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une proclamation; à peine çà et là une presse lithographique, une cave où on imprimera en hâte et furtivement un placard à la brosse; peine de mort contre qui remuera un pavé, peine de mort contre qui s'attroupera, peine de mort contre qui sera trouvé en conciliabule, peine de mort contre qui placardera un appel aux armes ; si vous êtes pris pendant le combat, la mort ; si vous êtes pris après le combat, la déportation ou l'exil; d'un côté une armée, et le crime; de l'autre une poignée d'hommes, et le droit. Voilà cette lutte. L'acceptez-vous?

Un cri unanime me répondit : Oui! oui!

--

Ce cri ne sortait pas des bouches, il sortait des âmes. Baudin, toujours assis à côté de moi, me serra la main en silence.

On convint donc immédiatement qu'on se retrouverait le lendemain mercredi, entre neuf et dix heures du matin, à la salle Roysin, qu'on y arriverait isolément ou par petits groupes séparés, et qu'on avertirait de ce rendez-vous les absents. Cela fait, il ne restait plus qu'à se séparer. Il pouvait être environ minuit.

Un des éclaireurs de Cournet entra. bataillon n'est plus là. La rue est libre.

Citoyens représentants, dit-il, le

Le bataillon, sorti probablement de la caserne Popincourt, qui était trèsvoisine, avait occupé la rue vis-à-vis le cul-de-sac pendant plus d'une demiheure, puis était rentré dans la caserne. Avait-on jugé l'attaque inopportune ou périlleuse, la nuit, dans ce cul-de-sac étroit, et au milieu de ce redoutable quartier Popincourt où l'insurrection avait tenu si longtemps en juin 1848? II paraît certain que les soldats avaient visité quelques maisons du voisinage. Suivant des renseignements qui nous parvinrent plus tard, nous aurions été suivis, en sortant du n° 2 du quai Jemmapes, par un homme de la police, lequel nous aurait vus entrer dans cette maison où logeait un M. Cornet, et serait allé immédiatement à la préfecture dénoncer à ses chefs notre gîte. Le bataillon envoyé pour nous saisir cerna la maison, la fouilla de la cave au grenier, n'y trouva rien, et s'en alla.

Cette quasi-synonymie de Cornet et de Cournet dépista les limiers du coup d'État. Le hasard, on le voit, s'était mêlé utilement de nos affaires.

Je causais près de la porte avec Baudin et nous échangions quelques indications dernières, quand un jeune homme à barbe châtaine, mis comme un homme du monde et en ayant toutes les manières, et que j'avais remarqué pendant que je parlais, s'approcha de moi. - Monsieur Victor Hugo, me dit-il, où allez-vous coucher?

Je n'y avais pas songé jusqu'à ce moment-là.

Il était peu prudent de rentrer chez moi.

Ma foi, lui répondis-je, je n'en sais rien.
-Voulez-vous venir chez moi?

Je veux bien.

Il me donna son nom. Il s'appelait M. de la R., il connaissait la famille d'al

liance de mon frère Abel, les Montferrier parents de Cambacérès, et il demeurait rue Caumartin. Il avait été préfet sous le gouvernement provisoire. Il avait une voiture là. Nous y montâmes; et comme Baudin m'annonça qu'il passerait la nuit chez Cournet, je lui donnai l'adresse de M. de la R., afin qu'il pût m'y envoyer chercher, si quelque avis de mouvement venait du faubourg Saint-Marceau ou d'ailleurs. Mais je n'espérais plus rien pour la nuit, et j'avais raison.

