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ouvrières, l'ancien constituant Leblond, chez lequel le comité avait délibéré le matin même. Nous étions en permanence, Carnot, Jules Favre, Michel de Bourges et moi. Ce jeune homme qui avait la parole grave et le regard intelligent, se nommait King. Il était envoyé vers nous par le comité des associations ouvrières dont il était délégué. Les associations ouvrières, nous dit-il, se mettaient à la disposition du comité d'insurrection légale nommé par la gauche. Elles pouvaient jeter dans la lutte cinq ou six mille hommes résolus. On ferait de la poudre; quant aux fusils, on en trouverait. Les associations ouvrières nous

demandaient un ordre de combat signé de nous. Jules Favre prit une plume et écrivit :

«Les représentants soussignés donnent mandat au citoyen King et à ses amis de défendre avec eux, et les armes à la main, le suffrage universel, la République, les lois. »

Il data et nous signâmes tous les quatre.

-Cela suffit, dit le délégué, vous entendrez parler de nous.

Deux heures après, on vint nous annoncer que le combat commençait. On se battait rue Aumaire.

V

LE CADAVRE DE BAUDIN

Du côté du faubourg Saint-Antoine, nous avions, je l'ai dit, à peu près perdu toute espérance, mais les hommes du coup d'État n'avaient pas perdu toute inquiétude. Depuis les tentatives et les barricades du matin, une surveillance rigoureuse y avait été organisée. Quiconque abordait le faubourg avait chance d'être examiné, suivi et, au moindre soupçon, arrêté. La surveillance était pourtant parfois en défaut. Vers deux heures, un homme de petite taille, à l'air sérieux et attentif, traversait le faubourg. Un sergent de ville et un agent en bourgeois lui barrèrent le chemin. Qui êtes-vous? Vous le voyez, un passant. - Où allez-vous? Là, tout près, chez Bartholomé, contremaître à la sucrerie. On le fouille. Lui-même ouvre son portefeuille; les agents retournent les poches de son gilet et déboutonnent sa chemise sur sa poitrine; enfin le sergent de ville dit en grommelant: - Vous me faisiez pourtant l'effet d'avoir été ici ce matin, allez-vous-en. C'était le représentant Gindrier. S'ils ne s'étaient pas arrêtés aux poches du gilet et s'ils avaient fouillé le paletot, ils y auraient trouvé son écharpe; Gindrier eût été fusillé.

Ne point se laisser arrêter, se conserver libres pour la lutte, tel était le mot d'ordre des membres de la gauche; c'est pourquoi nous avions nos écharpes sur nous, mais point visibles.

--

Gindrier n'avait pas mangé de la journée; il songea à rentrer chez lui et regagna les quartiers neufs du chemin de fer du Havre où il demeurait. Rue de Calais c'est une rue déserte qui va de la rue Blanche à la rue de Clichy -un fiacre passait. Gindrier s'entend appeler par son nom. Il se retourne et aperçoit dans le fiacre deux personnes, parentes de Baudin, et un homme qu'il ne connaissait pas. L'une des parentes de Baudin, madame L..., lui dit: —

Baudin est blessé! Elle ajouta :

On l'a porté à l'hospice Saint-Antoine. Nous allons le chercher. Venez avec nous. Gindrier monta dans le fiacre.

Cependant l'inconnu était le porte-sonnette du commissaire de police de la rue Sainte-Marguerite-Saint-Antoine. Il avait été chargé par le commissaire d'aller chez Baudin, rue de Clichy, no 88, prévenir sa famille. Ne rencontrant que des femmes, il s'était borné à leur dire que le représentant Baudin était blessé. Il s'était offert à les accompagner et se trouvait dans le fiacre. On avait prononcé devant lui le nom de Gindrier. Ce pouvait être une imprudence. On s'en expliqua avec lui; il déclara qu'il ne trahirait pas le représentant, et il fut convenu que devant le commissaire de police Gindrier serait un parent et s'appellerait Baudin.

-

Les pauvres femmes espéraient. La blessure était grave peut-être, mais Baudin était jeune et d'une bonne constitution. On le sauvera, disaientelles. Gindrier gardait le silence. Chez le commissaire de police, le voile se déchira. Comment va-t-il ? demanda madame L... en entrant.

Mais, dit

le commissaire, il est mort. Comment! mort? Oui, tué sur le coup.

