Page images
PDF
EPUB

C'était Jules Favre, Bourzat, Lafon, Madier de Montjau et Michel de Bourges qui passaient. Je pris congé de la personne vaillante et dévouée qui avait bien voulu m'accompagner. Un fiacre passait, je l'y fis monter, et je rejoignis les cinq représentants. Ils venaient de la rue de Charonne. Ils avaient trouvé le local de l'association des ébénistes fermé. - Il n'y avait personne, me dit Madier de Montjau. Ces braves gens commencent à avoir un petit capital, ils ne veulent pas le compromettre, ils ont peur de nous, ils disent : Les coups d'État ne nous regardent pas, laissons faire! Cela ne m'étonne pas, répondis-je, dans le moment où nous sommes, une association est un bourgeois.

[ocr errors][merged small]

Lafon demeurait à deux pas de là, quai Jemmapes, no 2. Il nous offrit son appartement, nous l'acceptâmes, et nous prîmes les mesures nécessaires pour faire prévenir les membres de la gauche que nous étions là.

Quelques instants après, nous étions installés chez Lafon, au quatrième étage d'une ancienne et haute maison. Cette maison a vu la prise de la Bastille. On entrait dans cette maison par une porte bâtarde s'ouvrant sur le quai Jemmapes et donnant sur une cour étroite plus basse que le quai de quelques marches. Bourzat resta à cette porte pour nous avertir en cas d'événement et pour indiquer la maison aux représentants qui surviendraient.

En peu d'instants nous fûmes nombreux, et nous nous retrouvâmes à peu près tous ceux du matin, avec quelques-uns de plus. Lafon nous livra son salon dont les fenêtres donnaient sur des arrière-cours. Nous nous constituâmes une espèce de bureau et nous primes place, Jules Favre, Carnot, Michel et moi, à une grande table éclairée de deux bougies et placée devant la cheminée. Les représentants et les assistants siégeaient à l'entour sur des siéges et des fauteuils. Un groupe debout obstruait la porte.

Michel de Bourges, en entrant, s'écria: Nous sommes venus chercher le peuple au faubourg Saint-Antoine. Nous y voici. Il faut y rester!

On applaudit ces paroles.

On exposa la situation, la torpeur des faubourgs, personne à l'association. des ébénistes, les portes fermées presque partout. Je racontai ce que j'avais vu et entendu rue de la Roquette, les appréciations du marchand de vin Auguste sur l'indifférence du peuple, les espérances de l'ouvrier mécanicien, la possibilité d'un mouvement dans la nuit au faubourg Saint-Marceau. On convint qu'au premier avis qui me serait donné, j'irais.

Du reste, on ne savait rien encore de ce qui s'était passé dans la journée. On annonça que M. Havin, lieutenant-colonel de la 5 légion de la garde nationale, avait envoyé des ordres de convocation aux officiers de sa légion.

Survinrent quelques écrivains démocrates, parmi lesquels Alexandre Rey et Xavier Durrieu, avec Kesler, Villiers et Amable Lemaître, de la Révolution; un de ces écrivains était Millière.

Millière avait une large déchirure saignante au-dessus du sourcil; le matin

même, en nous quittant, comme il emportait une des copies de la proclamation que j'avais dictée, un homme s'était jeté sur lui pour la lui arracher, la police était évidemment déjà avertie de la proclamation et la guettait; Millière avait lutté corps à corps avec l'agent de police et l'avait terrassé, non sans emporter cette balafre. Du reste, la proclamation n'était pas encore imprimée. Il était près de neuf heures du soir et rien ne venait. Xavier Durrieu affirma qu'une heure ne se passerait pas sans qu'on eût les quarante mille exemplaires promis. On espérait en couvrir dans la nuit les murs de Paris. Chacun des assistants devait se faire afficheur.

Il y avait parmi nous, ce qui était inévitable dans la confusion orageuse de ces premiers moments, beaucoup d'hommes que nous ne connaissions pas. Un de ces hommes avait apporté dix ou douze copies de l'appel aux armes. Il me pria de les signer de ina main afin de pouvoir, disait-il, montrer ma signature au peuple... - Ou à la police, me dit tout bas Baudin en souriant. Nous n'en étions pas à prendre de ces précautions-là. Je donnai à cet homme toutes les signatures qu'il voulut.