Un quart d'heure environ après la séparation des représentants et après notre départ de la rue Popincourt, Jules Favre, Madier de Montjau, de Flotte et Carnot, que nous avions fait avertir rue des Moulins, arrivèrent chez Cournet, accompagnés de Schoelcher, de Charamaule, d'Aubry du Nord et de Bastide. Quelques représentants se trouvaient encore chez Cournet. Plusieurs, comme Baudin, devaient y passer la nuit. On fit part à nos collègues de ce qui avait été convenu sur ma proposition et du rendez-vous à la salle Roysin; seulement il paraît qu'il y eut quelques hésitations sur l'heure indiquée que Baudin en particulier ne se rappela plus exactement, et que nos collègues crurent que le rendezvous, qui avait été donné pour neuf heures du matin, était pour huit heures. Ce changement d'heure, dû aux incertitudes des mémoires, et dont on ne peut accuser personne, empêcha la réalisation du plan que j'avais conçu d'une Assemblée siégeant au faubourg et livrant bataille à Louis Bonaparte, mais nous donna pour compensation le fait héroïque de la barricade Sainte-Marguerite.

XX

ENTERREMENT D'UN GRAND ANNIVERSAIRE

Telle fut cette première journée. Regardons-la fixement. Elle le mérite. C'est l'anniversaire d'Austerlitz; le neveu fête l'oncle. Austerlitz est la bataille la plus éclatante de l'histoire; le neveu se propose ce problème : faire une noirceur aussi grande que cette splendeur. Il y réussit.

Cette première journée, que d'autres suivront, est déjà complète. Tout y est. C'est le plus effrayant essai de poussée en arrière qui ait jamais été tenté. Jamais un tel écroulement de civilisation ne s'est vu. Tout ce qui était l'édifice est maintenant la ruine; le sol en est jonché. En une nuit l'inviolabilité de la loi, le droit du citoyen, la dignité du juge, l'honneur du soldat, ont disparu. D'épou

vantables remplacements ont eu lieu; il y avait le serment, il y a le parjure; il y avait le drapeau, il y a un haillon; il y avait l'armée, il y a une bande; il y avait la justice, il y a la forfaiture; il y avait le code, il y a le sabre; il y avait un gouvernement, il y a une escroquerie; il y avait la France, il y a une caverne. Cela s'appelle la société sauvée.

C'est le sauvetage du voyageur par le voleur.

La France passait, Bonaparte l'a arrêtée.

L'hypocrisie qui a précédé le crime égale en difformité l'effronterie qui l'a suivi. La nation était confiante et tranquille. Secousse subite et cynique. L'histoire n'a rien constaté de pareil au 2 décembre. Ici nulle gloire, rien que de l'abjection. Aucun trompe-l'œil. On se déclarait honnête; on se déclare infâme; rien de plus simple. Cette journée, presque inintelligible dans sa réussite, a prouvé que la politique a son obscénité. La trahison a brusquement relevé sa jupe immonde; elle a dit: Eh bien, oui! Et l'on a vu les nudités d'une âme malpropre. Louis Bonaparte s'est montré sans masque, ce qui a laissé voir l'horreur, et sans voile, ce qui a laissé voir le cloaque.

Hier président de la République, aujourd'hui un chourineur. Il a juré, il jure encore; mais l'accent a changé. Le serment est devenu le juron. Hier on s'affirmait vierge, aujourd'hui on entre au lupanar, et l'on rit des imbéciles. Figurez-vous Jeanne d'Arc s'avouant Messaline. C'est là le Deux-Décembre.

Des femmes sont mêlées à ce forfait. C'est un attentat mélangé de boudoir et de chiourme. Il s'en dégage, à travers la fétidité du sang, une vague odeur de patchouli. Les complices de ce brigandage sont des hommes aimables, Romieu, Morny; faire des dettes, cela mène à faire des crimes.

L'Europe fut stupéfaite. C'était le coup de foudre d'un filou. Il faut s'avouer que le tonnerre peut tomber en de mauvaises mains. Palmerston, ce traître, approuva; le vieux Metternich, rêveur dans sa villa du Reinweg, hocha la tête. Quant à Soult, l'homme d'Austerlitz après Napoléon, il fit ce qu'il avait à faire; le jour même de ce crime, il mourut. Hélas! et Austerlitz aussi.

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