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diffèrent trop essentiellement, soit dans leurs résultats matériels, soit dans leurs effets artistiques, soit dans la nécessité de leur composition, soit dans le talent d'exécution qu'ils exigent, pour qu'ils puissent se nuire l'un à l'autre, ni commercialement, ni intellectuellement1. » On doit ajouter que la reproduction d'un dessin par la sculpture, ou d'une statue par le dessin, est un travail de l'esprit, une composition artistique, et que cette création, œuvre d'un talent différent, suffit pour donner à l'artiste la propriété de cette œuvre. La diversité des moyens d'exécution d'une pensée originairement la même fait naître deux droits distincts, celui du peintre et celui du statuaire, et ces droits peuvent coexister sans se nuire. La Cour de Paris a jugé, conformément à cette opinion, « que le droit des peintres ne peut être étendu à la reproduction de leurs ouvrages au moyen d'un art essentiellement distinct dans ses procédés comme dans ses résultats ; que le droit de propriété d'un tableau ne s'étend point jusqu'à celui d'empêcher l'imitation ou la reproduction de la composition par les procédés d'un art essentiellement distinct 2. »

2490. Il ne suffit pas cependant que l'œuvre d'art soit l'imitation d'une autre œuvre, pour enlever à son auteur son droit exclusif, car on peut créer même en imitant. Ainsi, dans une espèce où l'on avait dénié à un sculpteur un droit de propriété sur des statuettes, parce qu'elles étaient la reproduction d'un type connu, l'arrêt a été cassé: «< attendu que, quelque connu que soient les traits d'un type commun, et quoique la tradition impose à toute copie la nécessité de les respecter, cette fidélité indispensable n'en laisse pas moins place au talent de l'artiste, lui permet de créer une œuvre marquée d'un caractère spécial, et qui devient, à ce titre, une propriété que la loi protége; que dès lors la reproduction illicite de cette œuvre peut constituer le délit de contrefaçon; que, pour écarter le délit dans l'espèce, il ne suffirait pas de dire que les statuettes étaient prises sur un type

1. Tome 2, p. 89.

2. Paris, 3 déc. 1821, Devill. et Car., 22.2.82.

commun, ce qui n'excluait aucune des modifications qu'a pu apporter le génie de l'artiste, mais que, pour déclarer les modèles non susceptibles d'être contrefaits, il devait être expressément reconnu que, dans leur exécution, ils n'offraient rien qui fût propre à leur auteur et pût lui assurer un droit exclusif 1. » La même solution s'appliquerait aux statuettes qui ne sont que la réduction dans de petites dimensions des chefs-d'œuvre de la sculpture, et qui néanmoins peuvent être elles-mêmes une œuvre d'art.

2491. La même solution doit être étendue au cas où les procédés employés pour la reproduction, bien qu'essentiellement distincts, amènent une copie servile, si d'ailleurs les deux ouvrages ont une destination complétement différente. Cette question souvent débattue s'est principalement élevée au sujet de la reproduction, sur des papiers peints destinés à des tentures, de divers tableaux ou dessins. La Cour de Paris a jugé « que l'usage et le commerce mettent une grande différence entre l'estampe et le papier peint ; ce qui détruit toute idée qu'on aurait pu supposer au fabricant de papier, celle de mettre dans la concurrence du commerce son papier peint, pour porter préjudice à l'estampe, seul et unique caractère distinctif de la contrefaçon que le législateur ait entendu punir; l'imitation du sujet d'une gravure ne constitue pas le délit de contrefaçon; que le droit de celui qui imite par d'autres procédés que ceux employés par l'inventeur tient à l'art, au talent, au droit naturel, et est de l'essence universelle du commerce; que l'invention, dans le mode d'exécution, incompatible avec la fraude, détruit toute idée de contrefaçon 2. » Cette décision nous paraît fondée en droit. La grossière imitation des papiers peints ne peut être considérée comme une reproduction des œuvres de l'art. Les procédés de cette industrie different essentiellement des procédés de la gravure et de la peinture, et ses résultats incorrects ne sont qu'une incomplète ébauche des œuvres de ces arts; ils

1. Cass., 13 fév. 1857, Bull. n. 61; Dev.57.1.289; J.P.57.725; Dall.57, 1. 111.

2. V. suprà. n. 2234.

n'ont point pour but de satisfaire, comme les produits du burin ou du pinceau, au besoin du goût et de l'intelligence ; ils ne créent donc pas aux beaux-arts une concurrence réelle ; ils ne peuvent donc causer l'espèce de préjudice qui seul peut donner lieu, comme nous allons l'établir, à l'action en contrefaçon. Les éléments du délit ne nous semblent donc pas se retrouver dans cette sorte de reproduction.

2492. Nous venons d'énumérer quelques-uns des ouvrages auxquels s'appliquent les droits des auteurs, et nous avons cherché à préciser la règle dans laquelle il faut puiser l'étendue et les limites de ces droits. Nous ajouterons encore qu'il appartient aux juges du fait d'apprécier si telle combinaison d'éléments tombés dans le domaine public peut constituer une œuvre d'art et une proprieté en faveur de son auteur1, si tel autre travail doit être considéré ou comme une œuvre d'art ou comme un produit industriel 2. Mais leur solution à cet égard peut néanmoins être attaquée lorsqu'elle se fonde sur une raison de droit : c'est ainsi qu'un arrêt de la chambre des requêtes a décidé que les dépêches télégraphiques portant à la connaissance du public des nouvelles politiques, scientifiques ou littéraires, ne peuvent être considérées comme des œuvres de l'esprit et placées sous la garantie de la loi du 19 juillet 1793; que, du moment qu'une nouvelle a été publiée par la voie de la presse, chacun a le droit d'en faire son profit, de la répéter et de la commenter 3. »