Jules Favre prit la parole. Il importait de constituer l'action de la gauche, d'imprimer au mouvement qui se préparait l'unité d'impulsion, de lui créer un centre, de donner à l'insurrection un pivot, à la gauche une direction, au peuple un point d'appui. Il proposa la formation immédiate d'un comité représentant la gauche entière dans toutes ses nuances, et chargé d'organiser et de diriger l'insurrection.

Tous les représentants acclamèrent cet éloquent et courageux homme. On proposa sept membres. On nomma sur-le-champ Carnot, de Flotte, Jules Favre, Madier de Montjau, Michel de Bourges et moi; et ainsi fut, par acclamation, composé ce comité d'insurrection que, sur ma demande, on appela Comité de résistance; car l'insurgé, c'était Louis Bonaparte. Nous, nous étions la République. On désirait faire entrer dans le comité un représentant ouvrier. On désigna Faure (du Rhône). Mais Faure, nous ne l'apprîmes que plus tard, avait été arrêté le matin. Le comité se trouva donc en fait composé de six membres.

Le comité s'organisa séance tenante. Un comité de permanence fut formé dans son sein avec fonction de décréter d'urgence, au nom de toute la gauche, de centraliser les nouvelles, les renseignements, les directions, les instructions, les ressources, les ordres. Ce comité de permanence fut composé de quatre membres, qui étaient Carnot, Michel de Bourges, Jules Favre et moi. De Flotte et Madier de Montjau furent spécialement délégués, de Flotte pour la rive gauche et le quartier des écoles, Madier pour les boulevards et la banlieue.

Ces opérations préliminaires terminées, Lafon nous prit à part Michel de Bourges et moi et nous dit que l'ancien constituant Proudhon était venu demander l'un de nous deux, qu'il était resté en bas environ un quart d'heure et s'en était allé, en annonçant qu'il nous attendrait place de la Bastille.

Proudhon, qui faisait à cette époque à Sainte-Pélagie trois ans de prison pour offense à Louis Bonaparte, avait de temps à autre des permissions de sortir. Le hasard avait fait qu'une de ces permissions était tombée le 2 décembre.

Chose qu'on ne peut s'empêcher de souligner, le 2 décembre, Proudhon était régulièrement détenu en vertu d'une condamnation, et, au moment même où l'on faisait entrer illégalement en prison les représentants inviolables, on en laissait sortir Proudhon qu'on pouvait y garder légalement. Proudhon avait profité de cette liberté pour venir nous trouver.

Je connaissais Proudhon pour l'avoir vu à la Conciergerie où étaient enfermés mes deux fils, et Auguste Vacquerie, et Paul Meurice, mes deux illustres amis, et ces vaillants écrivains, Louis Jourdan, Erdan, Suchet; je ne pouvais m'empêcher de songer que, certes, ce jour-là on n'eût laissé sortir aucun de ces hommes-là.

Cependant Xavier Durrieu me parla à l'oreille. --Je quitte Proudhon, me dit-il, il voudrait vous voir. Il vous attend en bas, tout près, à l'entrée de la place, vous le trouverez accoudé au parapet sur le canal.

[blocks in formation]

Je trouvai en effet, à l'endroit indiqué, Proudhon pensif, les deux coudes appuyés sur le parapet. Il avait ce chapeau à larges bords avec lequel je l'avais souvent vu se promener à grands pas, seul, dans la cour de la Conciergerie.

J'allai à lui.

Vous voulez me parler? lui dis-je.

Oui.

Et il me serra la main.

Le coin où nous étions était solitaire. Nous avions à gauche la place de la Bastille profonde et obscure; on n'y voyait rien et l'on y sentait une foule; des régiments y étaient en bataille; ils ne bivouaquaient pas, ils étaient prêts à marcher; on entendait la rumeur sourde des haleines; la place était pleine de ce fourmillement d'étincelles pâles que font les bayonnettes dans la nuit. Au-dessus de ce gouffre de ténèbres se dressait droite et noire la colonne de Juillet. Proudhon reprit :

Voici. Je viens vous avertir en ami. Vous vous faites des illusions. Le peuple est mis dedans. Il ne bougera pas. Bonaparte l'emportera. Cette bêtise, la restitution du suffrage universel, attrape les niais. Bonaparte passe pour socialiste. Il a dit: Je serai l'empereur de la canaille. C'est une insolence, mais les insolences ont chance de réussir quand elles ont à leur service ceci.

