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L'autorité universelle de toutes les lois consiste dans l'ordre divin, qui soumet les hommes à les observer; mais comme il y a de la différence entre la justice des lois naturelles et la justice des lois arbitraires, leur autorité se distingue aussi d'une manière proportionnée à la différence de leur justice.

Les lois naturelles étant la justice même, elles ont une autorité naturelle sur notre raison; car elle ne nous est donnée que pour sentir la justice et la vérité, et nous y soumettre. Mais parce que tous les hommes n'ont pas toujours la raison assez pure pour reconnaître cette justice, ou le cœur assez droit pour y obéir, la police donne à ces lois un autre empire indépendant de l'approbation des hommes, par l'autorité des puissances temporelles qui les font garder. D'un autre côté, l'autorité des lois arbitraires consiste seulement dans la force que leur donne la puissance de ceux qui ont droit de faire des lois, et dans l'ordre de Dieu, qui commande de leur obéir.

Cette différence entre la justice et l'autorité des lois naturelles, et celle des lois arbitraires à cet effet, qu'au lieu que les lois arbitraires ne pouvant être naturellement connues aux hommes, elles sont comme des faits qu'on peut ignorer, les lois naturelles étant essentiellement justes, et l'objet naturel de la raison, on ne peut dire qu'on les ignore, non plus qu'on ne peut dire qu'on manque de la lumière de la raison qui nous les enseigne. Et c'est pourquoi les lois arbitraires ne commencent d'avoir leur effet qu'après qu'elles ont été publiées. Mais les lois naturelles ont toujours le leur sans qu'on les publie; et comme on ne peut ni les changer ni les abolir, et qu'elles ont d'elles-mêmes leur autorité, elles obligent toujours les hommes, sans qu'ils puissent prétendre les ignorer.

Mais, quoique les lois naturelles ou immuables soient essentiellement justes, et qu'elles ne puissent être changées, il faut prendre garde de ne pas concevoir par cette idée des lois naturelles, que parce qu'elles sont immuables, et qu'elles ne souffrent point de changement, elles soient telles, qu'il ne puisse y avoir d'exception d'aucune des lois qui ont ce caractère. En effet il y a plusieurs lois immuables dont il y a des exceptions et des dispenses, sans que néanmoins elles perdent le caractère de lois immuables; comme au contraire il y en a plusieurs qui ne souffrent ni de dispense ni d'exception.

Cette différence, qui distingue ces deux sortes de lois, a son fondement sur ce que les lois n'ont de justice et d'autorité que par leur rapport à l'ordre de la société et à l'esprit des premières lois; de sorte que, s'il arrive qu'il soit de cet ordre et de cet esprit d'en restreindre quelques-unes, ou par des exceptions ou par des dispenses, elles reçoivent ces tempéramens; et si rien ne peut être changé sans blesser cet esprit et cet ordre, elles ne souf

frent ni de dispense ni d'exception. Mais celles même qui en souffrent, ne laissent pas d'être immuables; car il est toujours vrai qu'elles ne peuvent être abolies, et qu'elles sont toujours des règles sûres et irrévocables, quoiqu'elles soient moins générales à cause de ces exceptions et de ces dispenses; on reconnaîtra toutes ces vérités par quelques exemples.

Ainsi, les lois qui ordonnent la bonne foi, la fidélité, la sincérité, et qui défendent le dol, la fraude, et toute surprise, sont des lois dont il ne peut y avoir ni de dispense ni d'exception.

Ainsi, au contraire, la loi qui défend de jurer, souffre la dispense du serment en justice, lorsqu'il faut rendre témoignage d'une vérité; et on se sert aussi du serment pour affermir l'engagement de ceux qui entrent dans les charges.

Ainsi, la loi qui ordonne d'exécuter les conventions, souffre l'exception et la dispense du mineur qui s'est légèrement engagé contre son intérêt.

Ainsi, la loi qui ordonne que le vendeur garantisse ce qu'il a vendu de tout droit que tout autre pourrait y prétendre, souffre qu'on déroge à cette garantie par une convention expresse, qui décharge le vendeur de toute autre garantie que de son fait; ou parce qu'il vend, par cette raison, à un moindre prix, ou par d'autres motifs qui rendent juste la décharge de la garantie.

