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mien, il a eu raison devant le tribunal du cadi, et le mien s'est trouvé ruiné de fond en comble. Je veux faire réviser cette affaire, et comme me voilà plus riche et plus puissant que vous, j'aurai peut-être ma revanche, à moins pourtant que vous n'aimiez mieux réparer par un petit sacrifice cette injustice criante. Le procès perdu par mon grand-père lui a coûté quatre cents bourses; je veux bien partager le différend par la moitié. Donnez-moi seulement deux cents bourses, et je vous fais grâce des frais de la procédure et des intérêts.

Il dit à un autre : « Je me souviens fort bien de tout ce que vous me dites. Vos titres sont incontestables. Vous devez y avoir lu qu'un de mes aïeux avait déposé entre les mains de l'un des vôtres une somme de cent mille tomans, tant il avait de confiance dans la probité de ce parent qui passait pour le plus honnête homme du pays. Oui, seigneur, je me souviens parfaitement de cette circonstance. Vous voyez bien que je sais sur le bout du doigt toutes les anecdotes de ma famille. Mais vous ignorez peutêtre ce que sont devenus les cent mille tomans déposés chez votre aïeul? Seigneur, je crois que.....Vous croyez que...... mon cher cousin; mais moi je suis sûr que..... je n'ai rien touché de ce dépôt dont vous avez sans doute hérité, ainsi je vous prie de me restituer au plus vite une somme si légitimement due. Vous réparerez par-là une injustice qui, si elle était connue, nuirait certainement à la réputation de notre famille dont la probité n'a jamais été mise en doute. »

Kadib accompagne ces discours des plus belles promesses, et jure à tous ses parens que dans huit jours il leur accordera toutes les places et dignités qu'ils demandent, ou qu'il perdra plutôt sa place de grand-visir.

En peu de tems il se voit un si grand nombre de cousins qu'il en est embarrassé; car pour prouver, il faut payer et il s'en trouve quelques-uns qui ne peuvent faire leurs preuves; mais il dit à tous ceux dont les titres ne sont pas douteux Vous êtes riches, vous avouez que nos aïeux communs ont toujours été riches, puissans et considérés. Il faut donc que j'aie éprouvé de votre part une grande in justice, puisque sans la munificence du calife Haroun-alRaschid qui sait distinguer le mérite dans quelque situation qu'il se trouve, je serais plongé dans la plus profonde misère. "

Il y avait bien quelque réponse à faire à cet argument;

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mais comme l'argent était la meilleure de toutes, en peu de jours Kadib se vit possesseur d'une fortune considérable.

Alors il envoie chercher le père de la belle Agéli, afia de lui commander une paire de babouches. Lorsque le vieux cordonnier Rustafapprend qu'il est choisi pour avoir l'honneur de chausser le grand-visir, il est près de mourir de joie; tant il faut peu de choses pour faire mourir un homme! Il arrive au palais du visir, après avoir pris ses plus beaux habits et s'être coiffé d'un turban tout neuf. Il entre dans l'appartement magnifique où Kadib, entouré d'une centaine de personnes richement vêtues, était couché sur une ottomane et fumait des aromates. Rustaf tremble comme une feuille agitée par le vent. Il se met à genoux dès la porte de l'appartement et s'avance ainsi jusqu'aux pieds du visir, qu'il n'ose regarder en face et qui lui tend négligemment sa jambe, sans lui dire un seul mot. Quand Rustaf lui a pris mesure d'une paire de babouches, Kadib prend la parole et lui dit, en déguisant sa voix: Tu as une fille? Oui, magnifique seigneur. Est-elle belle? Oui, seigneur, à votre service. Elle aime, dit-on, un jeune homme nommé Kadib. Hélas! seigneur...... Est-ce vrai? Que trop vrai. Quel est ce Kadib?