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Ce fut un moment douloureux. Le désespoir de ces deux femmes si brusquement frappées au cœur éclata en sanglots. Ah! infâme Bonaparte! s'écriait madame L..., il a tué Baudin, eh bien, je le tuerai. Je serai la Charlotte Corday de ce Marat.

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Gindrier réclama le corps de Baudin. Le commissaire de police ne consentit à le rendre à la famille qu'en exigeant la promesse qu'on l'enterrerait sur-le-champ et sans bruit et qu'on ne le montrerait pas au peuple. Vous comprenez, ajouta-t-il, que la vue d'un représentant tué et sanglant pourrait soulever Paris. Le coup d'État faisait des cadavres, mais ne voulait pas qu'on s'en servit.

A ces conditions, le commissaire donna à Gindrier deux hommes et un sauf-conduit pour aller chercher Baudin à l'hospice où il avait été déposé.

Cependant le frère de Baudin, jeune homme de vingt-quatre ans, étudiant en médecine, survint. Ce jeune homme a été depuis arrêté et emprisonné; son crime, c'est son frère; poursuivons. On se rendit à l'hospice. Sur le vu du saufconduit, le directeur introduisit Gindrier et le jeune Baudin dans une salle basse. Il y avait là trois grabats couverts de draps blancs sous lesquels on distinguait la forme immobile de trois corps humains. Celui des trois qui occupait le lit du milieu, c'était Baudin. Il avait à sa droite le jeune soldat tué une minute avant lui à côté de Schoelcher, et à sa gauche une vieille femme qu'une balle perdue avait atteinte rue de Cotte et que les exécuteurs du coup d'État n'avaient ramassée que plus tard; dans le premier moment on ne retrouve pas toutes ses richesses.

Les trois cadavres étaient nus sous leur suaire.

On avait seulement laissé à Baudin sa chemise et son gilet de flanelle. On avait trouvé sur lui sept francs, sa montre et sa chaîne d'or, sa médaille de

représentant et un porte-crayon en or dont il s'était servi rue Popincourt, après m'avoir passé l'autre crayon, que je conserve. Gindrier et le jeune Baudin s'approchèrent tête nue du grabat qui était au milieu. On souleva le guaire, et la face de Baudin mort leur apparut. Il était calme et semblait dormir. Aucun trait du visage n'était contracté; une nuance livide commençait à marbrer ses joues.

On dressa procès-verbal. C'est l'usage. Il ne suffit pas de tuer les gens, il faut encore dresser procès-verbal. Le jeune Baudin dut signer comme quoi, sur la réquisition du commissaire de police, « on lui faisait livraison du cadavre » de son frère. Pendant ces signatures, Gindrier, dans la cour de l'hospice, s'efforçait, sinon de consoler, du moins de calmer les deux femmes désespérées.

Tout à coup un homme qui venait d'entrer dans la cour, et qui depuis quelques instants le considérait avec attention, l'aborda brusquement:

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Que faites-vous là?

Que vous importe! dit Gindrier.

Vous venez chercher le corps de Baudin?

Qui.

Cette voiture est à vous?

Oui.

Montez-y tout de suite et baissez les stores.

Que voulez-vous dire?

Vous êtes le représentant Gindrier. Je vous connais. Vous étiez ce matin à la barricade. Si quelque autre que moi vous voit, vous êtes perdu. Gindrier suivit le conseil et monta dans le fiacre. Tout en montant, il demanda à l'homme :

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L'homme ne répondit pas. Un moment après, il revint et dit à voix basse près de la portière du fiacre derrière laquelle Gindrier s'était renfermé :

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Oui, j'en mange le pain, mais je n'en fais pas le métier.

Les deux hommes de peine envoyés par le commissaire de police prirent Baudin sur le lit de bois et l'apportèrent à la voiture. On le mit au fond du fiacre, la face couverte, et enveloppé du suaire de la tête aux pieds. Un ouvrier qui était là prêta son manteau qu'on jeta sur le cadavre, afin de ne pas attirer l'attention des passants. Madame L... se plaça à côté du corps, Gindrier en face, le jeune Baudin près de Gindrier. Un fiacre suivait où étaient l'autre parente de Baudin et un étudiant en médecine nommé Dutech.

On partit. Pendant le trajet, la tête du cadavre secoué par la voiture allait et venait d'une épaule à l'autre; le sang de la blessure recommença à couler et reparaissait en larges plaques rouges à travers le drap blanc. Gindrier, le bras étendu et la main posée sur sa poitrine, l'empêchait de tomber en avant; madame L... le soutenait de côté.

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