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Peut-on justifier philosophiquement cette disposition de la loi moderne? C'est une question que je n'ai garde de vouloir traiter ici, et je laisse à de plus autorisés que moi le soin de la résoudre.

A Rome, nous l'avons vu, l'épouse n'a jamais été soumise à l'autorité maritale dans la gestion de ses propres affaires. La manus, qui conférait au mari les pouvoirs les plus étendus, n'a jamais eu pour effet d'imposer à la femme la nécessité d'une autorisation préalable; celle-ci conserva toujours sa liberté d'action, et si elle n'acquérait rien en propre, du moins pouvait-elle s'obliger très valablement sans l'intervention de son mari (1).

J'ajoute que ni la tutelle perpétuelle des femmes inspirées par le désir de conserver les biens dans les familles, ni les nombreuses incapacités dont le législateur romain, sous l'empire de préoccupations politiques et sociales, crut plus tard devoir frapper la femme trop tôt émancipée, ne contiennent le germe de la distinction que nous faisons aujourd'hui entre la femme mariée, d'une part, et les filles et les veuves, d'autre part.

Il est vrai qu'au Bas-Empire Justinien, transformant le S.-C. Velléien, attache à la qualité de

(1) C'est du moins l'opinion que j'ai soutenue. Voyez suprà, p. 13 et suiv.

femme mariée une véritable incapacité, mais cette incapacité, dont le but unique est la conservation de la dot, n'offre aucune ressemblance avec l'autorisation exigée par la loi moderne. L'incapacité qui frappe aujourd'hui la femme après son mariage, repose en effet, avant tout, ainsi que nous l'allons voir, sur une idée de soumission à l'autorité maritale, à tel point qu'elle ne met pas obstacle à ce que la femme puisse s'obliger pour son mari, avec le consentement de celui-ci.

C'est aux institutions des barbares que l'autorisation maritale a été empruntée. Mais chez les Germains, qui refusaient à quiconque ne pouvait manier l'épée toute capacité civile, le pouvoir marital n'était, selon l'expression de M. Gide (1), « qu'une variété de cette puissance aux formes diverses qui, sous le nom de mundium, pesait sur la femme depuis sa naissance jusqu'à sa mort. » Par quelle série de transformations successives la femme, qui, d'après les coutumes barbares, se trouvait dans une dépendance perpétuelle, n'estelle en fin de compte demeurée soumise qu'à la seule puissance de son mari? C'est ce qu'il serait trop long d'exposer ici. Qu'il nous suffise de savoir que dans presque toutes les chartes des douzième et

(1) Condition privée de la femme, p. 409.

treizième siècles, c'est-à-dire à l'époque où disparaissent les guerres privées et le combat judiciaire, il n'est plus question du mundium ni pour les filles, ni pour les veuves (1).

Si l'origine de l'autorisation maritale n'est point douteuse, on est loin d'être d'accord sur le fondement qu'il convient de lui reconnaître.

D'après l'opinion la plus accréditée chez nos anciens auteurs, la nécessité de l'autorisation reposerait uniquement sur une idée de soumission à l'autorité du mari. C'est ainsi que Beaumanoir (2), à une époque où l'influence des lois romaines n'avait point encore altéré l'originalité primitive de notre droit coutumier, décidait que le mari seul pouvait faire tomber l'acte accompli sans son aveu; en conséquence, ajoutait-il : « Si tost que son baron est mort, la femme revient en sa pleine volonté. » Guy-Coquille (3) suivait le même sentiment, et Pothier (4), dans son traité de la Puissance du mari, écrivait : « Le besoin qu'a la femme de l'autorisation de son mari n'est pas fondé sur la faiblesse de sa raison, car une femme mariée n'a pas la raison plus faible que les filles

(1) Voy. toutefois Charte commun. d'Amiens, année 1190, art. 23 (Ordonn., t. XI, p. 264).

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et les veuves, qui n'ont pas besoin d'autorisation. La nécessité de l'autorisation du mari n'est donc fondée que sur la puissance que le mari a sur la personne de sa femme, qui ne permet pas à sa femme de rien faire que dépendamment de lui. >>

Toutefois, les sectateurs du droit romain, dont l'influence commençait déjà à prévaloir lors de la réformation de nos coutumes, voulant trouver dans les Pandectes l'explication du pouvoir marital, s'emparèrent des textes où il était question « de l'imprudence, de la fragilité, de l'imbécillité » de la femme, et dès lors ils transformèrent l'autorité maritale en une sorte de tutelle, destinée à protéger la femme contre sa propre faiblesse (1).

Enfin quelques auteurs, parmi lesquels Lebrun (2), adoptant une opinion intermédiaire, enseignaient que la nécessité de l'autorisation n'avait pas pour unique fondement la puissance du mari, mais qu'elle avait, en outre, pour but la protection de la femme elle-même.

Que les rédacteurs du Code civil aient entendu adopter le système de Pothier et de la majorité de nos anciens auteurs, c'est ce qu'il me paraît

(1) Cpr. Bouhier, Obs. sur la cout, Bourgogne, ch. XIX,

nos 46-51.

(2) Traité de la comm., 1. 2, ch. I,. sect. Ire, n° 1. Voyez égal. Nouveau-Denizart, II, vo Autorisation, § 1, no 3.

difficile de soutenir (1). La loi, en refusant au mari mineur le pouvoir d'habiliter sa femme, en imposant à cette dernière l'obligation d'obtenir l'autorisation de justice en cas d'absence ou d'interdiction du mari, en accordant enfin à la femme le droit d'invoquer la nullité des actes faits par elle sans autorisation, nous indique clairement qu'elle n'a pas voulu seulement faire respecter l'autorité du mari, mais qu'elle a entendu édicter, au moins subsidiairement, une mesure de protection.

Est-ce à dire que le législateur ait pris en considération, à un degré quelconque, l'intérêt personnel de la femme incapable de se protéger ellemême contre sa propre faiblesse. Je ne le crois pas davantage, et j'estime, en conséquence, que ni le second, ni même le troisième système ne sont de nature à justifier les dispositions de la loi. S'il en était autrement, il serait impossible de comprendre comment les rédacteurs du Code ont pu reconnaître au mari le droit d'autoriser la femme à contracter avec lui.

Voici quelle a été, selon moi, la pensée du législateur. Il n'importe pas seulement de faire respecter l'autorité du mari, il faut, en outre,

(1) Voy. cependant Merlin, Quest. de droit, t. IX, vo Puissance maritale, § 4; Toullier, II, 615; Delvincourt, I, p. 75, no 11.

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