentes. Je priai Charamaule d'aller m'attendre chez moi, et je sortis à pied avec Noël Parfait et Lafon.

Nous gagnâmes le quartier encore inhabité que côtoie le mur de ronde. Comme nous arrivions à l'angle de la rue Pigalle, nous vîmes à cent pas de nous, dans les ruelles désertes qui la coupent, les soldats qui se glissaient le long des maisons et se dirigeaient vers la rue Blanche.

A trois heures, les membres de la gauche se retrouvèrent rue de la Cerisaie. Mais l'éveil avait été donné, les habitants de ces rues solitaires se mettaient aux fenêtres pour voir passer les représentants; le lieu de la réunion, situé et resserré au fond d'une arrière-cour, était mal choisi en cas d'investissement; tous ces inconvénients furent immédiatement reconnus, et la réunion ne dura que peu d'instants. Elle fut présidée par Joly. Xavier Durrieu et Jules Gouache, rédacteurs de la Révolution, y assistaient, ainsi que plusieurs proscrits italiens, entre autres le colonel Carini et Montanelli, ancien ministre du grand-duc de Toscane ; j'aimais Montanelli, âme douce et intrépide.

Madier de Montjau apporta des nouvelles de la banlieue. Le colonel Forestier, sans perdre et sans ôter l'espoir, raconta les obstacles qu'il avait rencontrés dans ses efforts pour réunir la 6 légion. Il me pressa de lui signer, ainsi que Michel de Bourges, sa nomination de colonel; mais Michel de Bourges était absent, et d'ailleurs ni Michel de Bourges ni moi n'avions encore en ce moment-là de mandat de la gauche. Pourtant, mais sous ces réserves, je lui signai sa nomination.

Les embarras se multipliaient. La proclamation n'était pas encore imprimée et la nuit arrivait. Schoelcher exposa les difficultés; toutes les imprimeries fermées et gardées, l'avis affiché que quiconque imprimerait un appel aux armes serait immédiatement fusillé, les ouvriers terrifiés, pas d'argent. On présenta un chapeau, et chacun y jeta ce qu'il avait d'argent sur lui. On réunit ainsi quelques centaines de francs.

Xavier Durrieu, dont l'ardent courage ne s'est pas démenti un seul instant, affirma de nouveau qu'il se chargeait de l'impression et promit qu'à huit heures du soir on aurait quarante mille exemplaires de la proclamation. Les instants pressaient. On se sépara en s'assignant pour lieu de rendez-vous le local de l'Association des ébénistes, rue de Charonne, et pour heure huit heures du soir, afin de laisser à la situation le temps de se dessiner.

Comme nous sortions et que nous traversions la rue Beautreillis, je vis Pierre Leroux venir à moi. Il n'avait pas pris part à nos réunions. Il me dit : - Je crois cette lutte inutile. Quoique mon point de vue soit différent du vôtre, je suis votre ami. Prenez garde. Il est temps encore de s'arrêter. Vous entrez dans les catacombes. Les catacombes, c'est la mort.

C'est la vie aussi, lui dis-je.

C'est égal, je pensais avec joie que mes deux fils étaient en prison, et que ce sombre devoir du combat dans la rue ne s'imposait qu'à moi seul.

Cinq heures nous restaient jusqu'à l'instant du rendez-vous. Je voulus revenir chez moi et embrasser encore une fois ma femme et ma fille, avant de me précipiter dans cet inconnu qui était là, béant et ténébreux, et où plusieurs d'entre nous allaient entrer pour n'en pas sortir.

Arnaud de l'Ariége me donnait le bras; les deux proscrits italiens, Carini et Montanelli, m'accompagnaient,

Montanelli me prenait les mains et me disait : Le droit vaincra. Vous vaincrez. Oh! que cette fois la France ne soit pas égoïste, comme en 1848, et qu'elle délivre l'Italie. Je lui répondais : - Elle délivrera l'Europe!

C'étaient nos illusions dans ce moment-là, ce qui n'empêche pas que ce ne soient encore aujourd'hui nos espérances. La foi est ainsi faite; les ténèbres lui prouvent la lumière.

Il y a une place de fiacres devant le portail de Saint-Paul. Nous y allâmes. La rue Saint-Antoine fourmillait dans cette rumeur inexprimable qui précède ces étranges batailles de l'idée contre le fait qu'on appelle révolutions. Je croyais entrevoir dans ce grand quartier populaire une lueur, qui s'éteignit, hélas, bientôt ! La place de fiacres devant Saint-Paul était déserte. Les cochers avaient pressenti les barricades possibles et s'étaient enfuis.

Une lieue nous séparait, Arnaud et moi, de nos maisons. Impossible de la faire à pied au milieu de Paris, et reconnus à chaque pas. Deux passants qui survinrent nous tirèrent d'embarras. L'un d'eux disait à l'autre : Les omnibus des boulevards roulent encore.

Nous profitâmes de l'avis, et nous allâmes chercher l'omnibus de la Bastille. Nous y montâmes tous les quatre.

J'avais dans le cœur, à tort ou à raison, je le répète, le regret amer de l'occasion échappée le matin. Je me disais que dans les journées décisives ces minutes-là viennent et ne reviennent pas. Il y a deux théories en révolution : enlever le peuple ou le laisser arriver. La première était la mienne; j'avais obéi, par discipline, à la seconde. Je me le reprochais. Je me disais : Le peuple s'est offert et nous ne l'avons pas pris. C'est à nous maintenant, non de nous offrir, mais de faire plus, de nous donner.

Cependant l'omnibus s'était mis en marche. Il était plein. J'avais pris place au fond à gauche; Arnaud de l'Ariége s'était assis à côté de moi, Carini en face, Montanelli près d'Arnaud. Nous ne nous parlions pas; Arnaud et moi, nous échangions en silence des serrements de main, ce qui est une manière d'échanger des pensées.

A mesure que l'omnibus avançait vers le centre de Paris, la foule était plus pressée sur le boulevard. Quand l'omnibus s'engagea dans le ravin de la PorteSaint-Martin, un régiment de grosse cavalerie arrivait en sens inverse. Au bout de quelques secondes, ce régiment passa à côté de nous. C'étaient des cuirassiers. Ils défilaient au grand trot et le sabre nu. Le peuple, du haut des trottoirs, se penchait pour les voir passer. Pas un cri. Ce peuple morne d'un côté, de l'autre les soldats triomphants, tout cela me remuait.

Subitement le régiment fit halte. Je ne sais quel embarras, dans cet étroit ravin du boulevard où nous étions resserrés, obstruait momentanément sa marche. En s'arrêtant il arrêta l'omnibus. Les soldats étaient là. Nous avions sous les yeux, devant nous, à deux pas, leurs chevaux pressant les chevaux de notre voiture, ces Français devenus des mameloucks, ces citoyens combattants

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