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de la grande République transformés en souteneurs du bas-empire. De la place & contain. où j'étais je les touchais presque. Je n'y pus tenir. cuid

Je baissai la vitre de l'omnibus, je passai la tête dehors, et, regardant fixement cette ligne épaisse de soldats qui me faisait front, je criai: - A bas Louis Bonaparte! Ceux qui servent les traîtres sont des traîtres!

Les plus proches tournèrent la face de mon côté et me regardèrent d'un air ivre; les autres ne bougèrent pas et restèrent au port d'armes, la visière du casque sur les yeux, les yeux fixés sur les oreilles de leurs chevaux.

Il y a dans les grandes choses l'immobilité des statues et dans les choses basses l'immobilité des mannequins.

L'obéissance passive dans le crime fait du soldat un mannequin.

Au cri que j'avais poussé, Arnaud s'était retourné brusquement; il avait, lui aussi, abaissé sa vitre, et il était sorti à mi-corps de l'omnibus, le bras tendu vers les soldats, et il criait : A bas les traîtres!

A le voir ainsi, avec son geste intrépide, sa belle tête pâle et calme, son regard ardent, sa barbe et ses longs cheveux châtains, on croyait voir la rayonnante et foudroyante figure d'un christ irrité.

L'exemple fut contagieux et électrique.

A bas les traîtres! crièrent Carini et Montanelli.

A bas le dictateur! A bas les traîtres! répéta un généreux jeune homme que nous ne connaissions pas et qui était assis à côté de Carini.

A l'exception de ce jeune homme, l'omnibus tout entier semblait pris de

terreur.

- Taisez-vous! criaient ces pauvres gens épouvantés; vous allez nous faire tous massacrer! Un plus effrayé encore baissa la vitre et se mit à vociférer Vive le prince Napoléon! Vive l'empereur!

aux soldats :

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Nous étions cinq et nous couvrions ce cri de notre protestation obstinée : A bas Louis Bonaparte! A bas les traîtres!

Les soldats écoutaient dans un silence sombre. Un brigadier, l'air menaçant, se tourna vers nous et agita son sabre. La foule regardait avec stupeur.

Que se passait-il en moi dans ce moment-là? Je ne saurais le dire. J'étais dans un tourbillon. J'avais cédé à la fois à un calcul, trouvant l'occasion bonne, et à une fureur, trouvant la rencontre insolente. Une femme nous criait du trottoir: Vous allez vous faire écharper. Je me figurais vaguement qu'un choc quelconque allait se faire, et que, soit de la foule, soit de l'armée, l'étincelle jaillirait. J'espérais un coup de sabre des soldats, ou un cri de colère du peuple. En somme j'avais plutôt obéi à un instinct qu'à une idée.

Mais rien ne vint, ni le coup de sabre, ni le cri de colère. La troupe ne remua pas, et le peuple garda le silence. Était-ce trop tard? Était-ce trop tôt?

L'homme ténébreux de l'Élysée n'avait pas prévu le cas de l'insulte à son nom, jetée aux soldats en face, à bout portant. Les soldats n'avaient pas d'ordres. t Ils en eurent le soir même. On s'en aperçut le lendemain.

Un moment après le régiment s'ébranla au galop, et l'omnibus repartit. Tant que les cuirassiers défilèrent près de nous, Arnaud de l'Ariége, toujours hors de la voiture, continuait à leur crier dans l'oreille, car, comme je viens de le dire, leurs chevaux nous touchaient : A bas le dictateur! A bas les traîtres!

Rue Laffitte nous descendîmes. Carini, Montanelli et Arnaud me quittèrent, et je montai seul vers la rue de la Tour-d'Auvergne. La nuit venait. Comme je tournais l'angle de la rue, un homme passa près de moi. A la lueur d'un réverbère, je reconnus un ouvrier d'une tannerie voisine, et il me dit bas et vite: Ne rentrez pas chez vous. La police cerne votre maison.

Je redescendis vers le boulevard par les rues projetées et non encore bâties qui dessinent un Y sous mes fenêtres, derrière ma maison. Ne pouvant embrasser ma femme et ma fille, je songeai à ce que je pourrais faire des instants qui me restaient. Un souvenir me vint à l'esprit.

