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suprême, pris d'une joie irrésistible en présence du succès d'heure en heure plus certain, nous nous levâmes et nous nous embrassâmes. Michel de Bourges était particulièrement l'offensé de Bonaparte, car il avait cru à sa parole, et il avait été jusqu'à dire : C'est mon homme. Il était, de nous quatre, le plus indigné. Il eut un éclair de victoire sombre. Il frappa du poing sur la table et s'écria - Oh! le misérable! demain... et il frappa du poing une deuxième fois demain, sa tête tombera en place de Grève devant la façade de l'Hôtel de Ville.

Je le regardai.

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Non, lui dis je. La tête de cet homme ne tombera pas.
-Comment?

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Parce que, dis-je, après un tel crime, laisser vivre Louis Bonaparte, c'est abolir la peine de mort.

Ce généreux Michel de Bourges resta un instant rêveur, puis me serra la main.

Un crime est une occasion et nous donne toujours le choix, et il vaut mieux en faire sortir un progrès qu'un supplice. C'est ce que comprit Michel de Bourges.

Du reste, ce détail indique à quel point nous espétions.

L'apparence était pour nous, le fond, non. Saint-Arnaud avait des ordres. On les verra.

Des incidents singuliers se produisaient.

Vers midi, un général était à cheval sur la place de la Madeleine, pensif, devant ses troupes indécises. Il hésitait. Une voiture s'arrêta, une femme en descendit et vint parler bas au général. La foule put la voir. Le représentant Raymond, qui demeurait place de la Madeleine, no 4, la vit de sa fenêtre. Cette femme était madame K... Le général, courbé sur son cheval, écouta, puis fit le geste accablé d'un vaincu. Madame K... remonta dans sa voiture. Cet homme, dit-on, aimait cette femme. Elle pouvait, selon le côté de sa beauté dont on était fasciné, inspirer l'héroïsme ou le crime. Cette beauté se composait d'une blancheur étrange et d'un regard de spectre.

Ce fut le regard qui vainquit.

Cet homme n'hésita plus. Il entra lugubrement dans l'aventure.

De midi à deux heures, il y eut dans cette immense ville livrée à l'inconnu on ne sait quelle farouche attente. Tout était calme et horrible. Les régiments et les batteries attelées quittaient les faubourgs et se massaient sans bruit autour des boulevards. Pas un cri dans les rangs de la troupe. Un témoin dit : « Les soldats marchaient d'un air bonhomme.» Sur le quai de la Ferronnerie, encombré de bataillons depuis le matin du 2 décembre, il n'y avait plus qu'un poste de gardes municipaux. Tout refluait vers le centre, le peuple aussi bien

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que l'armée; le silence de l'armée avait fini par gagner le peuple. On

s'observait.

Les soldats avaient chacun trois jours de vivres et six paquets de cartouches.

On a su depuis qu'il se dépensa en ce moment-là pour dix mille francs d'eau-de-vie par jour pour chaque brigade.

Vers une heure, Magnan alla à l'Hôtel de Ville, fit atteler sous ses yeux les pièces du parc de réserve, et ne s'en alla que lorsque toutes les batteries furent prêtes à marcher.

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De certains préparatifs suspects se multipliaient. Vers midi, les ouvriers d'administration et les infirmiers vinrent établir au numéro 2 du faubourg Montmartre une sorte de vaste ambulance; il y eut comme un encombrement de civières. Pourquoi tout cela? disait la foule.

Le docteur Deville, qui avait soigné Espinasse blessé, l'aperçut sur le boulevard et lui demanda : Jusqu'où irez-vous?

La réponse d'Espinasse est historique.

Il répondit : - Jusqu'au bout.

Jusqu'au bout. Cela peut s'écrire jusqu'aux boues.

A deux heures, cinq brigades, de Cotte, Bourgon, Canrobert, Dulac et Reybell, cinq batteries d'artillerie, seize mille quatre cents hommes', infanterie et cavalerie, lanciers, cuirassiers, grenadiers, canonniers, étaient échelonnés, sans qu'on pût deviner pourquoi, entre la rue de la Paix et le faubourg Poissonnière. Des pièces de canon étaient braquées à l'entrée de toutes les rues; il y en avait onze en batterie rien que sur le boulevard Poissonnière. Les fantassins avaient le fusil haut, les cavaliers avaient le sabre nu. Qu'est-ce que cela voulait dire? C'était une curiosité, cela valait la peine d'être vu; et des deux côtés des trottoirs, de tous les seuils des boutiques, de tous les étages des maisons, étonnée, ironique, confiante, la foule regardait.

Peu à peu cependant cette confiance diminua; l'ironie s'effaça devant l'étonnement; l'étonnement se changea en stupeur. Ceux qui ont traversé cette minute extraordinaire ne l'oublieront pas. Il était évident qu'il y avait quelque chose là-dessous. Mais quoi? Obscurité profonde. Se figure-t-on Paris dans une cave? On sentait sur soi un plafond bas. On était comme muré dans l'inattendu et dans l'inconnu. On devinait quelque part une volonté mystérieuse. Mais après tout on était fort; on était la République, on était Paris, on était la France; que pouvait-on craindre? Rien. Et l'on criait: A bas Bonaparte! Les troupes continuaient à se taire, mais les sabres restaient hors du fourreau, et la mèche allumée des canons fumait au coin des rues. Le nuage devenait à chaque instant plus noir, plus sourd et plus muet. Cette épaisseur d'ombre était tragique. On y sentait le penchement des catastrophes et la présence d'un malfaiteur; la trahison serpentait dans cette nuit; et nul ne peut prévoir où s'arrêtera le glissement d'une pensée affreuse quand les événements sont en plan incliné.

Qu'allait-il sortir de ces ténèbres?

