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ΧΙ

LA HAUTE COUR

Pendant que ceci se passait sur la rive gauche, vers midi, on remarquait dans la grande salle des Pas-Perdus du Palais de justice un homme qui allait et venait. Cet homme, soigneusement boutonné dans son paletot, semblait accompagné à distance de plusieurs souteneurs possibles; de certaines aventures de police ont des auxiliaires dont la figure à double sens inquiète les passants, si bien qu'on se demande : Sont-ce des magistrats? sont-ce des voleurs? L'homme au paletot boutonné errait de porte en porte, de couloir en couloir, échangeant des signes d'intelligence avec les espèces d'estafiers qui le suivaient, puis revenait dans la grande salle, arrêtait au passage les avocats, les avoués, les huissiers, les commis-greffiers, les garçons de salle, et répétait à tous à voix basse, de façon à ne pas être entendu des passants, la même question; à cette question les uns répondaient: oui; non, disaient les autres. Et l'homme se remettait à rôder dans le Palais de justice avec la mine d'un limier en quête.

C'était le commissaire de police de l'Arsenal.

Que cherchait-il?

La haute cour.

Que faisait la haute cour?

Elle se cachait.

Pourquoi faire? Pour juger?

Oui et non.

Le commissaire de police de l'Arsenal avait reçu le matin du préfet Maupas l'ordre de chercher partout où elle serait la haute cour de justice, si par averture elle croyait devoir se réunir. Confondant la haute cour avec le conseil d'État, le commissaire de police était allé d'abord au quai d'Orsay. N'y ayant rien trouvé, pas même le conseil d'État, il était revenu à vide et s'était dirigé à tout hasard vers le Palais de justice, pensant que puisqu'il avait à chercher la justice, il la trouverait peut-être là.

Ne la trouvant pas il s'en alla.

La haute cour s'était pourtant réunie.

Où et comment? on va le voir:

A l'époque dont nous écrivons en ce moment l'histoire, avant les reconstructions actuelles des vieux édifices de Paris, quand on abordait le Palais de justice par la cour de Harlay, un escalier peu majestueux vous conduisait en tournant dans un long corridor, nommé galerie Mercière. Vers le milieu de ce corridor, on rencontrait deux portes, l'une à droite qui menait à la cour d'appel, l'autre à gauche qui menait à la cour de cassation. La porte de gauche ouvrait à deux battants sur une ancienne galerie, dite de Saint-Louis, récemment restaurée et qui sert aujourd'hui de salle des Pas-Perdus aux avocats de la cour de cassation. Une statue de saint Louis en bois faisait face à la porte d'entrée. Une entrée, pratiquée dans un pan coupé à droite de cette statue, débouchait sur un couloir tournant terminé par une sorte de cul-de-sac que fermaient en apparence deux doubles portes. Sur la porte de droite on lisait : Cabinet de M. le premier président; sur la porte de gauche : Chambre du conseil. Entre les deux portes on avait ménagé, pour servir de passage aux avocats qui allaient à la salle de la chambre civile, qui est l'ancienne grand' chambre du parlement, une sorte de boyau étroit et obscur dans lequel, selon l'expression de l'un d'eux, on aurait pu commettre tous les crimes impunément.

Si on laissait de côté le cabinet du premier président et si l'on ouvrait la porte sur laquelle était écrit Chambre du conseil, on traversait une grande pièce, meublée d'une vaste table en fer à cheval qu'entouraient des chaises vertes. Au fond de cette chambre, qui servait en 1793 de salle de délibération aux jurés du tribunal révolutionnaire, une porte coupée dans la boiserie donnait entrée dans un petit couloir où l'on trouvait deux portes, à droite la porte du cabinet du président de la chambre criminelle, à gauche la porte de la buvette. A mort, et allons diner! - Ces choses se touchent depuis des siècles. Une troisième porte fermait l'extrémité de ce couloir. Cette porte était, pour ainsi dire, la dernière du Palais de justice, la plus lointaine, la plus inconnue, la plus perdue; elle s'ouvrait sur ce qu'on appelle la bibliothèque de la cour de cassation, spacieuse salle en forme d'équerre, éclairée de deux fenêtres donnant sur le grand préau intérieur de la Conciergerie, meublée de quelques chaises de cuir, d'une grande table à tapis vert et de livres de droit couvrant les murs du plancher jusqu'au plafond.

Cette salle, on le voit, est la plus retirée et la plus cachée qu'il y ait dans le palais.

