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On voudrait s'arrêter là. Mais on ne peut. Quelle que soit l'horreur de l'historien, l'histoire est un devoir, et ce devoir veut être rempli. Il n'y a pas de pente plus impérieuse que celle-ci : dire la vérité; qui s'y aventure roule jusqu'au fond. Il le faut. Le justicier est condamné à la justice.

La bataille de Sedan est plus qu'une bataille qui se livre; c'est un syllogisme qui s'achève : redoutable préméditation du destin. Le destin ne se hâte jamais, mais il arrive toujours. A son heure, le voilà, Il laisse passer les années, puis au moment où l'on y songe le moins, il apparaît. Sedan, c'est l'inattendu, fatal. De temps en temps, dans l'histoire, la logique divine fait des sorties. Sedan est une de ces sorties.

Donc le 1er septembre, à cinq heures du matin, le monde s'éveilla sous le soleil et l'armée française sous la foudre.

V

Bazeilles prend feu, Givonne prend feu, Floing prend feu; cela commence par une fournaise. Tout l'horizon est une flamme. Le camp français est dans ce cratère, stupéfait, effaré, en sursaut, fourmillement funèbre. Un cercle de tonnerres environne l'armée. On est cerné par l'extermination. Ce meurtre immense se fait sur tous les points à la fois. Les Français résistent, et ils sont terribles, n'ayant plus que le désespoir. Nos canons, presque tous de vieux modèle et de peu de portée, sont tout de suite démontés par le tir effroyable et précis des Prussiens. La densité de la pluie d'obus sur la vallée est telle que « la terre en est toute rayée, dit un témoin, comme par un râteau ». Combien de canons? Onze cents au moins. Douze batteries allemandes, rien que sur La Moncelle; la 3 et la 4 abtheilung, artillerie épouvantable, sur les crêtes de Givonne, avec la 2o batterie à cheval pour réserve; en face de Doigny, dix batteries saxonnes et deux wurtembergeoises; le rideau d'arbres du bois au nord de Villers-Cernay cache l'abtheilung montée, qui est là avec la 3 grosse artillerie en réserve, et de ce taillis ténébreux sort un feu formidable; les vingt-quatre pièces de la 1re grosse artillerie sont en batterie dans la clairière voisine du chemin de La Moncelle à La Chapelle; la batterie de la garde royale incendie le bois de la Garenne; les bombes et les boulets criblent Suchy, Francheval, Pouru-Saint-Remy et la vallée entre Heibes et Givonne; et le triple et quadruple rang des bouches à feu se prolonge, sans solution de continuité, jusqu'au calvaire d'Illy, point extrême de l'horizon. Les soldats allemands, assis ou couchés devant les batteries, regardent travailler l'artillerie. Les soldats français tombent et meurent. Parmi

les cadavres qui couvrent la plaine, il y en a un, le cadavre d'un officier, sur lequel on trouvera, après la bataille, un pli cacheté contenant cet ordre signé NAPOLÉON: Aujourd'hui 1er septembre, repos pour toute l'armée 1. Le vaillant 35° de ligne disparaît presque tout entier sous l'écrasement des obus; la brave infanterie de marine tient un moment en échec les Saxons mêlés aux Bavarois, mais, débordée de toutes parts, recule; toute l'admirable cavalerie de la division Margueritte, lancée contre l'infanterie allemande, s'arrête et s'effondre à michemin, exterminée, dit le rapport prussien, « par des feux bien ajustés et tranquilles ». Ce champ de carnage a trois issues; toutes trois barrées; la route de Bouillon, par la garde prussienne, la route de Carignan, par les Bavarois, la route de Mézières, par les Wurtembergeois. Les Français n'ont pas songé à barricader le viaduc du chemin de fer, trois bataillons allemands l'ont occupé dans la nuit; deux maisons isolées sur la route de Balan pouvaient être le pivot d'une longue résistance, les Allemands y sont; le parc de Monvillers à Bazeilles, touffu et profond, pouvait empêcher la jonction des Saxons maîtres de La Moncelle et des Bavarois maîtres de Bazeilles, on y a été devancé; on y trouve les Bavarois coupant les haies avec leurs serpes. L'armée allemande se meut tout d'une pièce, dans une unité absolue; le prince de Saxe est sur la colline de Mairy d'où il domine toute l'action; le commandement oscille dans l'armée française; au commencement de la bataille, à cinq heures trois quarts, Mac-Mahon est blessé d'un éclat d'obus; à sept heures, Ducrot le remplace; à dix heures, Wimpfen remplace Ducrot. D'instant en instant, le mur de feu se rapproche, le roulement de foudre est continu, sinistre pulvérisation de quatrevingt-dix mille hommes; jamais rien de semblable ne s'est vu, jamais armée ne s'est abîmée sous un pareil écroulement de mitraille. A une heure, tout est perdu. Les régiments pêle-mêle se réfugient dans Sedan. Mais Sedan commence à brûler; le Dijonval brûle; les ambulances brûlent; il n'y a plus de possible qu'une trouée. Wimpfen, brave et ferme, la propose à l'empereur. Le 3o zouaves, éperdu, a donné l'exemple; coupé du reste de l'armée, il s'est frayé un passage et a gagné la Belgique. Fuite des lions.