1. 16,410 hommes, chiffre relevé au ministère de la guerre.

XVI

LE MASSACRE

Brusquement une fenêtre s'ouvrit.

Sur l'enfer.

Dante, s'il se fût penché du haut de l'ombre, eût pu voir dans Paris le huitième cercle de son poëme : le funèbre boulevard Montmartre.

Paris en proie à Bonaparte; spectacle monstrueux.

Les tristes hommes armés groupés sur ce boulevard sentirent entrer en eux une âme épouvantable; ils cessèrent d'être eux-mêmes et devinrent démons. Il n'y eut plus un seul soldat français; il y eut on ne sait quels fantômes accomplissant une besogne horrible dans une lueur de vision.

Il n'y eut plus de drapeau, il n'y eut plus de loi, il n'y eut plus d'humanité, il n'y eut plus de patrie, il n'y eut plus de France; on se mit à assassiner.

La division Schinderhannes, les brigades Mandrin, Cartouche, Poulailler, Trestaillon et Tropmann apparurent dans les ténèbres, mitraillant et massacrant. Non, nous n'attribuons pas à l'armée française ce qui se fit dans cette lugubre éclipse de l'honneur.

Il y a des massacres dans l'histoire, abominables, certes, mais ils ont leur raison d'être; la Saint-Barthélemy et les dragonnades s'expliquent par la religion, les Vêpres siciliennes et les tueries de Septembre s'expliquent par la patrie; on supprime l'ennemi, on anéantit l'étranger; crimes pour le bon motif. Mais le carnage du boulevard Montmartre est le crime sans savoir pourquoi. Le pourquoi existe cependant. Il est effroyable.

Disons-le.

Deux choses sont debout dans un État, la loi et le peuple. Un homme tue la loi. Il sent le châtiment approcher. Il ne lui reste plus qu'une chose à faire, tuer le peuple. Il tue le peuple.

Le 2 c'est le risque, le 4 c'est l'assurance.

Contre l'indignation qui se lève, on fait surgir l'épouvante.

Cette euménide, la Justice, s'arrête pétrifiée devant cette furie, l'Exter

mination. Contre Érinnys on dresse Méduse.

Mettre en fuite Némésis, quel triomphe effrayant!

Louis Bonaparte eut cette gloire, qui est le sommet de sa honte.

Racoutons-la.

Racontons ce que n'avait pas encore vu l'histoire.

L'assassinat d'un peuple par un homme.

Subitement, à un signal donné, un coup de fusil tiré n'importe où par n'importe qui, la mitraille se rua sur la foule. La mitraille est une foule aussi; c'est la mort émiettée. Elle ne sait où elle va, ni ce qu'elle fait. Elle tue et passe.

Et en même temps elle a une espèce d'âme; elle est préméditée; elle exécute une volonté. Ce moment fut inouï. Ce fut comme une poignée d'éclairs s'abattant sur le peuple. Rien de plus simple. Cela eut la netteté d'une solution; la mitraille écrasa la multitude. Que venez-vous faire là? Mourez. Etre un passant, c'est un crime. Pourquoi êtes-vous dans la rue? Pourquoi traversezvous le gouvernement? Le gouvernement est un coupe-gorge. On a annoncé une chose, il faut bien qu'on la fasse; il faut bien que ce qui est commencé s'achève; puisqu'on sauve la société, il faut bien qu'on extermine le peuple.

Est-ce qu'il n'y a pas des nécessités sociales? Est-ce qu'il ne faut pas que Béville ait quatrevingt-sept mille francs par an, et Fleury quatrevingt-quinze mille? Est-ce qu'il ne faut pas que le grand-aumônier Menjaud, évêque de Nancy, ait trois cent quarante-deux francs par jour? et que Bassano et Cambacérès aient par jour chacun trois cent quatrevingt-trois francs, et Vaillant quatre cent soixante-huit, et Saint-Arnaud huit cent vingt-deux? Est-ce qu'il ne faut pas que Louis Bonaparte ait par jour soixante-seize mille sept cent douze francs? Peut-on être empereur à moins?

En un clin d'œil il y eut sur le boulevard une tuerie longue d'un quart de lieue. Onze pièces de canon effondrèrent l'hôtel Sallandrouze. Le boulet troua de part en part vingt-huit maisons. Les bains de Jouvence furent sabordés. Tortoni fut massacré. Tout un quartier de Paris fut plein d'une immense fuite et d'un cri terrible. Partout, mort subite. On ne s'attend à rien. On tombe. D'où cela vient-il? D'en haut, disent les Te Deum d'évêques. D'en bas, dit la vérité.

De plus bas que le bagne, de plus bas que l'enfer.
C'est la pensée de Caligula exécutée par Papavoine.

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Xavier Durrieu entre sur le boulevard. Il le raconte : J'ai fait soixante pas, j'ai vu soixante cadavres. Et il recule. Être dans la rue est un crime, être chez soi est un crime. Les égorgeurs montent dans les maisons et égorgent. Cela s'appelle chaparder dans l'infâme argot du carnage. — Chapardons tout! crient les soldats.

Adde, libraire, boulevard Poissonnière, no 17, est sur sa porte. On le tue. Au même moment, car le meurtre est vaste, fort loin de là, rue de Lancry, le propriétaire de la maison no 5, M. Thirion de Montauban, est sur sa porte; on le tue. Rue Tiquetonne, un enfant de sept ans, nommé Boursier, passe; on le tue. Mademoiselle Soulac, rue du Temple, no 196, ouvre sa fenêtre; on la tue. Même rue, n° 97, deux femmes, mesdames Vidal et Raboisson, couturières, sont chez elles; on les tue. Belval, ébéniste, rue de la Lune, no 10, est chez

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