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Il y a une consigne au-dessus de toutes les consignes, reprit Schoelcher; ce qui oblige le soldat comme le citoyen, c'est la loi.

Il se tournait de nouveau vers les soldats pour les haranguer, mais le capitaine lui cria:

Pas un mot de plus. Vous ne continuerez pas ! Si vous ajoutez une parole je commande le feu.

Que nous importe! dit Schoelcher.

En ce moment un officier à cheval arriva. C'était le chef de bataillon. Il parla un instant bas au capitaine.

-Messieurs les représentants, reprit le capitaine en agitant son épée, retirez-vous, ou je fais tirer.

Tirez, cria de Flotte.

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Les représentants étrange et héroïque copie de Fontenoy chapeaux et firent face aux fusils.

- ôtèrent leurs

Schoelcher seul garda son chapeau sur la tête et attendit les bras croisés. - A la bayonnette! dit le capitaine, et se tournant vers les pelotons : Croisezette!

- Vive la République! crièrent les représentants.

Les bayonnettes s'abaissèrent, les compagnies s'ébranlèrent, et les soldats fondirent au pas de course sur les représentants immobiles.

Ce fut un instant terrible et grandiose.

Les sept représentants virent arriver les bayonnettes à leurs poitrines, sans un mot, sans un geste, sans un pas en arrière. Mais l'hésitation, qui n'était pas dans leur âme, était dans le cœur des soldats.

Les soldats sentirent distinctement qu'il y avait là une double souillure pour leur uniforme, attenter à des représentants du peuple, ce qui est une trahison, et tuer des hommes désarmés, ce qui est une lâcheté. Or, trahison et lâcheté, ce sont là deux épaulettes dont s'accommode quelquefois le général, jamais le soldat.

Quand les bayonnettes furent tellement près des représentants qu'elles leur touchaient la poitrine, elles se détournèrent d'elles-mêmes, et les soldats d'un mouvement unanime passèrent entre les représentants sans leur faire de mal. Schoelcher seul eut sa redingote percée en deux endroits, et, dans sa conviction, ce fut maladresse plutôt qu'intention. Un des soldats qui lui faisait face voulut l'éloigner du capitaine et le toucha de sa bayonnette. La pointe rencontra le livre d'adresses des représentants que Schoelcher avait dans sa poche et ne perça que le vêtement.

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Citoyen, nous ne voulons pas vous faire de

Pourtant un soldat s'approcha de Bruckner et le mit en joue.

Eh bien, dit Bruckner, faites feu.

Le soldat, ému, abaissa son arme et serra la main de Bruckner.

Chose frappante, en dépit de l'ordre donné par les chefs, les deux compagnies arrivèrent successivement jusqu'aux représentants, croisant la bayonnette, et se détournant. La consigne commande, mais l'instinct règne; la consigne peut être le crime, mais l'instinct, c'est l'honneur. Le chef de bataillon P... a dit plus tard « On nous avait annoncé que nous aurions affaire à des brigands, nous avons eu affaire à des héros. »

Cependant, à la barricade on s'inquiétait, et, les voyant enveloppés et voulant les secourir, on tira un coup de fusil. Ce coup de fusil malheureux tua un soldat entre de Flotte et Schoelcher.

L'officier qui commandait le second peloton d'attaque passait près de Schoelcher comme le pauvre soldat tombait. Schoelcher montra à l'officier l'homme gisant. - Lieutenant, dit-il, voyez.

L'officier répondit avec un geste de désespoir.

Que voulez-vous que nous fassions?

Les deux compagnies ripostèrent au coup de fusil par une décharge générale et s'élancèrent à l'assaut de la barricade, laissant derrière elles les sept représentants stupéfaits d'être encore vivants.

La barricade répondit par une décharge, mais elle ne pouvait tenir. Elle fut emportée.

Baudin fut tué.

Il était resté debout à sa place de combat sur l'omnibus. Trois balles l'atteignirent. Une le frappa de bas en haut à l'œil droit et pénétra dans le cerveau. Il tomba. Il ne reprit pas connaissance. Une demi-heure après il était mort. On porta son cadavre à l'hôpital Sainte-Marguerite.

Bourzat, qui était près de Baudin avec Aubry du Nord, eut son manteau percé d'une balle.