Dans une autre espèce, il s'agissait d'apprécier le caractère de la reproduction, au moyen du travail mécanique, d'un appareil, des œuvres de sculpture. La Cour de Paris avait jugé que ces reproductions ne constituaient pas une création de l'esprit et dès lors n'avaient pas droit à la protection de la loi du 19 juillet 1793. Le pourvoi formé contre cet arrêt a été rejeté : «< attendu qu'il résulte de la combinaison des art. 1,

1. Cass., 1er août 1850, Bull. n. 243; Dall., vo Propriété littér., 57. 2. Cass., 8 juin 1860, Bull. n. 133; Dev. 62. 1. 436; Pal. 62. 1. 191; D. P. 60. 1. 293; 21 juill. 1855, Bull. n. 260; Devill. 55. 1. 859; Pal. 56. 2. 375; D. P. 55. 1. 335.

3. Cass., req., 8 août 1861; Devill. 62. 1. 523; Dall. 62. 1. 136.

3, 6 et 7 de la loi du 19 juillet 1793, que la propriété littéraire et artistique dont cette loi reconnaît et protége le droit privatif, est celle qui a pour objet une production de l'esprit ou du génie, qui appartient aux beaux-arts; que la loi n'ayant pas défini les caractères qui constituent pour un produit artistique une création de l'esprit ou du génie, il appartient aux juges du fait de déclarer par une constatation nécessairement souveraine si le produit déféré à leur appréciation rentre, par sa nature, dans les œuvres d'art protégées par la loi du 19 juillet 1793 4. » La même solution a été appliquée aux produits de la photographie, qui ont été considérés comme des productions artistiques qui pouvaient invoquer la protection de la loi du 19 juillet 1793 2.

2493. C'est aux auteurs que lèsent les contrefaçons, c'est à leurs héritiers et à leurs cessionnaires, qu'il appartient de porter plainte et d'exercer des poursuites; et ce droit existe aussi bien au profit d'un auteur étranger et de sa veuve qu'au profit d'un Français 3.

Mais une question grave s'élève ici ce droit de plainte existe-t-il indépendamment de toute formalité ? est-il subordonné à la formalité préalable du dépôt? L'art. 4 de la loi du 19 juillet 1793 dispose que : « Tout citoyen qui mettra au jour un ouvrage soit de littérature ou de gravure, dans quelque genre que ce soit, sera obligé d'en déposer deux exemplaires à la bibliothèque nationale, ou au cabinet des estampes de la république, dont il recevra un reçu signé du bibliothécaire faute de quoi il ne pourra être admis en justice pour la poursuite du contrefacteur. » Est-ce là une simple fin de non-recevoir qui suspend seulement la poursuite ? Ou l'inexécution de cette condition au moment même de la publication entraîne-t-elle la destruction du droit ? Cette dernière interprétation s'appuierait sur ce que l'auteur, en ne remplissant

1. Cass., 16 mai 1862, Bull. n. 132; D. P. 63. 1. 111.

2. Cass., 28 nov. 1862, Bull. n. 256 ; D. P. 63. 1. 53; 15 janv. 1864, Bull. n. 13; D. P. 65. 5. 318.

3. Cass., 20 août 1852, Bull. n. 292; Dev. 53. 1. 234; P. 52. 2. 152; D. P. 531. 335.

pas cette condition, doit être présumé avoir fait abandon de sa propriété au profit du public; d'où il suit qu'au jour même de la publication sans dépôt préalable, l'ouvrage doit être considéré comme acquis au domaine public, et que tout dépôt ultérieur ne saurait rétroagir contre cette transmission 1. Nous ne pensons pas qu'une simple présomption suffise pour dépouiller un auteur de son droit de propriété. Le dépôt, ainsi que le remarque M. Renouard 2, est à la fois une mesure de police et une mesure littéraire : une mesure de police pour faciliter l'examen des ouvrages publics et la répression des délits; une mesure littéraire pour enrichir la bibliothèque nationale de toutes les productions de l'intelligence et en propager la communication. Or, l'omission de ce dépôt est une négligence, et peut être punie comme une contravention; mais on ne saurait en induire un abandon du droit de propriété, car un tel abandon ne se présume pas, il se prouve. A la vérité, la loi a voulu imposer à l'auteur, comme une peine de sa négligence, une fin de non-recevoir contre l'action qu'il veut intenter contre un contrefacteur : mais si cette fin de non-recevoir suspend l'action, elle n'atteint pas le droit; la loi refuse d'admettre le plaignant à poursuivre, elle ne va pas plus loin, et elle ne peut être étendue au delà de ses termes. Ainsi le dépôt, lors même qu'il serait postérieur à la contrefaçon, validerait la poursuite, car le droit n'est point anéanti, et la condition légale se trouverait remplie 3. Il convient d'ajouter que si le dépôt ne constitue pas la preuve du droit de propriété du déposant, il forme cependant, en l'absence de toute preuve contraire, une présomption en sa faveur qui peut justifier sa poursuite ; et que la prescription du délit court, non du jour du dépôt, mais du jour de sa perpétration 5.

1. V. dans ce sens M. Gastambide, Traité des contrefaçons, n. 124. 2. Tome 2, p. 394.

3. Paris, 8 fruct. an XI, Dall., vo Propriété littér., n. 455.

4. Cass., 19 mars 1858, Bull. n. 98; Devill. 58. 1. 631; Pal. 59. 188;

D. P. 58. 1. 190; 7 août 1847, Bull. n. 177.

5. Cass., 12 mars 1858, Bull. n. 88; Devill. 58. 1. 632; Pal. 59. 55; D. P. 58. 1. 339.

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