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92. Ainsi, la question qui nous occupe doit être uniquement décidée d'après les règles du droit commun sur les effets des conventions ordinaires. Voyons donc encore plus explicitement quelles sont ces règles.

Celui qui possède un fonds en toute propriété, peut en aliéner la jouissance pour un temps et sous condition, comme il pourrait en aliéner le domaine entier ou la nue propriété seulement, parce que le droit de jouissance n'est pas moins dans le commerce que celui de propriété; or, en fait, la constitution d'antichrèse emporte bien certainement une aliénation de jouissance, puisqu'elle n'est que cela; et cette aliénation de jouissance est bien réellement consommée, puisque la loi veut et déclare expressément que le débiteur qui a consenti ce contrat, reste privé de la jouissance de son héritage, et ne puisse la reprendre qu'en offrant un autre paiement à son créancier. 93. Si donc, après la constitution d'antichrèse, le débiteur qui l'a stipulée veut encore vendre son fonds, ou l'hypothéquer au profit d'un tiers, le droit de jouissance déjà aliéné ne pourra être transmis au nouvel acquéreur soit par vente volontaire, soit par adjudication sur poursuite hypothécaire, que sous la même condition; c'està-dire, que le créancier nanti ayant la priorité dans son acquisition de jouissance, pourra, vis-àvis du nouvel acquéreur, en exiger la conservation, comme il aurait pu la retenir vis-à-vis de son débiteur lui-même, jusqu'à ce qu'on lui offre le remboursement de sa créance: Aliena

TOM. I.

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tio cùm fit, cum sua causa dominium ad alium transferimus, quæ esset futura si apud nos res mansisset (1). Une fois que l'aliénation de jouissance est consommée par la dation in solutum faite au profit du créancier, elle est dans le patrimoine de celui-ci, jusqu'à ce qu'on lui offre un autre payement; et la raison, comme le texte du droit positif nous disent également qu'on ne doit point être admis à l'en priver en vertu d'un acte de vente auquel il n'a point eu de part: Id quod nostrum est, sine facto nostro ad alium transferri non potest (2). D'autre part, le nouvel acquéreur n'étant et ne pouvant être que l'ayant-cause du débiteur qui avait consenti l'antichrèse, ne peut faire valoir que les droits de celui-ci, et doit souffrir toutes les exceptions qui lui seraient opposables, s'il demandait lui-même la jouissance du fonds: Cùm quis utitur adminiculo ex persona auctoris; uti debet cum suâ causâ, suisque vitiis (3): il faut donc qu'il reconnaisse que le contrat d'antichrèse qui avait été passé avec le créancier, forme un obstacle à son entrée en possession comme il en aurait formé un avec le vendeur lui-même, puisqu'il ne fait que succéder à ses droits: Quod ipsis qui contraxerunt, obstat ; et successoribus eorum obstabit (4). Telles sont les règles inspirées par la droite raison et consignées dans le droit positif pour fixer les droits de ceux avec lesquels la mème personne a successive

(1) L. 67, ff. de contrahend. empt., lib. 18, tit. 1.
(2) L. 11, ff. de regul. jur.

(3) L. 13, §. 1, ff. de acquirend. poss., lib. 41, tit. 2.
(4) L. 143, ff. de regul. jur.

ment contracté : telles sont les règles qui veulent généralement que le cessionnaire ou l'acquéreur soit obligé de souffrir toutes les exceptions qu'on aurait pu opposer au cédant; mais, pour peu qu'on y réfléchisse, combien ne reste-t-on pas convaincu que ces règles doivent être appliquées avec une rigueur scrupuleuse en faveur du créancier nanti par antichrèse, quand on considère que, pour se soustraire à leur application vis-àvis de lui, il faudrait lui arracher un payement qu'il a légalement reçu en acquit d'une dette légitime, et le lui arracher par suite d'obligations contractées après coup par le débiteur qui s'en était dessaisi ? comment l'imagination ne serait-elle pas révoltée à la vue d'une pareille injustice?