Un détail qu'il faut noter encore, c'est que les soldats ne firent aucun prisonnier dans cette barricade. Ceux qui la défendaient se dispersèrent dans les rues du faubourg ou trouvèrent asile dans les maisons voisines. Le représentant Maigne, poussé par des femmes effarées derrière une porte d'allée, s'y trouva enfermé avec un des soldats qui venaient de prendre la barricade. Un moment après, le représentant et le soldat sortirent ensemble. Les représentants purent quitter librement ce premier champ de combat.

A ce commencement solennel de la lutte une dernière lueur de justice et de droit brillait encore et la probité militaire reculait avec une sorte de morne anxiété devant l'attentat où on l'engageait. Il y a l'ivresse du bien, et il y a l'ivrognerie du mal; cette ivrognerie plus tard noya la conscience de l'armée.

L'armée française n'est pas faite pour commettre des crimes. Quand la lutte se prolongea et qu'il fallut exécuter de sauvages ordres du jour, les soldats durent s'étourdir. Ils obéirent, non froidement, ce qui eût été monstrueux, mais avec colère, ce que l'histoire invoquera comme leur excuse; et, pour beaucoup peut-être, il y avait au fond de cette colère du désespoir.

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Le soldat tombé était resté sur le pavé. Ce fut Schoelcher qui le releva. Quelques femmes éplorées et vaillantes sortirent d'une maison. Quelques soldats vinrent. On le porta, Schoelcher lui soutenant la tête, d'abord chez une fruitière, puis à l'hôpital Sainte-Marguerite, où l'on avait déjà porté Baudin.

C'était un conscrit. La balle l'avait frappé au côté. On voyait à sa capote grise boutonnée jusqu'au collet le trou souillé de sang. Sa tête tombait sur son épaule; son visage pâle, bridé par la mentonnière du shako, n'avait plus de regard; le sang lui sortait de la bouche. Il paraissait dix-huit ans à peine. Déjà soldat et encore enfant. Il était mort.

Ce pauvre soldat fut la première victime du coup d'État. Baudin fut la seconde.

Avant d'être représentant, Baudin avait été instituteur. Il sortait de cette. intelligente et forte famille des maîtres d'école, toujours persécutés, qui sont tombés de la loi Guizot dans la loi Falloux et de la loi Falloux dans la loi Dupanloup. Le crime du maître d'école, c'est de tenir un livre ouvert; cela suffit, la sacristie le commande. Il y a maintenant en France dans chaque village ur flambeau allumé, le maître d'école, et une bouche qui souffle dessus, le curé. Les maîtres d'école de France qui savent mourir de faim pour la vérité et pour la science étaient dignes qu'un des leurs fût tué pour la liberté.

La première fois que je vis Baudin ce fut à l'Assemblée le 13 janvier 1850. Je voulais parler contre la loi d'enseignement. Je n'étais pas inscrit; Baudin était inscrit le second. Il vint m'offrir son tour. J'acceptai, et je pus parler le surlendemain 15.

Baudin était, pour les rappels à l'ordre et les avanies, un des points de mire du sieur Dupin. Il partageait cet honneur avec les représentants Miot et Valentin.

Baudin monta plusieurs fois à la tribune. Sa parole, hésitante dans la forme, était énergique dans le fond. Il siégeait à la crête de la montagne. Il avait l'esprit ferme et les manières timides. De là dans toute sa personne je ne sais quel embarras mêlé à la décision. C'était un homme de moyenne taille. Sa face, colorée et pleine, sa poitrine ouverte, ses épaules larges, annonçaient l'homme robuste, le laboureur maître d'école, le penseur paysan. Il avait cette ressemblance avec Bourzat. Baudin penchait la tête sur son épaule, écoutait avec intelligence et parlait avec une voix douce et grave. Il avait le regard triste et le sourire amer d'un prédestiné.

Le 2 décembre au soir, je lui avais demandé: m'avait répondu :- Pas tout à fait trente-trois ans.

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Quel âge avez-vous? Il

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4. Il y a ici une erreur. Cela tient à ce que ces pages ont été écrites il y a vingt-six ans. Esquiros, qui connaissait Baudin, interrogé par moi, m'avait dit que Baudin avait été instituteur. Esquiros se trompait. Baudin avait été médecin.

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