XVII

CONTRECOUP DU 24 JUIN SUR LE 2 DÉCEMBRE

A

Le dimanche 26 juin 1848, le combat des quatre jours, ce colossal combat, si formidable et si héroïque des deux côtés, durait encore, mais l'insurrection était vaincue presque partout et circonscrite dans le faubourg Saint-Antoine; quatre hommes, qui avaient défendu parmi les plus intrépides les barricades de la rue du Pont-aux-Choux, de la rue Saint-Claude et de la rue Saint-Louis au Marais, s'échappèrent après les barricades prises et trouvèrent asile dans une maison de la rue Saint-Anastase, au no 12. On les cacha dans un grenier. Les gardes nationaux et les gardes mobiles les cherchaient pour les fusiller. J'en fus informé. J'étais un des soixante représentants envoyés par l'Assemblée constituante au milieu de la bataille avec la mission de précéder partout les colonnes d'attaque, de porter, fût-ce au péril de leur vie, des paroles de paix aux barricades, d'empêcher l'effusion du sang et d'arrêter la guerre civile. J'allai rue Saint-Anastase, et je sauvai les quatre hommes.

Parmi ces hommes, il y avait un pauvre ouvrier de la rue de Charonne dont la femme était en couches en ce moment-là même, et qui pleurait. On comprenait en entendant ses sanglots et en voyant ses haillons comment il avait dû franchir d'un seul bond ces trois pas misère, désespoir, révolte. Leur chef était un homme jeune, pâle, blond, aux pommettes saillantes, au front intelligent, au regard sérieux et résolu. Lorsque je le mis en liberté et que je lui dis mon nom, lui aussi pleura. Il me dit : Quand je pense qu'il y a une heure je savais que vous étiez en face de nous et que j'eusse voulu que le canon de mon fusil eût des yeux, pour vous voir et vous tuer? — Il ajouta : Dans les temps où nous vivons, on ne sait pas, si jamais vous aviez besoin de moi pour quoi que ce soit, venez. Il se nommait Auguste, et était marchand de vin, rue de la Roquette.

-

Depuis cette époque, je ne l'avais plus revu qu'une seule fois, le 26 août 1849, le jour où je portais le coin du drap mortuaire de Balzac. Le convoi alla

au Père-Lachaise. La boutique d'Auguste était sur le chemin. Il y avait foule dans toutes les rues que le convoi traversait. Auguste était sur le seuil de sa porte avec sa jeune femme et deux ou trois ouvriers. Quand je passai il me salua.

Ce fut son souvenir qui me revint comme je redescendais par des rues désertes derrière ma maison; en présence du 2 décembre, je songeai à lui. Je pensai qu'il pourrait me renseigner sur le faubourg Saint-Antoine et nous aider dans le soulèvement. Ce jeune homme m'avait fait tout à la fois l'effet d'un soldat et d'un chef, je me rappelai les paroles qu'il m'avait dites et je jugeai utile de le voir. Je commençai par aller trouver, rue Saint-Anastase, la personne courageuse, une femme, qui avait caché Auguste et ses trois compagnons, auxquels depuis elle avait plusieurs fois porté des secours. Je la priai de m'accompagner. Elle y consentit.

Chemin faisant, j'avais diné avec une tablette de chocolat que Charamaule m'avait donnée.

L'aspect des boulevards en descendant des Italiens vers le Marais m'avait frappé. Les boutiques étaient ouvertes partout comme à l'ordinaire. Il y avait peu de déploiement militaire. Dans les quartiers riches, une agitation profonde et des attroupements; mais à mesure qu'on avançait vers les quartiers populaires, la solitude se faisait. Devant le café Turc, un régiment était en bataille. Une troupe de jeunes gens en blouse passa devant le régiment en chantant la Marseillaise. Je lui répondis en criant: Aux armes! Le régiment ne bougea pas. La lumière éclairait sur un mur voisin les affiches de spectacles; les théâtres étaient ouverts; je regardai les affiches en passant. On jouait Hernani au théâtre Italien, avec un nouveau ténor nommé Guasco.