22. Il est facile de reconnaître, par ce peu d'exemples, que ces exceptions et ces dispenses ont leur fondement sur l'esprit des lois, et qu'elles sont elles-mêmes d'autres lois qui n'altèrent point le caractère des lois immuables, dont elles sont des exceptions; et qu'ainsi toutes les lois se concilient les unes les autres, et s'accordent entre elles par l'esprit commun qui fait la justice de toutes ensemble. Car la justice de chaque loi est renfermée dans ses bornes, et aucune ne s'étend à ce qui est autrement réglé par une autre loi; et il paraîtra dans toutes sortes d'exceptions et de dispenses qui sont raisonnables, qu'elles sont fondées sur quelques lois. De sorte qu'il faut considérer les lois qui souffrent des exceptions, comme des lois générales qui règlent tout ce qui arrive communément; et les lois qui font des exceptions et des dispenses, comme des règles particulières qui sont propres à de certains cas; mais les unes et les autres sont des lois et des règles également justes, selon leur usage et leur étendue.

23. Toutes ces réflexions sur la distinction des lois immuables et des lois arbitraires, sur leur nature, leur justice, leur autorité, font assez voir combien il est important de considérer par toutes ces vues quel est l'esprit de toutes les lois, de discerner leurs caractères de lois immuables ou de lois arbitraires, de distinguer les règles générales et les exceptions, et de faire les autres distinctions qu'on a remarquées; et on peut en dire de même de celles dont il sera parlé dans la suite. Cependant on voit assez

par l'expérience, qu'encore qu'il n'y ait rien de plus naturel et de plus réel que les fondemens de toutes ces remarques, plusieurs paraissent ou les ignorer ou les mépriser, et ne sentent pas même la simple différence entre les lois immuables et les lois arbitraires; de sorte qu'ils les regardent toutes indistinctement, comme n'ayant que la même nature, la même justice, la même autorité et le même effet. Car, comme elles composent toutes un mélange infini de règles de toutes les matières et naturelles et inventées, et qu'elles n'ont qu'un seul nom de lois, ils méconnaissent dans ce mélange les caractères qui les distinguent, et prennent souvent des règles naturelles pour de simples lois arbitraires, surtout lorsque ces règles n'ont pas l'évidence des premiers principes dont elles dépendent, et qu'elles n'en sont que des conséquences un peu éloignées, parce qu'alors n'apercevant point la liaison de ces règles à leurs principes, ils ne voient pas aussi le fondement et la certitude de leur vérité.

Comme au contraire les lois arbitraires sont toujours en évidence, parce qu'elles sont écrites, et qu'elles ne contiennent que des dispositions sensibles, qui la plupart se comprennent sans raisonnement, ils reçoivent bien plus d'impression de l'autorité des lois arbitraires, que de ces règles naturelles qui n'entrent pas toujours dans l'esprit si sensiblement; et lorsqu'il arrive que le défaut de cette vue et des autres réflexions nécessaires pour le bon usage des lois, et pour donner à chacune son juste effet, se trouve dans des esprits peu justes, et remplis de la mémoire d'un grand détail de lois de toute nature, il est dangereux qu'ils ne les regardent par de fausses vues, et qu'il n'en fassent de mauvaises applications, surtout lorsqu'ils tâchent, comme le font plusieurs, de trouver des lois, non pour la raison, mais pour leparti qu'ils ont embrassé, et qu'ils ne pensent qu'à donner aux règles une étendue proportionnée au sens dont ils ont besoin.

Il est facile de voir, par l'expérience, les manières dont s'égagarent ceux qui confondent ainsi les lois; et on verra, par de simples réflexions sur les divers sentimens dans les questions de toute nature, que ceux qui tombent dans quelque erreur, ne s'y engagent que par le défaut de quelqu'une de ces vues; et que ceux qui raisonnent juste ne découvrent la vérité que parce qu'ils discernent les manières de distinguer, de choisir et d'appliquer les règles, lors même qu'ils ne font pas de réflexions sur les principes naturels qui leur donnent ce discernement.

24. Mais quoiqu'il soit aisé de concevoir, sans le secours d'aucun exemple particulier, combien il est important dans l'application des règles de connaître leur nature, leur esprit et leur usage; comme on pourrait croire que, de tout ce qu'il est nécessaire de considérer dans les lois, rien n'est plus facile à voir que la distinction de celles qui sont naturelles et immuables, et de celles

qui sont arbitraires; et qu'il semble qu'on ne saurait se tromper par le défaut de cette vue, il est important de faire voir, par un exemple assez remarquable, qu'il y a souvent du danger qu'on ne s'égare, faute de discernement, quoique si facile.