Ce fut là, dans cette salle, qu'arrivèrent successivement le 2 décembre, vers onze heures du matin, plusieurs hommes vêtus de noir, sans robes, sans insignes, effarés, désorientés, hochant la tête et se parlant bas. Ces hommes tremblants, c'était la haute cour de justice.

La haute cour de justice se composait, aux termes de la Constitution, de sept magistrats un président, quatre juges et deux suppléants, choisis

:

par la cour de cassation parmi ses propres

membres et renouvelés tous

les ans.

En décembre 1851 ces sept juges s'appelaient Hardouin, Pataille, Moreau, Delapalme, Cauchy, Grandet et Quesnault; les deux derniers suppléants.

Ces hommes, à peu près obscurs, avaient des antécédents quelconques. M. Cauchy, il y a quelques années président de chambre à la cour royale de Paris, homme doux et facilement effrayé, était le frère du mathématicien membre de l'Institut, à qui l'on doit le calcul des ondes sonores, et de l'ancien greffierarchiviste de la Chambre des pairs. M. Delapalme avait été avocat-général, fort mêlé aux procès de presse sous la Restauration; M. Pataille avait été député du centre sous la monarchie de Juillet; M. Moreau (de la Seine) était remarquable en cela qu'on l'avait surnommé de la Seine pour le distinguer de M. Moreau (de la Meurthe), lequel de son côté était remarquable en ceci qu'on l'avait surnommé de la Meurthe pour le distinguer de M. Moreau (de la Seine). Le premier suppléant, M. Grandet, avait été président de chambre à Paris. J'ai lu de lui cet éloge : « On ne lui connaît ni caractère ni opinion quelconque. » Le second suppléant, M. Quesnault, libéral, député, fonctionnaire, avocat-général, conservateur, docte, obéissant, était parvenu, se faisant de tout un échelon, à la chambre criminelle de la cour de cassation, où il se signalait parmi les sévères. 1848 avait choqué sa notion du droit; il avait donné sa démission après le 24 février; il ne l'a pas donnée après le 2 décembre.

M. Hardouin, qui présidait la haute cour, était un ancien président d'assises, homme religieux, janséniste rigide, noté parmi ses collègues comme «< magistrat scrupuleux », vivant dans Port-Royal, lecteur assidu de Nicolle, de la race des vieux parlementaires du Marais, qui allaient au Palais de justice montés sur une mule; la mule était maintenant passée de mode, et qui fût allé chez le 'président Hardouin n'eût pas plus trouvé l'entètement dans son écurie que dans

sa conscience.

Le matin du 2 décembre, à neuf heures, deux hommes montaient l'escalier de M. Hardouin, rue de Condé, n° 10, et se rencontraient à sa porte. L'un était M. Pataille; l'autre, un des membres les plus considérables du barreau de la cour de cassation, l'ancien constituant Martin de Strasbourg. M. Pataille venait se mettre à la disposition de M. Hardouin.

La première pensée de Martin de Strasbourg, en lisant les affiches du coup d'État, avait été pour la haute cour. M. Hardouin fit passer M. Pataille dans une pièce voisine de son cabinet et reçut Martin de Strasbourg comme un homme auquel on ne désire pas parler devant témoins. Mis en demeure par Martin de Strasbourg de convoquer la haute cour, il pria qu'on le laissât « faire »; déclara que la haute cour « ferait son devoir »; mais qu'il fallait avant tout qu'il «< conférât avec ses collègues », et termina par ce mot: Ce sera fait auiourd'hui ou demain. Aujourd'hui ou demain! s'écria Martin

de Strasbourg; monsieur le président, le salut de la république, le salut du pays dépend peut-être de ce que la haute cour fera ou ne fera pas. Votre responsabilité est considérable, songez-y. Quand on est la haute cour de justice,

on ne fait pas son devoir aujourd'hui ou demain, on le fait tout de suite, sur l'heure, sans perdre une minute, sans hésiter un instant.

Martin de Strasbourg avait raison, la justice c'est toujours aujourd'hui.

Martin de Strasbourg ajouta : S'il vous faut un homme pour les actes énergiques, je m'offre. - M. Hardouin déclina l'offre, affirma qu'il ne perdrait pas un moment, et pria Martin de Strasbourg de le laisser « conférer» avec son collègue M. Pataille.

Il convoqua en effet la haute cour pour onze heures, et il fut convenu qu'on se réunirait dans la salle de la bibliothèque,

Les juges furent exacts. A onze heures et quart ils étaient tous réunis. M. Pataille arriva le dernier.

Ils prirent séance au bout de la grande table verte. Ils étaient seuls dans la bibliothèque.

