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Écoutez, nous dit-il, je viens à vous, j'ai été destitué, je ne commande plus ma légion, mais nommez-moi au nom de la gauche colonel de la sixième. Signez-moi un ordre, j'y vais sur-le-champ et je fais battre le rappel. Dans une heure la légion sera sur pied.

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Colonel, lui répondis-je, je ferai mieux que vous signer un ordre. Je

vais vous accompagner.

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Et je me tournai vers Charamaule qui avait une voiture en bas.

Venez avec nous, lui dis-je.

Forestier était sûr de deux chefs de bataillon de la sixième. Nous convinmes de nous transporter chez eux sur-le-champ, et que Michel et les autres représentants iraient nous attendre chez Bonvalet, boulevard du Temple, près le café Turc. Là on aviserait.

Nous partîmes.

Nous traversâmes Paris où se manifestait déjà un certain fourmillement menaçant. Les boulevards étaient couverts d'une foule inquiète. On allait et venait, les passants s'abordaient sans se connaître, grand signe d'anxiété publique, et des groupes parlaient à voix haute au coin des rues. On fermait les boutiques.

1- Allons donc s'écria Charamaule.

Depuis le matin i errait dans la ville, et il avait observé avec tristesse l'apathie des masses.

Nous trouvâmes chez eux les deux chefs de bataillon sur lesquels comptait le colonel Forestier. C'étaient deux riches négociants en toiles qui nous reçurent avec quelque embarras. Les commis des magasins s'étaient groupés aux vitres et nous regardaient passer. C'était de la simple curiosité.

Cependant l'un des deux chefs de bataillon contremanda un voyage qu'il devait faire dans la journée même et nous promit son concours. — - Mais, ajouta-t-il, ne vous faites pas illusion; on prévoit qu'on sera écharpé. Peu d'hommes marcheront.

-

Le colonel Forestier nous dit : Watrin, le colonel actuel de la 6", ne se soucie pas des coups; il me remettra peut-être le commandement à l'amiable. Je vais aller le trouver seul pour moins l'effaroucher, et je vous rejoindrai chez Bonvalet.

A la hauteur de la porte Saint-Martin, nous quittâmes notre voiture, et nous suivîmes le boulevard à pied, Charamaule et moi, afin de voir les groupes de plus près et de mieux juger la physionomie de la foule.

Les derniers nivellements de la voie publique ont fait du boulevard de la Porte-Saint-Martin un ravin profond dominé par deux escarpements. Au haut de ces escarpements sont les trottoirs garnis de rampes. Les voitures cheminent dans le ravin et les passants sur les trottoirs.

Au moment où nous arrivions sur le boulevard, une longue colonne d'infanterie débouchait dans ce ravin, tambours en tête. Les ondulations

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épaisses des bayonnettes remplissaient le carré Saint-Martin et se perdaient dans les profondeurs du boulevard Bonne-Nouvelle.

Une foule énorme et compacte couvrait les deux trottoirs du boulevard SaintMartin. Il y avait une multitude d'ouvriers en blouse accoudés sur les rampes.

Au moment où la tête de la colonne s'engagea dans le défilé devant le théâtre de la Porte-Saint-Martin, un immense cri de: Vive la République ! sortit de toutes les bouches comme s'il était crié par un seul homme. Les soldats continuèrent d'avancer en silence, mais on eût dit que leur pas se ralentissait,

et plusieurs d'entre eux regardaient la foule d'un air indécis. Que signifiait ce cri de Vive la République ! Était-ce une acclamation? était-ce une huée?

Il me sembla dans ce moment-là que la République relevait le front et que le coup d'État baissait la tête.

Cependant Charamaule me dit: - Vous êtes reconnu.

En effet, à la hauteur du Château-d'Eau, la foule m'entoura. Quelques jeunes gens crièrent: Vive Victor Hugo! Un d'eux me demanda : Citoyen Victor Hugo, que faut-il faire?

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Déchirez les affiches factieuses du coup d'État et criez:

Et si l'on tire sur nous? me dit un jeune ouvrier.

Vous courrez aux armes.

- Bravo! cria la foule.

J'ajoutai : -Louis Bonaparte est un rebelle. Il se couvre aujourd'hui de

tous les crimes. Nous, représentants du peuple, nous le mettons hors la loi; are mais, sans même qu'il soit besoin de notre déclaration, il est hors la loi par le fait seul de sa trahison. Citoyens! vous avez deux mains; prenez dans l'une votre droit, dans l'autre votre fusil, et courez sus à Bonaparte!

Bravo! bravo! répéta le peuple.

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Un bourgeois qui fermait sa boutique me dit: Parlez moins haut. Si l'on vous entendait parler comme cela, on vous fusillerait.

- Eh bien! repris-je, vous promèneriez mon cadavre, et ce serait une bonne chose que ma mort si la justice de Dieu en sortait!

Tous crièrent Vive Victor Hugo! Criez: Vive la Constitution! leur dis-je.

Un cri formidable de Vive la Constitution! Vive la République! sortit de toutes les poitrines.

L'enthousiasme, l'indignation, la colère, mêlaient leurs éclairs dans tous les regards. Je pensai alors et je pense encore que c'était là peut-être une minute suprême. Je fus tenté d'enlever toute cette foule et de commencer le combat. Charamaule me retint. Il me dit tout bas:

Vous causerez une mitraillade inutile. Tout le monde est désarmé. L'infanterie est à deux pas de nous, et voici l'artillerie qui arrive.

