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le fit assister à une grande revue au Champ-de-Mars de toutes les troupes de la garnison de Paris.

Peu de temps après son départ, le fils de Méhémet-Ali, Ibrahim-Pacha, vint aussi visiter Paris. On ne lui fit pas un accueil aussi brillant qu'à l'envoyé de l'empereur du Maroc, tant on craignait, sans doute, de raviver les sentiments qui avaient donné naissance, en 1840, au traité de la quadruplealliance; mais les sympathies ne lui manquèrent pas, et partout où il se présenta on s'empressa de lui témoigner qu'on avait gardé bon souvenir de ses brillants succès contre les Turcs. Le bey de Tunis voulut aussi visiter la France; sa visite donna lieu à des questions d'étiquette qui empêchèrent qu'on ne lui fit tous les honneurs désirables. Le bey de Tunis s'était toujours considéré comme indépendant de la Porte, mais sans que le gouvernement de Constantinople eût donné son adhésion à cette prétention. La France s'était depuis longtemps empressée de reconnaître l'indépendance du bey. Ce précédent lui faisait croire qu'on lui ferait aux Tuileries l'accueil dû à un prince souverain, et ce fut ainsi qu'on le traita le jour même de son arrivée à Paris; mais le lendemain de sa réception, l'ambassadeur de la Porte-Ottomane se montra fort irrité et menaca de demander ses passeports. Néanmoins revenant sur une mesure aussi grave, et qui ne pouvait être prise sans instruction particulière, il se borna à protester verbalement auprès du ministère des affaires étrangères de France en se réservant d'en référer au sultan. Le bey ayant manifesté l'intention de fixer un jour pour la réception du corps diplomatique et en première ligne celui d'Angleterre, lord Normanby et les autres ambassadeurs déclarèrent que le bey de Tunis, n'étant que le vassal du sultan, était tenu à rendre la première visite aux ambassadeurs. Le bey refusa de faire une démarche qui, de sa part, aurait semblé équivaloir à une renonciation à ses prétentions de souverain indépendant. Son séjour alors ne se prolongea pas à Paris, et ne fut marqué par aucune fête officielle. Ceci nous ramène naturellement à nos possessions en Afrique. Évidemment, c'était une sage politique que celle qui consistait à nous mettre dans de bonnes relations avec Tunis et le

Maroc; aussi ne trouva-t-on rien à redire à tous les honneurs rendus, à ce dernier ambassadeur, et aurait-on approuvé plus de décision de la part du ministère français en ce qui concernait le bey de Tunis: car, lord Normanby, ainsi que les autres ambassadeurs, n'épousèrent les ressentiments de l'ambassadeur turc que pour nous contrecarrer. Le traité du 45 juillet 1840 se reflétait encore dans cette querelle d'étiquette en 1846. Nous pouvions donc compter sur de bons procédés de voisinage tant de la part des Tunisiens que des Marocains. Aussi ces derniers restèrent-ils impassibles, lorsque le général Cavaignac dirigea une colonne expéditionnaire sur leur territoire pour forcer à la retraite la deïra d'Abd-el-Kader, toujours campée près de la Mouleïa. L'empereur du Maroc nous aida luimême à faire évacuer l'émir de son territoire. Averti par les coureurs de notre approche, il se hâta de traverser la rivière, et d'établir ses tentes sur la rive opposée; il se dirigea ensuite sur Tuza, et vint y établir son camp.

On se réjouissait de ce succès lorsque tout à coup une affreuse nouvelle se répandit dans toute l'Algérie. On douta d'abord de sa véracité, mais elle se confirma. Trois cents de nos soldats, prisonniers d'Abd-el-Kader, avaient été massacrés le 19 mai. Réduit avec sa deïra à la misère la plus profonde, et voulant, d'ailleurs, exciter et compromettre davantage les tribus qui l'avaient suivi dans sa retraite, l'émir avait ordonné le massacre des prisonniers faits à l'affaire de Djemmha-Ghazaouat. Aussitôt que le bruit de cette sauvage vengeance eut dépassé la frontière, le général Cavaignac, qui venait de rentrer à Lalla-Maghrania, après avoir rudement châtié quelques tribus marocaines, se porta sur les limites du Maroc pour tâcher de recueillir les hommes échappés au massacre du 19 mai; mais ses recherches furent infructueuses; un seul captif, le soldat Rolland, avait pu s'échapper.