Tout à coup, au-dessus du désastre, au-dessus du monceau énorme des morts et des mourants, au-dessus de tout cet héroïsme infortuné, apparaît la honte. Le drapeau blanc est arboré.

Il y avait là Turenne et Vauban, tous deux présents, l'un par sa statue, l'autre par sa citadelle.

La statue et la citadelle assistèrent à la capitulation épouvantable. Ces deux vierges, l'une de bronze, l'autre de granit, se sentirent prostituées. O face auguste de la patrie! O rougeur éternelle!

1. La Guerre franco-allemande de 1870-1871, Rapport de l'état-major prussien, p. 1087.

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VI

Ce désastre de Sedan était facile à éviter pour le premier venu, impossible pour Louis Bonaparte. Il l'évita si peu qu'il vint le chercher. Lex fati.

Notre armée semblait arrangée exprès pour la catastrophe. Le soldat était inquiet, désorienté, affamé. Le 31 août il y avait, dans les rues de Sedan, des soldats qui cherchaient leur régiment et qui allaient de porte en porte demandant du pain. On a vu qu'un ordre de l'empereur indiquait le lendemain 1er septembre pour jour de repos. En effet l'armée était épuisée de fatigue. Et pourtant elle n'avait eu que de courtes étapes. Le soldat perdait presque l'habitude de marcher. Tel corps, le 1er, par exemple, en était à ne faire que deux lieues par jour (le 29 août, de Stonne à Raucourt).

Pendant ce temps-là l'armée allemande, inexorablement commandée, et menée au bâton comme l'armée de Xercès, accomplissait des marches de quatorze lieues en quinze heures, ce qui lui permettait d'arriver à l'improviste et de cerner l'armée française endormie. Se laisser surprendre était la coutume; le général de Failly s'était laissé surprendre à Beaumont; le jour, les soldats démontaient leurs fusils pour les nettoyer, la nuit ils dormaient sans même couper les ponts qui les livraient à l'ennemi; ainsi l'on négligea de faire sauter les ponts de Mouzon et de Bazeilles. Le 1er septembre, le jour n'avait pas encore paru que déjà une avant-garde de sept bataillons commandée par le général Schultz saisissait le Rulle et assurait la jonction de l'armée de la Meuse avec la garde royale. Presque à la même minute, avec la précision allemande, les Wurtembergeois s'emparaient du pont de la Platinerie, et, cachés par le bois Chevalier, les bataillons saxons, déployés en colonnes de compagnie, occupaient tout le chemin de La Moncelle à Villers-Cernay.

Aussi, on l'a vu, le réveil de l'armée française fut horrible. A Bazeilles un brouillard s'ajoutait à la fumée. Nos soldats, assaillis dans cette ombre, ne savaient ce que la mort leur voulait; ils se battirent de chambre en chambre et de maison en maison 1. Ce fut en vain que la brigade Reboul vint appuyer la brigade Martin des Paillières; il fallut céder. En même temps, Ducrot était forcé de se concentrer au bois de la Garenne, en avant du calvaire d'Illy; Douay, ébranlé, se repliait; Lebrun seul tenait bon sur le plateau de Stenay. Nos troupes occupaient une ligne de cinq kilomètres; le front de l'armée française

4. Les Français furent littéralement tirés du sommeil par notre attaque. » HELVIG.

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