Et Proudhon me montrait du doigt la sinistre lueur des bayonnettes. Il continua :

Bonaparte a un but. La République a fait le peuple, il veut refaire la populace. Il réussira et vous échouerez. Il a pour lui la force, les canons, l'erreur du peuple et les sottises de l'Assemblée. Les quelques hommes de la gauche dont

vous êtes ne viendront pas à bout du coup d'État. Vous êtes honnêtes, et il a sur vous cet avantage, qu'il est un coquin. Vous avez des scrupules, et il a sur vous cet avantage qu'il n'en a pas. Cessez de résister, croyez-moi. La situation est sans ressource. Il faut attendre; mais, en ce moment, la lutte serait folle. Qu'espérez-vous?

[merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small]

Au son de ma voix, il comprit que l'insistance était inutile.

Adieu, me dit-il.

Nous nous quittâmes. Il s'enfonça dans l'ombre, je ne l'ai plus revu.
Je remontai chez Lafon.

Cependant les exemplaires de l'appel aux armes n'arrivaient pas. Les représentants inquiets descendaient et remontaient. Quelques-uns allaient attendre et s'informer sur le quai Jemmapes. Il y avait dans la salle un bruit de conversations confuses. Les membres du comité, Madier de Montjau, Jules Favre et Carnot, se retirèrent et me firent dire par Charamaule qu'ils allaient rue des Moulins, no 10, chez l'ancien constituant Landrin, dans la circonscription de la 5 légion, pour y délibérer plus à l'aise, en me priant d'aller les rejoindre. Mais je crus devoir rester. Je m'étais mis à la disposition d'un mouvement éventuel du faubourg Saint-Marceau. J'en attendais l'avis par Auguste, il m'importait de ne pas trop m'éloigner; en outre, il était possible que, si je partais, les représentants de la gauche, ne voyant plus aucun membre du comité au milieu d'eux, se dispersassent sans prendre de résolution, et j'y voyais plus d'un inconvénient.

Le temps s'écoulait, pas de proclamations. Nous sûmes le lendemain que les ballots avaient été saisis par la police. Cournet, un ancien officier de marine républicain qui était présent, prit la parole. Ce qu'était Cournet, quelle nature énergique et déterminée, on le verra plus tard. Il nous représenta que depuis près de deux heures nous étions là, que la police finirait certainement par en être avertie, que les membres de la gauche avaient pour devoir impérieux de se conserver à tout prix à la tête du peuple, que la nécessité même de leur situation leur imposait la précaution de changer fréquemment d'asile, et il termina en nous offrant de venir délibérer chez lui, dans ses ateliers, rue Popincourt, no 82, au fond d'un cul-de-sac, et toujours à proximité du faubourg Saint-Antoine.

On accepta, j'envoyai prévenir Auguste du déplacement et je lui fis porter l'adresse de Cournet. Lafon resta quai Jemmapes avec mission de nous envoyer les proclamations dès qu'elles lui arriveraient, et nous partîmes sur-le-champ. Charamaule se chargea d'envoyer rue des Moulins, afin de prévenir les autres membres du comité que nous les attendions rue Popincourt, no 82.

Nous marchions, comme le matin, par petits groupes séparés. Le quai Jemmapes borde la rive gauche du canal Saint-Martin; nous le remontâmes. Nous n'y rencontrions que quelques ouvriers isolés qui tournaient la tête quand

[graphic]

nous étions passés et s'arrêtaient derrière nous d'un air étonné. La nuit était noire. Il tombait quelques gouttes de pluie.

Un peu après la rue du Chemin-Vert, nous prîmes à droite et nous gagnâmes la rue Popincourt. Tout y était désert, éteint, fermé et silencieux comme dans le faubourg Saint-Antoine. Cette rue est longue, nous marchâmes longtemps, nous dépassâmes la caserne. Cournet n'était plus avec nous, il était resté en arrière pour avertir quelques-uns de ses amis et, nous dit-on, pour prendre des mesures de défense en cas d'attaque de sa maison. Nous cherchions le numéro 82. L'obscurité était telle que nous ne pouvions distinguer les chiffres des maisons.

« PreviousContinue »