La place de la Bastille était traversée comme d'habitude par des allants et venants les plus paisibles du monde. A peine voyait-on quelques ouvriers groupés auprès de la colonne de Juillet et s'entretenant tout bas. On regardait aux vitres d'un cabaret deux hommes qui se querellaient pour et contre le coup d'État; celui qui était pour avait une blouse, celui qui était contre avait un habit. A quelques pas de là un escamoteur avait posé entre quatre chandelles sa table en X et faisait des tours de gobelets au milieu d'une foule qui ne pensait évidemment qu'à cet escamoteur-là. En tournant les yeux vers les solitudes obscures du quai Mazas, on entrevoyait dans l'ombre plusieurs batteries attelées. Quelques torches allumées çà et là faisaient saillir la silhouette noire des canons.

J'eus quelque peine à retrouver, rue de la Roquette, la porte d'Auguste. Presque toutes les boutiques étaient fermées, ce qui faisait la rue très-sombre. Enfin, à travers une devanture en vitres, j'aperçus une lumière qui éclairait un comptoir d'étain. Au delà du comptoir, à travers une cloison également vitrée et garnie de rideaux blancs, on distinguait vaguement une autre lumière et deux ou trois ombres d'hommes attablés. C'était là.

J'entrai. La porte en s'ouvrant ébranla une sonnette. Au bruit, la porte de

la cloison vitrée qui séparait la boutique de l'arrière-boutique s'ouvrit, et Auguste parut.

Il me reconnut sur-le-champ et vint à moi.

-Ah! monsieur ! me dit-il, c'est vous!

- Vous savez ce qui se passe? lui demandai-je.

- Oui, monsieur.

Ce « oui, monsieur »>, prononcé avec calme et même avec un certain embarras, me dit tout. Où j'attendais un cri indigné, j'avais cette réponse paisible. Il me semblait que c'était au faubourg Saint-Antoine lui-même que je parlais. Je compris que c'en était fait de ce côté et que nous n'avions rien à en attendre. Le peuple, cet admirable peuple, s'abandonnait. Je fis pourtant un effort.

Louis Bonaparte trahit la République, dis-je, sans m'apercevoir que j'élevais la voix.

Il me toucha le bras, et, me montrant du doigt les ombres qui se dessinaient sur la cloison vitrée de l'arrière-boutique : Prenez garde, monsieur, parlez moins haut.

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Comment! m'écriai-je, vous en êtes là, vous n'osez pas parler, vous n'osez pas prononcer tout haut le nom de « Bonaparte », vous marmottez à peine quelques mots à voix basse, ici, dans cette rue, dans ce faubourg Saint-Antoine où de toutes les portes, de toutes les fenêtres, de tous les pavés, de toutes les pierres on devrait entendre sortir le cri: Aux armes !

que le

Auguste m'exposa ce que j'entrevoyais déjà trop clairement et ce que Girard m'avait fait pressentir le matin, la situation morale du faubourg; — peuple était «< ahuri »; qu'il leur semblait à tous que le suffrage universel était restitué; que la loi du 31 mai à bas, c'était une bonne chose.

Ici je l'interrompis :

Mais cette loi du 31 mai, c'est Louis Bonaparte qui l'a voulue, c'est Rouher qui l'a faite, c'est Baroche qui l'a proposée, ce sont les bonapartistes qui l'ont votée. Vous êtes éblouis du voleur qui vous a pris votre bourse et qui vous la rend!

- Pas moi, dit Auguste, mais les autres.

beaucoup,

servée »,

Et il continua : Que pour tout dire, la Constitution, on n'y tenait pas qu'on aimait la République, mais que la République était «< conque dans tout cela on ne voyait qu'une chose bien clairement, les canons prêts à mitrailler, qu'on se souvenait de juin 1848, — qu'il y avait des pauvres gens qui avaient bien souffert, que Cavaignac avait fait bien du mal, que les femmes se cramponnaient aux blouses des hommes pour les empêcher d'aller aux barricades, qu'après ça pourtant, en voyant des hommes comme nous à la tête, on se battrait peut-être, mais que ce qui gênait, c'est qu'on ne savait pas bien pourquoi. Il termina en disant : Le haut du faubourg ne va pas, le bas vaut mieux. Par ici on se battra. La rue de la Roquette

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