-

Nulle solennité. Le président Hardouin ouvrit ainsi la délibération : Messieurs, il n'y a point à exposer la situation, tout le monde sait de quoi il s'agit.

L'article 68 de la Constitution était impérieux. Il avait fallu que la haut cour se réunît, sous peine de forfaiture. On gagna du temps, on se constitua. on nomma greffier de la haute cour M. Bernard, greffier en chef de la cour de cassation, on l'envoya chercher, et en l'attendant on pria le bibliothécaire, M. Denevers, de tenir la plume. On convint d'une heure et d'un lieu où l'on se réunirait le soir. On s'entretint de la démarche du constituant Martin de Strasbourg, dont on se fâcha presque comme d'un coup de coude donné par la politique à la justice. On parla un peu du socialisme, de la montagne et de la république rouge, et un peu aussi de l'arrêt qu'on avait à prononcer. On causa, on conta, on blâma, on conjectura, on traîna. Qu'attendait-on?

Nous avons raconté ce que le commissaire de police faisait de son côté. Et, à ce propos, quand on songeait, parmi les complices du d'État, que coup le peuple pouvait, pour sommer la haute cour de faire son devoir, envahir le Palais de justice, et que jamais il n'irait la chercher où elle était, on trouvait cette salle bien choisie; mais quand on songeait que la police viendrait sans doute aussi pour chasser la haute cour et qu'elle ne parviendrait peut-être pas à la trouver, chacun déplorait à part soi le choix de la salle. On avait voulu cacher la haute cour, on y avait trop réussi. Il était douloureux de penser que peut-être, quand la police et la force armée arriveraient, les choses seraient trop avancées et la haute cour trop compromise.

On avait constitué un greffe, maintenant il fallait constituer un parquet. Deuxième pas, plus grave que le premier.

Les juges temporisaient, espérant que la chance finirait par se décider d'un côté ou de l'autre, soit pour l'Assemblée, soit pour le président, soit contre le coup d'État, soit pour, et qu'il y aurait un vaincu; et que la haute cour pourrait alors en toute sécurité mettre la main sur le collet de quelqu'un.

Ils débattirent longuement la question de savoir s'ils décréteraient immédiatement le président d'accusation ou s'ils rendraient un simple arrêt d'information. Ce dernier parti fut adopté.

Ils rédigèrent un arrêt. Non l'arrêt honnête et brutal qui a été placardé par les soins des représentants de la gauche et publié, et où se trouvent ces mots de mauvais goût, crime et haute trahison; cet arrêt, arme de guerre, n'a jamais existé autrement que comme projectile. La sagesse, quand on est juge, consiste quelquefois à rendre un arrêt qui n'en est pas un, un de ces arrêts qui n'engagent pas, où l'on met tout au conditionnel, où l'on n'incrimine personne et où l'on ne qualifie rien. Ce sont des espèces d'interlocutoires qui permettent d'attendre et de voir venir; lorsqu'on est des hommes sérieux, il ne faut pas, dans les conjonctures délicates, mêler inconsidérément aux événements possibles cette brusquerie qu'on appelle la justice. La haute cour s'en rendit compte ; elle rédigea un arrêt prudent; cet arrêt n'est pas connu; il est publié ici pour la première fois. Le voici. C'est un chef-d'œuvre du genre oblique.

EXTRAIT DU REGISTRE DE LA HAUTE COUR DE JUSTICE

«La haute cour de justice,

« Vu l'article 68 de la Constitution;

<< Attendu que des placards imprimés, commençant par ces mots : Le président de la République... et portant, à la fin, la signature Louis-Napoléon Bonaparte et de Morny, ministre de l'intérieur, lesdits placards portant, entre autres mesures, dissolution de l'Assemblée nationale, ont été affichés, aujourd'hui même, sur les murs de Paris; que ce fait de la dissolution de l'Assemblée nationale par le président de la République serait de nature à réaliser le cas prévu par l'article 68 de la Constitution et rend indispensable aux termes dudit article la réunion de la haute cour;

1

« Déclare que la haute cour de justice est constituée; nomme... pour remplir près d'elle les fonctions du ministère public; pour remplir les fonctions de greffier, M. Bernard, greffier en chef de la cour de cassation; et, pour procéder ultérieurement dans les termes dudit article 68 de la Constitution, s'ajourne à demain 3 décembre, heure de midi.

« Fait et délibéré en la chambre du conseil, où siégeaient MM. Hardouin, président; Pataille, Moreau, Delapalme et Cauchy, juges, le 2 décembre 1851. »

4. On laissa cette ligne en blanc. Elle ne fut remplie que plus tard par le nom de M. Renouard, conseiller à la cour de cassation,

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