Concluons donc que le créancier, nanti par antichrèse, ne peut pas plus être dépossédé par l'acquéreur ou le créancier hypothécaire du fonds, avec lesquels son débiteur aurait traité postérieurement à la constitution d'antichrèse, qu'il ne pourrait l'être directement par ce débiteur lui-même; qu'en conséquence ce n'est qu'en lui offrant le remboursement pécuniaire de sa créance, ou en souffrant qu'il le prélève en premier ordre sur le prix du fonds, qu'il peut être permis de le priver de la jouissance qui lui en a été cédée, et qu'il peut la retenir jusqu'à l'accomplissement de cette condition, à laquelle seule son déguerpissement forcé se trouve subordonné d'après la convention des parties.

94. Il ne résulte cependant pas de là que la constitution d'antichrèse opère, sur le fonds, une affectation réelle de la dette, à l'égal de l'hypo

thèque ou du privilége par hypothèque ; et ce` serait une erreur de le penser ainsi.

L'affectation par hypothèque, ou du privilége par hypothèque, produit un droit réel qui suit l'immeuble en quelques mains qu'il passe; tandis que l'antichrèse ne produit qu'un droit de rétention qui s'évanouit entièrement dès que le créancier nanti est dépossédé.

L'hypothèque donne au créancier hypothé caire une action pour attaquer; tandis que le droit de rétention ne produit qu'une exception pour défendre.

Avec son droit d'hypothèque le créancier n'est point supposé être en possession du fonds; tandis que le droit de rétention n'est fondé que sur la possession et ne peut exister pour celui qui ne possède pas.

95. Pour mieux faire saisir encore la différence qui existe entre l'un et l'autre de ces droits, supposons que le créancier nanti par antichrèse, demande lui-même la vente par expropriation du fonds dont il a été mis en jouissance. Il peut certainement ouvrir cette action dans la vue de se procurer le remboursement du capital de sa créance; comme tout créancier, même simple cédulaire, peut faire vendre les fonds de son débiteur pour obtenir son payement sur le prix. Eh bien, dans cette hypothèse, le créancier nanti aura, par le seul fait de la vente exécutée à sa requête, renoncé à son droit de rétention, parce qu'on ne peut vendre et retenir tout à la fois la même chose. Cela étant ainsi, lorsqu'on paraîtra au procès-verbal d'ordre pour procé

der au nantissement du prix, il se verra primé par tous les autres créanciers ayant hypothèques, quelles qu'en soient d'ailleurs les dates, et il ne pourra que venir au marc le franc ou par rétribution avec les cédulaires, parce que s'étant volontairement dépouillé de son privilége de rétention, il n'aura plus aucun droit de préférence à prétendre ni envers les uns, ni envers les autres; et c'est sur ce point que diffèrent principalement le nantissement sur gage et le nantissement par antichrèse; car le créancier nanti par gage, peut lui-même faire vendre le meuble pour être payé sur le prix par préférence à tous autres, parce que ce n'est pas seulement la jouissance, mais bien la propriété du meuble qui est affectée à son privilége; tandis qu'au contraire celui qui est nanti par antichrèse, ne peut que retenir l'immeuble pour en pour en jouir jusqu'à ce qu'il ait été payé, parce que son gage ne consiste que dans la jouissance du fonds.

96. Le droit de rétention dont nous parlons ici, et sur lequel nous aurons occasion de donner encore d'autres développemens dans la suite de cet ouvrage (1), produit donc un privilége aussi efficace que celui qui ressort de l'hypothèque, quoiqu'il ne l'opère pas de la même manière. Il a son fondement dans l'équité, parce qu'il ne serait pas juste que celui qui est nanti d'une chose sur laquelle il a un intérêt ou une créance légitime à faire valoir, pût être forcé à s'en dessaisir avant qu'on l'eût satisfait. Ce privilége, con

(1) Voy. au chap 51, sous le n. 2549.

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