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figure qu'Arnaud de l'Ariége. Il était démocrate-catholique comme l'ouvrier. A l'Assemblée, il levait haut, mais il portait à peu près seul cette bannière peu suivie qui aspirait à rallier la démocratie à l'église. Arnaud de l'Ariége, jeune, beau, éloquent, enthousiaste, doux et ferme, combinait les tendances du tribun avec la foi du chevalier. Sa franche nature, sans vouloir se détacher de Rome, adorait la liberté. Il avait deux principes, mais il n'avait pas deux visages. En somme le démocrate l'emportait en lui. Il me disait un jour : Je donne la main à Victor Hugo et je ne la donne pas à Montalembert.

fois.

L'ouvrier le connaissait. Il lui avait souvent écrit et l'avait vu quelque

Arnaud de l'Ariége demeurait dans un quartier resté à peu près libre.
L'ouvrier s'y rendit sur-le-champ.

Comme nous tous, on l'a vu, Arnaud de l'Ariége était mêlé à la lutte. Comme la plupart des représentants de la gauche, il n'avait pas reparu chez lui depuis la matinée du 2. Cependant le deuxième, jour, il songea à sa jeune femme qu'il avait laissée sans savoir s'il la reverrait, à l'enfant de six mois qu'elle allaitait et qu'il n'avait pas embrassé depuis tant d'heures, à ce doux foyer qu'à de certains instants on a absolument besoin d'entrevoir, il n'y put résister; l'arrestation, Mazas, la cellule, le ponton, le peloton qui fusille, tout disparut, l'idée du danger s'effaça, il revint chez lui.

C'est précisément dans ce moment-là que l'ouvrier y arriva.
Arnaud de l'Ariége le reçut, lut sa lettre, et l'approuva.

Arnaud de l'Ariége connaissait personnellement M. l'archevêque de Paris. M. Sibour, prêtre républicain, nommé archevêque de Paris par le général Cavaignac, était le vrai chef d'Église que rêvait le catholicisme libéral d'Arnaud de l'Ariége. Pour l'archevêque, Arnaud de l'Ariége représentait à l'Assemblée le catholicisme que M. de Montalembert dénaturait. Le représentant démocrate et l'archevêque républicain avaient dans l'occasion d'assez fréquentes conférences, auxquelles servait d'intermédiaire l'abbé Maret, prêtre intelligent, ami du peuple et du progrès, vicaire général de Paris, qui a été depuis évêque in partibus de Surat. Quelques jours auparavant Arnaud avait vu l'archevêque et reçu ses doléances au sujet des empiètements du parti clérical sur l'autorité épiscopale, et il se proposait même d'interpeller prochainement le ministère à ce sujet et de porter la question à la tribune.

Arnaud joignit à la lettre de l'ouvrier une lettre d'envoi signée de lui et scella les deux lettres dans le même pli.

Mais ici la même question se représentait.

Comment faire parvenir la missive?

Arnaud, pour des raisons plus graves encore que les motifs de l'ouvrier, ne pouvait la porter lui-même.

Et le temps pressait!

Sa femme vit son embarras et lui dit avec simplicité :

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Madame Arnaud de l'Ariége, belle et toute jeune, mariée depuis deux ans à peine, était la fille de l'ancien constituant républicain Guichard; digne fille d'un tel père et digne femme d'un tel mari.

On se battait dans Paris; il fallait affronter les dangers des rues, passer à travers les balles, risquer sa vie.

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T'ai-je fait cette objection avant-hier quand tu m'as quittée?

Il l'embrassa avec une larme et lui dit : Va.

Mais la police du coup d'État était soupçonneuse, beaucoup de femmes étaient fouillées en traversant les rues; on pouvait trouver cette lettre sur madame Arnaud. Où cacher cette lettre?

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J'emporterai mon enfant, dit madame Arnaud.

Elle défit les langes de la petite fille, y cacha la lettre, et referma le maillot.

Quand cela fut fini, le père baisa son enfant au front et la mère s'écria en

riant:

Oh! la petite rouge! Elle n'a que six mois, et la voilà déjà qui conspire!

Madame Arnaud gagna l'archevêché non sans peine. La voiture qui l'y conduisit dut faire force détours. Elle arriva pourtant. Elle demanda l'archevêque. Une femme qui porte un enfant, cela ne peut être bien terrible, on la laissa entrer.

Mais elle se perdit dans les cours et les escaliers. Elle cherchait son chemin, assez déconcertée, quand elle rencontra l'abbé Maret. Elle le connaissait. Elle l'aborda. Elle lui dit l'objet de sa démarche. L'abbé Maret lut la lettre de l'ouvrier et fut pris d'enthousiasme. - Cela peut tout sauver, dit-il.

Il ajouta : - Suivez-moi, madame. Je vais vous introduire.

M. l'archevêque de Paris était dans la chambre qui est contiguë à son cabinet. L'abbé Maret fit entrer madame Arnaud dans le cabinet, prévint l'archevêqué, et, un moment après, l'archevêque entra. Outre l'abbé Maret, il avait avec lui l'abbé Deguerry, curé de la Madeleine.

Madame Arnaud remit à M. Sibour les deux lettres de son mari et de l'ouvrier. L'archevêque les lut, et resta pensif.

Quelle réponse dois-je porter à mon mari? demanda madame Arnaud.
Madame, dit l'archevêque, il est trop tard. Il fallait faire cela avant la

lutte commencée. Maintenant, ce serait s'exposer à faire couler peut-être encore plus de sang qu'il n'en a été versé.

L'abbé Deguerry garda le silence. L'abbé Maret essaya respectueusement de tourner l'esprit de son évêque vers le grand effort conseillé par l'ouvrier. Il dit quelques paroles éloquentes. Il insista sur ceci que l'apparition de l'archevêque pourrait déterminer une manifestation de la garde nationale et qu'une manifestation de la garde nationale ferait reculer l'Élyséc.

Non, dit l'archevêque, vous espérez l'impossible. L'Élysée à présent ne reculera plus. On croit que j'arrêterais le sang; point, je le ferais répandre et à flots. La garde nationale n'a plus de prestige. Si les légions paraissent, l'Élysée fera écraser les légions par les régiments. Et puis, qu'est-ce qu'un archevêque devant l'homme du coup d'État ? Où est le serment? Où est la foi jurée ? Où est le respect du droit? On ne rebrousse pas chemin quand on a fait trois pas dans un tel crime. Non! non! n'espérez pas ! Cet homme fera tout. Il a frappé la loi dans la main du représentant; il frapperait Dieu dans la mienne.

Et il congédia madame Arnaud avec le regard d'un homme accablé. Faisons le devoir de l'historien. Six semaines après, dans l'église NotreDame, quelqu'un chantait le Te Deum en l'honneur de la trahison de Décembre, mettant ainsi Dieu de moitié dans un crime.

C'était l'archevêque Sibour.

VIII

AU MONT-VALÉRIEN

Sur les deux cent trente représentants prisonniers à la caserne du quai d'Orsay cinquante-trois avaient été envoyés au Mont-Valérien. On en chargea quatre voitures cellulaires. Il en restait quelques-uns qu'on entassa dans un omnibus. MM. Benoist-d'Azy, Falloux, Piscatory, Vatimesnil, furent verrouillés dans les cellules roulantes, tout comme Eugène Sue et Esquiros. L'honorable M. Gustave de Beaumont, grand partisan de l'encellulement, monta en voiture cellulaire. Il n'est pas mal, nous l'avons dit, que le législateur tâte de la loi.

Le commandant du Mont-Valérien se présenta sous la voûte du fort pour recevoir les représentants prisonniers.

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