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Comme il achevait, nous entendimes crier de la barricade: Attention! Et presque immédiatement un coup de fusil partit.

Une violente décharge répondit au coup de fusil. Plusieurs balles frapperent la cloison de l'ambulance, mais elles étaient trop obliques et aucune ne la perça. Nous entendimes tomber bruyamment dans la rue plusieurs carreaux cassés.

- Il n'est plus temps, dit le formier avec calme. La barricade est attaquée. Il prit une chaise et s'assit. Les deux ouvriers étaient évidemment d'excellents tireurs. Deux feux de peloton assaillirent la barricade coup sur coup. La barricade ripostait avec vivacité. Puis le feu s'éteignit. Il y eut comme un silence.

-Les voilà qui arrivent à la bayonnette! Ils viennent au pas de course! dit une voix dans la barricade.

— L'autre voix dit: Filons. Un dernier coup de fusil partit. Puis un choc, que nous primes pour un avertissement, ébranla notre muraille de planches. C'était en réalité un des ouvriers qui avait jeté son fusil en s'en allant; le fusil en tombant avait heurté la cloison de l'ambulance. Nous entendîmes le pas rapide des deux combattants qui s'éloignaient.

Presque au même instant un tumulte de voix et de crosses de fusil cognant le pavé emplit la barricade.

C'est fait, dit le formier, et il souffla la chandelle.

Au silence qui enveloppait cette rue le moment d'auparavant avait succédé une sorte de vacarme sinistre. Les soldats frappaient à coups de crosse aux portes des maisons. Ce fut par miracle que la porte de la boutique leur échappa. S'ils l'eussent touchée du coude seulement, ils eussent vu qu'elle n'était pas fermée et fussent entrés.

Une voix, qui devait être la voix d'un officier, criait :- Éclairez les fenêtres. Les soldats juraient. Nous les entendions dire: - Où sont-ils, ces gredins de rouges? Fouillons les maisons.

L'ambulance était plongée dans l'obscurité. On n'y prononçait pas un mot, on n'y entendait pas un souffle; le mourant lui-même, comme s'il eût eu le sentiment du danger, avait cessé de râler. Je sentais la petite fille qui se serrait contre mes jambes.

Un soldai frappait sur les tonneaux et disait en riant: Voilà pour faire du feu cette nuit.

Un autre reprenait : - Où sont-ils passés? Ils étaient au moins trente. Visitons les maisons.

Nous en entendimes un qui faisait des objections: - Bah! qu'est-ce que tu veux faire dans une nuit comme ça? Entrer chez le bourgeois! Il y a des terrains par là-bas. Ils se sont ensauvés.

C'est égal, répétaient les autres, fouillons les maisons.

En ce moment un coup de fusil partit du fond de la rue.

Ce coup de fusil nous sauva.

C'était probablement, en effet, un des deux ouvriers qui l'avait tiré pour nous dégager.

Ça vient de là-bas, crièrent les soldats, ils sont là-bas! Ẹt, prenant tous leur volée à la fois vers le point d'où le coup de fusil était parti, ils quittèrent la barricade et s'enfuirent dans la rue en courant.

Nous nous levâmes, le formier et moi.

Ils n'y sont plus, me dit-il tout bas, vite! allons-nous-en.

Mais cette pauvre femme, dis-je, est-ce que nous allons la laisser là? -Oh! s'écria-t-elle, n'ayez pas peur, je n'ai rien à craindre, moi, je suis une ambulance. J'ai des blessés. Je vais même rallumer ma chandelle quand vous serez partis. Mais c'est mon pauvre mari qui n'est pas rentré !

Nous traversâmes la boutique sur la pointe du pied. Le formier entr'ouvrit doucement la porte et jeta un coup d'œil dans la rue. Quelques habitants avaient obéi à l'ordre d'illuminer les fenêtres, et quatre ou cinq chandelles allumées çà et là tremblaient au vent sur le rebord des croisées. La rue était un peu

éclairée.

Plus personne! me dit le formier; mais dépêchons, car ils vont probablement revenir.

Nous sortimes; la vieille femme poussa la porte derrière nous, et nous nous trouvâmes dans la rue. Nous franchîmes la barricade et nous nous en éloignâmes à grands pas. Nous passâmes près du vieillard mort. Il était toujours là, gisant sur le pavé, vaguement éclairé par la lueur incertaine des fenêtres; il semblait dormir. Comme nous atteignions la seconde barricade, nous entendimes derrière nous les soldats qui revenaient.