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Un mauvais sujet, seigneur, un paresseux qui ne fera jamais rien et qui ne sera toute sa vie que le plus misérable de tous les cordonniers. J'ai eu quelque tems l'envie de le prendre pour me faire des babouches.-Ah! seigneur! que votre magnificence eût été mal chaussée! Ce Kadib dont tu dis tant de mal, a-t-il encore d'autres défauts? Il en a plus, seigneur, que vous n'avez de cheveux sur la tête; mais quand il serait sans défauts, je ne pourrais lui donner ma fille! Pourquoi donc cela? C'est un homme sans parens, sans aveu..... Sans parens! tiens, lève les yeux et regarde autour de toi; voilà tous les parens de Kadib.:

Le vieux Rustaf promène autour de l'appartement des regards ébahis, mais quand il voit tant de grands seigneurs réunis et si magnifiquement vêtus, il croit que le grand-visir se moque de lui; il ose enfin le regarder en tremblant et reconnaît Kadib. A cette reconnaissance imprévue, le pauvre Rustaf tombe à la renverse et s'écrie: Allah! allah! je suis mort!

Cette exclamation fit rire Kadib et tous les spectateurs, Non, non, Rustaf, tu n'es pas mort, répond Kadib; tu es mon beau-père, si toutefois tu me trouves aujourd'hui

un assez grand nombre de parens. Va donc sur-le-champ me chercher ta fille; je vais donner ordre au cadi de venir célébrer le mariage dans mon palais. Demain peut-être il ne serait plus tems.

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Rustaf est toujours à genoux, il voudrait parler, mais sa langue est enchaînée comme sa pensée. Il aurait tant de choses à dire qu'il ne peut articuler un seul mot. Il se lève enfin, sort de l'appartement du visir et va préparer sa fille au sort brillant qui lui est réservé.

Je ne peindrai point la joie et la surprise de la belle Agéli: de fille d'un pauvre cordonnier, elle devient tout-àcoup la femme d'un homme qu'elle aime et d'un grandvisir! Son amour et sa vanité sont également satisfaits, et qui ne connaît les jouissances de l'amour peut apprécier au moins celles de la vanité. C ̧!

Le mariage est bientôt célébré avec une magnificence digne des deux époux. La cérémonie est suivie d'un repas somptueux, auquel sont invités tous les parens de Kadib. Rien selon eux n'est plus beau dans la nature que la belle Agéli. On chante des vers à sa louange ; on la compare aux houris, à cela près que les houris ont moins de charmes. Dans cet encens prodigué par la tendresse des parens, Kadib reçoit aussi son tribut d'hommages: C'est le plus grand de tous les visirs qui jusqu'à ce jour ont tenu les rênes de l'Etat ; c'est le premier politique du monde. On ne sait ce que l'on doit le plus admirer, les grâces, la finesse de son esprit, ou la profondeur de son génie et l'étendue de ses connaissances. Déjà on le gratifie du titre de grand, on célèbre la gloire de Kadib-le-Grand. Levieux Rustaf même n'est pas oublié, et la flatteuse poésie trouve le moyen d'en faire quelque chose, tant la poésie a de puissance! tant la tendresse des parens estingénieuse dans ces circonstances importantes!

Pendant que cette famille intéressante et nombreuse s'abandonnait aux transports de la joie la plus vive et se livrait sans réserve aux doux épanchemens de la confiance et de l'amitié, on annonce un envoyé du calife. Tous les parens ne dontent pas que cet envoyé n'apporte au visir quelque magnifique présent. Leur curiosité est dans l'attente. L'envoyé est introduit; il s'avance d'un pas grave, tire de sa poche un papier, impose silence à toute l'assemblée, et lit :

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De la part du commandeur des croyans, le grand Haroua-al-Raschid.

A ces mots, les convives se prosternent la face contre terre, et l'envoyé continue :

Moi, Haroun-al-Raschid, représentant du prophète, il m'a plu de nommer Kadib mon premier visir après avoir disgracié Giafar. Aujourd'hui il me plaît de rappeler Giafar et de disgracier Kadib avec toute sa famille. Qu'il abandonne donc un poste pour lequel il n'est point fait, et qu'il rentre dans la poussière d'où je l'ai tiré. »

