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CHAPITRE PREMIER

CONDITION DE LA FEMME MARIÉE DANS L'ANCIENNE

ROME

SECTION PREMIÈRE

Condition de la femme in manu.

Il est difficile de trouver du mariage de plus belles définitions que celles qui nous sont données par les jurisconsultes romains: « Nuptiæ, nous dit Modestin, sunt conjunctio maris et feminæ, consortium omnis vite, divini et humani juris communicatio (1). »

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Une union de deux vies, une confusion de deux patrimoines, une mise en commun de tous les intérêts temporels et religieux, tels sont en effet les exemples que nous offre la pratique, non point sans doute à l'époque corrompue à laquelle écrivait Modestin, mais au temps glorieux de la Rome antique.

Il est à peine besoin de dire que le peuple qui avait envisagé le mariage à un point de vue si

(1) L. 1 D., XXIII, 2.

élevé, ne connut jamais la polygamie, et si le divorce paraît avoir été admis de tout temps par les lois romaines (1), il convient de remarquer qu'il ne pénétra dans les mœurs qu'au bout de plusieurs siècles (2).

Pour se faire une idée à peu près exacte de la situation créée à la femme par le mariage, dans la période que nous étudions en ce moment, il est indispensable de se placer successivement à deux points de vue différents : d'abord au point de vue du droit, ensuite au point de vue des

mœurs.

Au point de vue du droit, la condition de la femme n'était plus du tout la même, suivant qu'elle tombait ou ne tombait pas in manum mariti. La conventio in manum étant à l'origine la conséquence ordinaire sinon forcée du mariage, il convient, ce me semble, d'examiner tout d'abord cette première alternative.

Qu'est-ce donc que la manus? C'est un ensemble de pouvoirs accordés au mari sur la personne et sur les biens de sa femme, absolument

(1) Cpr. Cicéron, Philipp., II, 28. Il paraît bien résulter de ce passage que la loi des XII Tables autorisait le di

vorce.

(2) Aulu-Gelle, IV, 3, § 2 et XVIII, 21, § 44. Le premier divorce que les textes nous signalent est celui de Spurius Carvilius Ruga, en l'an de Rome 520, selon Valère-Maxime, I, I, 4, et Denys d'Halicarnasse, II, 25.

analogues à ceux qui appartiennent au paterfamilias sur les fils de famille soumis à sa puissance. Ceci résulte très certainement, à mon sens, des textes qui nous montrent la femme in manu comme étant loco filiæ (1), et comme sortant de sa famille avec laquelle elle ne conserve plus aucun lien d'agnation, pour entrer dans la famille de son mari, dont elle devient l'heres sua en même temps que l'agnate de ses agnats.

Loco filiæ vis-à-vis de son mari, elle est à l'égard de ses enfants loco sororis, ce qui établit entre eux un droit de succession réciproque.

Suivant M. Gide, la manus ne conférerait point du tout au mari les droits attachés à la puissance paternelle, en ce sens du moins qu'elle n'attribuerait par elle-même à celui-ci aucun pouvoir sur la personne de sa femme; elle constituerait bien plutôt une espèce de régime nuptial, une sorte de communauté universelle, dans laquelle la femme viendrait à la mort du mari réclamer la part qui lui revient en qualité d'heres sua (2).

M. Gide cite à l'appui de sa thèse deux textes de Gaius. Le premier de ces textes (3) nous signale une controverse qui se serait élevée sur le point de savoir si la femme in manu pouvait, comme

(1) Gaius, II, 139 et 159.

(2) Condit. privée de la femme, p. 133 et suiv.
(3) Gaius, II, 90.

le fils de famille, acquérir la possession à celui sous la puissance duquel elle se trouvait placée. D'après Gaius, la raison de douter serait que le mari ne possède point sa ferme. Or, dire que le mari ne possède point sa femme, n'est-ce pas là donner à entendre que la manus ne lui attribue en réalité aucun pouvoir sur la personne de celle-ci ?

Cette manière de raisonner ne me paraît pas concluante. On ne possède pas plus les fils de famille que les femmes in manu, car les esclaves seuls peuvent être l'objet d'une possession; ce qui n'empêche pas le père d'avoir les droits les plus étendus sur le fils soumis à sa puis

sance.

Et la meilleure preuve qu'il n'est point besoin de posséder un individu pour pouvoir exercer des droits sur sa personne, c'est que Gaius range sur le même pied que la femme in manu les hommes libres in mancipio, alors cependant que le maître se trouve investi des pouvoirs les plus absolus sur la personne de ces derniers.

Du second texte invoqué par M. Gide, il paraît résulter que le mari ne pouvait point abandonner sa femme noxaliter. J'emploie à dessein le mot paraît, car le texte auquel il est fait allusion est tronqué, et le mot maleficio sur lequel s'appuie M. Gide est précisément un des mots rétablis.

Voici d'ailleurs l'hypothèse sur laquelle raisonne

Gaius (1).

Lorsqu'une femme sui juris tombe in manum, tous ses biens se trouvent par là même acquis à son mari, mais ses dettes lui demeurent personnelles et le mari n'est point tenu de les acquitter.

Je me permettrai, avant d'aller plus loin, de faire une simple remarque. Si la manus n'était, comme le prétend M. Gide,qu'un simple règlement d'intérêts, un pareil résultat serait bien difficile à concevoir, car il est de principe que celui qui prend une universalité de biens se trouve par là même chargé du paiement des dettes. Je vois, pour ma part, dans ce simple fait, une preuve certaine que la manus était bien en réalité une véritable puissance, analogue dans l'espèce à l'adrogation si les dettes de la femme n'incombent point au mari, c'est apparemment en vertu de ce principe que les personnes qui nous sont soumises peuvent bien rendre notre condition meilleure, mais ne peuvent pas la rendre pire (2).

:

Étant donnée la situation que je viens de décrire, Gaius se demande s'il ne convient pas d'accorder au créancier, que le mari se refuserait à désintéresser, l'action utile imaginée par le préteur Rutilius, et il répond affirmativement. Mais

(1) Gaius, IV, 80 (édit. Lachman).
(2) Cpr. L. 133, D., L, 17.

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