Nous parvînmes à rentrer dans les terrains en démolition. Là nous étions en sûreté. Un bruit de mousqueterie arrivait toujours jusqu'à nous. Le formier disait : - On se bat du côté de la rue de Cléry. Sortis des démolitions, nous fìmes le tour des Halles, non sans péril de tomber dans des patrouilles, par une foule de circuits, et, de petite rue en petite rue, nous gagnâmes la rue Saint-Honoré. Au coin de la rue de l'Arbre-Sec, nous nous séparâmes, le formier et moi; -car en effet, me dit-il, deux courent plus de danger qu'un. Et je regagnai mon numéro 19 de la rue Richelieu.

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En traversant la rue des Bourdonnais, nous avions aperçu le bivouac de la place Saint-Eustache. Les troupes parties pour l'attaque n'y étaient pas encore rentrées. Quelques compagnies seulement le gardaient. On entendait des éclats de rire. Les soldats se chauffaient à de larges feux allumés çà et là. Dans le feu qui était le plus près de nous on distinguait au milieu du brasier des roues de voitures qui avaient servi aux barricades. De quelques-unes il ne restait qu'un grand cercle de fer rouge.

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Dans cette même nuit, presque au même moment, à quelques pas de là, un fait sinistre s'accomplissait.

Après la prise de la barricade où Pierre Tissié avait été tué, soixante-dix ou quatrevingts combattants s'étaient retirés en bon ordre par la rue SaintSauveur. Ils étaient arrivés rue Montorgueil et s'étaient ralliés au point de jonction des rues du Petit-Carreau et du Cadran. La rue monte à cet endroit. Il y avait là, au point où la rue du Petit-Carreau touche à la rue de Cléry, une barricade abandonnée, assez haute et bien bâtie. On s'y était battu dans la matinée. Les soldats l'avaient prise et ne l'avaient pas démolie. Pourquoi? Il y a eu, nous l'avons dit, plusieurs énigmes de ce genre dans cette journée. Le groupe armé qui venait de la rue Saint-Denis s'était arrêté là et avait attendu. Ces hommes s'étonnaient de n'avoir pas été poursuivis. La troupe avait-elle craint de s'engager à leur suite dans ces petites rues étroites où chaque angle de maison peut cacher une embuscade? Un contre-ordre avait-il été donné? Ils faisaient force conjectures. Du reste ils entendaient tout à côté d'eux, sur le boulevard évidemment, un bruit effrayant de mousqueterie et une canonnade qui ressemblait à un tonnerre continu. N'ayant plus de munitions, ils étaient réduits à écouter. S'ils avaient su ce qui se passait là, ils auraient compris pourquoi on ne les avait pas poursuivis. C'était la boucherie du boulevard qui commençait. Les généraux employés au massacre avaient laissé là la bataille.

Les fuyards du boulevard affluaient de leur côté, mais quand ils apercevaient la barricade, ils rebroussaient chemin. Quelques-uns pourtant vinrent les joindre, indignés et criant vengeance. Un qui demeurait de ce côté courut chez lui et en rapporta un petit baril de fer-blanc plein de cartouches.

C'était de quoi se battre une heure. Ils se mirent à construire une barricade à l'angle de la rue du Cadran. De cette façon, la rue du Petit-Carreau, fermée de deux barricades, l'une vers la rue de Cléry, l'autre au coin de la rue du Cadran, dominait toute la rue Montorgueil. Ils étaient entre les deux

barricades comme dans une citadelle. La seconde barricade était plus forte que

la première.

Ces hommes avaient presque tous des habits. Quelques-uns remuaient les pavés avec des gants.

Il y avait parmi eux peu d'ouvriers, mais ceux qui s'y trouvaient étaient intelligents et énergiques. Ces ouvriers étaient ce qu'on pourrait nommer l'élite de la foule.

Jeanty Sarre les avait rejoints; il fut tout de suite le chef.

Charpentier l'accompagnait, trop brave pour renoncer, mais trop rêveur pour commander.

Deux barricades, enfermant de la même manière une quarantaine de mètres de la rue Montorgueil, venaient d'être construites à la hauteur de la rue Mauconseil.

Trois autres barricades, mais très-faibles, coupaient encore la rue Montorgueil dans l'intervalle qui sépare la rue Mauconseil de la pointe SaintEustache.