On a reproché d'une manière très-vive au maréchal Bugeaud cet horrible malheur, et ce fut pas sans quelque raison. Abdel-Kader lui avait fait faire des propositions d'échange auxquelles il se refusa avec obstination. On a dit depuis que le maréchal Bugeaud n'avait vu dans cette proposition qu'un

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piége et une occasion trouvée par l'émir de paraître, aux yeux des Arabes, négocier avec nous, mais qu'il n'avait pas l'intention d'échanger les prisonniers. Cela peut être, mais on devra s'étonner qu'on n'ait pas accédé aux offres d'échange, et qu'on n'ait pas vu sérieusement ce qu'elles pouvaient avoir de fondé. Abd-el-Kader a cherché aussi des subterfuges; pour atténuer cet horrible massacre commis contre toutes les règles du droit des gens. Nous ne passerons pas notre temps à les examiner. Quand on apprit cette triste nouvelle, l'année 1847 allait . commencer sous de bien tristes auspices; la crise des subsistances continuait toujours à peser sur la France, et chaque jour était marqué par des désordres qui prenaient un caractère sanglant et de plus en plus sombre.

CHAPITRE XX.

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Crise des subsistances. — Émeutes et pillage des blés. — Distributions de bons de pain à Paris. - Achats de grains à l'étranger. Ces mesures sont tardives. — Discussion de l'adresse. — Incident relatif aux mariages espagnols. Lord Normanby dément publiquement les assertions de M. Guizot. La Russie et la Banque de France. - Achat d'actions. — Condamnation à la peine capitale de cinq émeutiers de Buzançais. - Exécution. - Incendie de l'arsenal maritime de Cherbourg. - Proposition de réforme électorale par M. Duvergier de Hauranne. - M. Hébert, ministre de la justice. Brochure de M. Carnot. Discussion de la proposition de M. Duvergier de Hauranne. —Dissentiment dans le parti conservateur. - La proposition est rejetée.- Stérilité de la session.- Modification dans le ministère.

Le 13 janvier, à Buzançais, arrondissement de Châteauroux (Indre), plusieurs maisons furent pillées par des bandes de paysans ameutés et exaspérés; un propriétaire, M. ChamberteHuard, fut assassiné par la multitude égarée, qui l'accusait d'être un accapareur.

Quelques jours après, à Bélabre, un autre meurtre fut commis sur la personne de M. Robin Taillaud.

Les départements de la Meurthe, de la Mayenne, de la Sarthe, d'Indre-et-Loire, d'Ille-et-Vilaine, furent en proie à de terribles émeutes.

On apprenait chaque jour de nouveaux excès; dans certaines contrées des bandes affamées allaient de ferme en ferme, de village en village, demandant impérieusement qu'on leur donnat des secours soit en blé, soit en pain; on octroyait le plus souvent à des réquisitions qui avaient un caractère menaçant.

Les hommes qui parcouraient ainsi les campagnes étaient armés de serpes, de haches, de couteaux, et poussaient des cris

lamentables, souvent entremêlés de menaces; mais ils se retiraient sans commettre de violence, dès qu'ils avaient obtenu quelques secours.

On entendait en même temps parler de fréquentes arrestations sur les grandes routes, les journaux étaient remplis de ces faits lamentables; on aurait pu croire que le lien social se rompait; que notre société, si fière de sa civilisation, retournait brusquement vers les mauvaises années des temps féodaux; que nous allions revenir en plein quatorzième siècle, avec ses bandes de pastoureaux.

Ce n'était pas seulement les campagnes et les bourgs qui voyaient les émeutes se multiplier, les grandes villes n'en étaient pas exemptes. A Rennes, on vit, vers le milieu du mois de janvier, un rassemblement considérable se former devant la maison d'un sieur Michelot, boulanger, en proférant des cris injurieux et menaçants; le maira arriva bientôt sur les lieux avec la force armée, et parvint à dissiper le rassemblement ; mais une partie des perturbateurs se porta ensuite près de l'écluse de Mai, arrêta des blés destinés au chargement d'un bateau qui était amarré près de cet endroit.

Le lendemain, qui était un dimanche, des rassemblements se formèrent de nouveau, et le bateau qui devait emporter des blés fut complètement dévalisé.

Au même moment, un autre bateau, qui arrivait chargé de blé au port Saint-Martin, pour la destination de Rennes, fut arrêté et menacé d'être pillé; il l'eût été infailliblement si des forces considérables ne fussent accourues sur les lieux. Sur ce point on ne parvint pas, sans de grandes difficultés, à dissiper la foule. Ce qui se passa à Rennes eut lieu à Nancy, et dans beaucoup d'autres villes. Dans les unes les blés étaient enlevés et pillés, sans aucune indemnité pour les propriétaires; dans d'autres, les rassemblements qui se formaient fixaient eux-mêmes les prix de vente du blé, qui était livré immédiatement au taux indiqué. Non-seulement les chargements de blés étaient menacés dans les villes, ainsi que les approvisionnements dans les magasins, mais encore on arrêtait à leur passage et sur les grandes routes les voitures qui en transportaient; les choses furent portées à

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