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CONCLUSION

LA CHUTE

I

Je revenais de mon quatrième exil (un exil belge, peu de chose). C'était dans les derniers jours de septembre 1871. Je rentrais en France par la frontière du Luxembourg. Je m'étais endormi dans le wagon. Tout à coup la secousse d'arrêt me réveilla. J'ouvris les yeux.

Le train venait de s'arrêter au milieu d'un paysage charmant.

J'étais dans la demi-lueur du sommeil interrompu; les idées, indistinctes et diffuses, flottaient, encore à moitié rêves, entre la réalité et moi ; j'avais le vague éblouissement du réveil.

Une rivière coulait à côté du chemin de fer, claire, autour d'une île gaie et verte. Cette verdure était si épaisse que les poules d'eau, en y abordant, s'y enfouissaient et y disparaissaient. La rivière s'en allait à travers une vallée qui semblait un jardin profond. Il y avait là des pommiers qui faisaient penser à Ève et des saules qui faisaient songer à Galatée. On était, je l'ai dit, dans un de ces mois équinoxiaux où l'on sent le charme des saisons finissantes; si c'est l'hiver qui s'en va, on entend arriver la chanson du printemps; si c'est l'été qui s'éteint, on voit poindre à l'horizon un vague sourire qui est l'automne. Le vent apai

sait et mettait d'accord tous ces bruits heureux dont se compose la rumeur des plaines; le tintement des clochettes semblait bercer le murmure des abeilles; les derniers papillons se rencontraient avec les premières grappes; cette heure de l'année mêle la joie de vivre encore à la mélancolie inconsciente de mourir

bientôt; la douceur du soleil était inexprimable. De belles terres rayées de \

sillons, d'honnêtes toits de paysans; sous les arbres une herbe couverte d'ombre, des mugissements de bœufs comme dans Virgile, et des fumées de hameaux toutes pénétrées de rayons: tel était l'ensemble. Des enclumes lointaines sonnaient, rhythme du travail dans l'harmonie de la nature. J'écoutais, je méditais confusément, la vallée était admirable et tranquille, le ciel bleų était comme posé sur un aimable cercle de collines; il y avait au loin des voix d'oiseaux et tout près de moi des voix d'enfants, comme deux chansons d'anges mêlées; la limpidité universelle m'enveloppait; toute cette grâce et toute cette grandeur me mettaient dans l'âme une aurore...

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Je regardai. La vallée était ronde et creuse comme le fond d'un cratère'; a rivière, toute tortueuse, avait une ressemblance de serpent; les hautes collines étagées les unes derrière les autres entouraient ce lieu mystérieux comme un triple rang de murailles inexorables; une fois là, il fallait y rester. Cela faisait songer aux cirques. On ne sait quelle inquiétante verdure, qui avait l'air d'un prolongement de la Forêt-Noire, envahissait toutes les hauteurs et se perdait à l'horizon comme un immense piége impénétrable; le soleil brillait, les oiseaux chantaient, les charretiers passaient en sifflant, il y avait des brebis, des agneaux et des colombes çà et là, les feuillages frissonnaient et chuchotaient; l'herbe, cette herbe si épaisse, était pleine de fleurs. C'était épouvantable.

Il me semblait voir trembler sur cette vallée le flamboiement de l'épée de l'ange.

Ce mot, Sedan, avait été comme un voile déchiré. Le paysage était devenu subitement tragique. Ces vagues yeux que l'écorce dessine sur le tronc des arbres regardaient, quoi? Quelque chose de terrible et d'évanoui.

C'était là en effet! et, au moment où je passais, il y avait treize mois. moins quelques jours, c'était là qu'était venue aboutir la monstrueuse aventure du 2 décembre. Échouement formidable.

Les sombres itinéraires du sort ne peuvent être étudiés sans un profond serrement de cœur.

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