Le soir approchait. La fusillade s'éteignait sur le boulevard. Une surprise était possible. Ils établirent un poste au coin de la rue du Cadran et envoyèrent une grand'garde du côté de la rue Montmartre. Leurs éclaireurs revinrent leur donner quelques renseignements. Un régiment semblait s'apprêter à bivouaquer place des Victoires.

Leur position, forte en apparence, ne l'était pas en réalité. Ils étaient trop peu nombreux pour défendre à la fois sur la rue de Cléry et sur la rue Montorgueil les deux barricades, et la troupe arrivant par leurs derrières, couverte par la seconde barricade, eût été sur eux avart mème d'être aperçue. Ceci les détermina à installer un poste rue de Cléry. Ils se mirent en communication avec les barricades de la rue du Cadran et avec les deux barricades Mauconseil. Ces deux dernières barricades n'étaient séparées d'eux que par un espace d'environ cent cinquante pas. Elles étaient hautes de plus de six pieds, assez solides, mais gardées par six ouvriers seulement qui les avaient construites.

Vers quatre heures et demie, au crépuscule, le crépuscule arrive de bonne heure en décembre, Jeanty Sarre prit avec lui quatre hommes et alla faire une reconnaissance. Il songeait aussi à élever une barricade avancée dans quelqu'une des petites rues voisines. Chemin faisant, ils en rencontrèrent une qui était abandonnée et qu'on avait construite avec des tonneaux. Mais les tonneaux étaient vides, un seul contenait quelques pavés, et l'on n'eût pu tenir là deux minutes. Comme ils sortaient de cette barricade, une brusque décharge les assaillit. Un peloton d'infanterie, à peine visible dans le petit jour qu'il faisait, était là tout près. Ils se replièrent très-précipitamment ; mais l'un d'eux, qui était un cordonnier du faubourg du Temple, avait été atteint et était resté sur le pavé. Ils revinrent sur leurs pas et l'emportèrent. Il avait le pouce de

la main droite cassé.

Dieu merci, dit Jeanty Sarre, ils ne l'ont pas tué. —

Non, dit le pauvre homme, c'est mon pain qu'ils ont tué.

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Je ne pourrai plus travailler. Qui est-ce qui nourrira mes

Ils rentrèrent, remportant le blessé. Un des leurs, étudiant en médecine,

le pansa.

Les vedettes qu'il fallait poster partout, et qui étaient choisies parmi les hommes les plus sûrs, épuisaient et ruinaient la petite troupe centrale. Ils n'étaient plus guère qu'une trentaine dans la barricade.

Là, comme dans le quartier du Temple, tous les réverbères étaient éteints, les tuyaux de gaz coupés, les fenêtres fermées et noires, pas de lune, pas même d'étoiles. La nuit était profonde.

On entendait des fusillades lointaines. La troupe tiraillait de la pointe SaintEustache, et leur envoyait de ce côté une balle toutes les trois minutes, comme pour dire Je suis là. Pourtant ils ne pensaient pas être attaqués avant le matin.

Il y avait parmi eux des dialogues comme celui-ci :

-Je voudrais bien une botte de paille, disait Charpentier. J'ai dans l'idée que nous coucherons ici cette nuit.

Est-ce que tu pourras t'endormir? lui demanda Jeanty Sarre.

Moi, certainement je m'endormirai.

Il s'endormit en effet, quelques instants plus tard.

Dans ce réseau ténébreux de petites rues coupées de barricades, et bloquées par les troupes, deux marchands de vin étaient restés ouverts. On y faisait plus de charpie qu'on n'y buvait de vin; l'ordre des chefs était de ne boire que de l'eau rougie.

La porte d'un de ces marchands de vin s'ouvrait précisément entre les deux barricades du Petit-Carreau. Il y avait là une pendule sur laquelle on se réglait pour relever les postes. On avait enfermé dans l'arrière-boutique deux individus suspects qui étaient venus se mêler aux combattants. L'un de ces Je viens me battre pour hommes au moment où on l'avait arrêté disait : Henri V. On les tenait sous clef, un factionnaire à la porte.

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Une ambulance avait été établie dans une salle voisine. C'est là que gisait, sur un matelas jeté à terre, le cordonnier blessé.

On avait installé en cas une autre ambulance rue du Cadran. Une coupure avait été ménagée de ce côté à l'angle de la barricade, afin qu'on pût emporter facilement les blessés.

Vers neuf heures et demie du soir, un homme arriva à la barricade.

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