Je tournai la tête. En effet, plusieurs pièces de canon attelées débouchaient au grand trot par la rue de Bondy derrière le Château-d'Eau.

Le conseil de m'abstenir, donné par Charamaule, me frappait. De la part d'un tel homme, et si intrépide, il n'était certes pas suspect. En outre, je me sentais lié par la détermination qui venait d'être prise dans la réunion de la rue Blanche.

Je reculai devant la responsabilité que j'aurais encourue. Saisir un tel moment, ce pouvait être la victoire, ce pouvait aussi être un massacre. Ai-je eu raison? ai-je eu tort?

La foule grossissait autour de nous et il devenait difficile d'avancer. Nous voulions cependant gagner le rendez-vous Bonvalet.

Tout à coup quelqu'un me poussa le bras. C'était Léopold Duras, du National.

N'allez pas plus loin, me dit-il tout bas. Le restaurant Bonvalet est investi. Michel de Bourges a essayé de haranguer le peuple, mais la troupe est venue. Il n'a réussi à sortir de là qu'avec peine. On a arrêté plusieurs représentants qui venaient l'y rejoindre. Rebroussez chemin. On retourne à l'ancien rendez-vous, rue Blanche. Je vous cherche pour vous le dire.

Un cabriolet passait; Charamaule fit signe au cocher, nous nous jetâmes dedans, suivis de la foule qui criait: Vive la République! Vive Victor Hugo!

Il paraît qu'en ce moment-là même une escouade de sergents de ville arrivait sur le boulevard pour m'arrêter. Le cocher alla ventre à terre. Un quart d'heure après, nous étions rue Blanche.

VIII

VIOLATION DE LA SALLE

A sept heures du matin, le pont de la Concorde était encore libre; la grande grille du palais de l'Assemblée était fermée; à travers les barreaux, on voyait les marches du perron, de ce perron où la République avait été proclamée le 4 mai 1848, couvertes de soldats, et on distinguait les faisceaux formés sur la plate-forme derrière ces hautes colonnes qui, du temps de la Constituante, après le 15 mai et le 24 juin, masquaient de petits obusiers de montagne chargés et braqués.

Un portier à collet rouge, portant la livrée de l'Assemblée, se tenait à la petite porte de la grille. De moment en moment des représentants arrivaient. Le portier disait: - Ces messieurs sont représentants?— et ouvrait. Quelquefois il leur demandait leurs noms.

On entrait sans obstacle chez M. Dupin. A la grande galerie, à la salle à manger, au salon d'honneur de la présidence, on trouvait des valets en livréc qui ouvraient silencieusement les portes comme à l'ordinaire.

Avant le jour, immédiatement après l'arrestation des questeurs, MM. Baze et Le Flô, M. de Panat, seul questeur resté libre, ménagé ou dédaigné comme

légitimiste, était venu éveiller M. Dupin, et l'avait invité à convoquer immédiatement les représentants à domicile. M. Dupin avait fait cette réponse inouïe: Je n'y vois pas d'urgence.

Presque en même temps que M. de Panat, était accouru le représentant Jérôme Bonaparte. Il avait sommé M. Dupin de se mettre à la tête de l'Assemblée. M. Dupin avait répondu : Je ne puis, je suis gardé. Jérôme Bonaparte éclata de rire. On n'avait en effet pas même daigné mettre un factionnaire à la porte de M. Dupin. On le savait gardé par sa bassesse.

Ce fut plus tard, vers midi seulement, qu'on eut pitié de lui. On sentit que c'était trop de mépris, et on lui accorda deux sentinelles.

A sept heures et demie, quinze ou vingt représentants, et entre autres MM. Eugène Sue, Joret, de Rességuier et de Talhouet, étaient réunis dans le salon de M. Dupin. Ils avaient, eux aussi, fait de vains efforts sur le président. Dans l'embrasure d'une fenêtre un membre spirituel de la majorité, M. Desmousseaux de Givré, un peu sourd et très-furieux, se querellait presque avec un représentant de la droite comme lui, qu'il supposait, à tort, favorable au coup d'État.

M. Dupin, séparé du groupe des représentants, seul, vêtu de noir, les mains derrière le dos, la tête basse, se promenait de long en large devant la cheminée où un grand feu était allumé. On parlait tout haut chez lui de lui devant lui, il semblait ne pas entendre.

Deux membres de la gauche survinrent, Benoît (du Rhône) et Crestin. Crestin entra dans le salon, alla droit à M. Dupin, et lui dit: Monsieur le président, vous savez ce qui se passe? Comment se fait-il que l'Assemblée ne soit pas encore convoquée ?

M. Dupin s'arrêta et répondit avec ce geste du dos qui lui était familier:
Il n'y a rien à faire.

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Cependant le pont de la Concorde se couvrait de troupes. Le général VastVimeux, maigre, vieux, petit, ses cheveux blancs plats collés sur les tempes, en grand uniforme, son chapeau brodé sur la tête, chargé de deux grosses épaulettes, étalant son écharpe, non de représentant, mais de général, laquelle écharpe, trop longue, traînait à terre, parcourait à pied le pont, et jetait aux soldats des cris inarticulés d'enthousiasme pour l'Empire et le coup d'État. On voyait de ces figures-là en 1814. Seulement, au lieu de porter une grosse cocarde tricolore, elles portaient une grosse cocarde blanche. Au fond, même phénomène des vieux criant: Vive le passé! Presque au même moment, M. de Larochejaquelein traversait la place de la Concorde entouré d'une centaine d'hommes en blouse qui le suivaient en silence et avec un air de curiosité. Plu

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