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Après la lecture de cet arrêt foudroyant, les convives se relèvent, se regardent avec étonnement et stupeur. Toutes leurs espérances sont détruites; il n'auront point ces belles et bonnes places sur lesquelles ils avaient si bien compté. La disgrace de Kadib entraîne celle de toute sa famille; il n'a plus de parens, c'est à qui ne le sera pas, et dans un clin-d'œil la salle du festin est déserte; il n'y reste plus que le bon Kadib qui rit, le vieux Rustaf qui tremble et la belle Agéli qui pleure. Kadib prend le premier la parole et dit en riant: Vous voilà bien étonnés, mes chers amis ? Toutà-l'heure mon palais était rempli de parens qui célébraient mes louanges et qui m'aimaient à la folie ; et maintenant il ne m'en reste pas un seul. La fortune me les avait donnés, la fortune me les ôte. J'étais un visir de circonstance, et j'avais beaucoup de parens de circonstance; mais grâce à Mahomet et à mon adresse, ces parens-là m'en ont valu d'autres qui me consoleront de leur perte, qui sont nombreux et ne m'abandonneront pas au besoin. Vous vous demandez où sont ces bons parens dont je vous parle ? dans mes coffres, mes chers amis, dans mes coffres. J'ai pour le moins six cent mille tomans, et ces cousins-là sont ADRIEN DE SARRAZIN. plus solides les autres. que

VARIÉTÉS.

SPECTACLES. Théâtre de l'Impératrice (1). Voyageur Malencontreux."

Rivarol, précieuse ridicule de son siècle, et qui débitait

(1) Quelques abonnés ayant paru désirer que nous donnassions une certainé étendue à nos articles sur les grands théâtres, un homme de lettres connu a bien voulu se charger de la rédaction de ces articles, qui contiendront à l'avenir plus de détails et d'observations littéraires,

avec assez d'art une trentaine de conversations écrites d'avancé dans sa mémoire, assis au banquet de quelques gens de qualité, chez lesquels il n'était pas fâché de faire croire à sa qualité, récitait souvent ce vers, qu'il a consi gné dans une épître anti-poétique, adressée au roi de Prusse, qui ne l'a jamais lue:

Le vaste champ des arts n'est plus qu'un cimetière.

Ce cimetière s'est bien accru depuis même qu'il est mort d'une indigestion à Berlin. On n'a jamais vu plus de funérailles, plus de convois d'auteurs. N'est-il pas juste, au reste, que la sotte vanité qui porte une jeunesse imberbe à s'élancer dans une carrière que lui ferma la nature, reçoive à la fin son châtiment ? Plus l'éducation s'affaiblit, plus s'affaissent ses ressorts, plus la démangeaison de produire s'exalte et se fortifie. L'ignorance est sans pudeur. Ce déluge d'écrivains morts-nés se fait sur-tout sentir après les époques calamiteuses. Le champ des arts en est alors inondé. C'est ainsi qu'à la suite des longs orages, les charmilles des jardins et les feuilles des arbres se peuplent de chenilles et d'insectes de toute espèce.

C'est cette effervescence inconsidérée de la jeunesse qui semble avoir donné le jour au Voyageur Malencontreux. Son peu de succès a justifié son titre. Les Voyageurs de M. Charlemagne n'avaient rencontré que des amis sur leur route; et le Voyage Interrompu de M. Picard ne l'a point empêché d'arriver à bon port. C'est que l'ouvrage du premier de ces auteurs est semé de vers piquans et agréables, que les scènes en sont l'une à l'autre liées; et que celui du second, quoiqu'il ne soit pas d'un comique fort élevé, étincèle d'une gaîté franche et naturelle, apanage particulier du talent de M. Picard. On y remarque, surtout une scène fort divertissante, celle du notaire. Appelé pour dresser un contrat de mariage qu'on sollicite avec instance, il s'entretient de tout autre chose que de l'objet qui l'amène. Cette scène est visiblement empruntée d'une pièce anglaise, infitulée, si je ne me trompe: My Great Mother. C'est un barbier, des plus bavards, qui se présente pour raser un jeune homme d'un caractère vif et bouillant. Avant de se mettre en devoir d'exercer son ministère, il lui fait mille contes, et met à l'épreuve sa patience. A l'instant de faire glisser le rasoir sur son visage, lentame de nouvelles histoires, et lui chante des couplets. A Londres comme à Paris cette scène provoque un

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