Tous ceux qui ont quelque connaissance du droit romain peuvent savoir cette loi tirée d'une décision de Papinien, qui veut que la substitution pupillaire exclue la mère de sa légitime; c'està-dire que, si un père substitue ou un parent ou un étranger à son fils, pour lui succéder en cas qu'il meure avant l'âge de puberté, ce substitué lui succédera, quand même la mère de cet enfant lui aurait survécu; et par cette substitution elle sera privée de sa légitime (1).

Cette décision est fondée sur cette pensée de Papinien, que ce n'est pas le fils qui prive sa mère de ses biens, mais que c'est le père qui, par la liberté qu'il avait d'en disposer, les a fait passer au substitué.

Si on examine cette décision, il paraîtra que ce qui faisait la question était l'opposition apparente entre une loi naturelle et une loi arbitraire, et qu'on a préféré à la loi naturelle qui appelait la mère à la succession de son fils, la loi arbitraire qui përmettait au père de substituer, étendant cette liberté jusqu'à priver la mère de sa légitime pour faire passer les biens au substitué.

On ne rapporte pas ici cet exemple pour diminuer l'estime de ce jurisconsulte si célèbre ; mais on sait qu'il jugeait ainsi, selon les principes de cette ancienne jurisprudence des Romains, qui favorisait la liberté de disposer par un testament, et qui avait été au commencement jusqu'à cet excès, que les pères pouvaient déshériter leurs enfans sans cause. C'est par l'esprit de ce principe qu'il inventa cette subtilité, que ce n'était pas le fils qui faisait ce tort à sa mère, mais que c'était le père, quia pater ei hoc fecit.

Ainsi cette décision n'étant fondée que sur le principe de cette liberté sans bornes de disposer de ses biens par un testament, au préjudice même de la légitime des enfans, qui est un principe qui n'est ni naturel ni de notre usage, nous ne devons pas prendre pour règle une subtilité qui, pour favoriser ce principe, privait ce fils de sa légitime sur les biens de son père, et la mère de la sienne sur ceux de son fils; car cette décision faisait passer tous les biens du testateur au substitué, sans que le fils en pût rien transmettre à ses héritiers.

On peut donc mettre cette subtilité au nombre de plusieurs autres du droit romain que nous rejetons, parce qu'il n'est reçu en France que comme la raison écrite, et que ces subtilités, blessant le droit naturel, blessent la raison. Et quoiqu'on n'ait pas besoin d'autorité pour prouver qu'on doit préférer à ces subtili(1) L. 8, § 5, ff. de inoff. test.

tés le droit naturel, on pourrait fonder cette vérité sur l'autorité de ce même jurisconsulte qui, dans une autre question assez semblable, a décidé en faveur du droit naturel. C'était dans une autre substitution faite par un père à son petit-fils, en cas qu'il mourût avant l'âge de trente ans, et qui voulait qu'en ce cas les biens fussent rendus à un fils de ce testateur, oncle de ce petit fils. Le cas arriva: il mourut avant l'âge de trente ans, mais laissant des enfans; et par cette circonstance, Papinien décida, en faveur de ces enfans, que la substitution était anéantie, par cette raison qu'il était de l'équité de conjecturer que le testateur ne s'était pas assez exprimé, et qu'encore qu'il n'eût pas parlé du cas où son petit-fils aurait des enfans, il n'avait pas entendu priver ses enfans de la succession de leur père (1). Une pareille conjecture, dans le premier cas de la substitution pupillaire, aurait pu faire présumer que le père n'avait pas prévu que le fils dût mourir avant sa mère; et il était plus facile au père, dans le second cas, de prévoir que son petit-fils pourrait avant trente ans avoir des enfans, qu'à l'autre, dans le premier cas de la substitution pupillaire, de prévoir que le petit-fils ne dût pas survivre à sa mère. Ainsi, on pourrait présumer que son intention n'était d'appeler le substitué qu'en cas que la mère ne fût pas vivante quand le fils mourrait.

25, 26. Que s'il est important de ne pas blesser l'équité naturelle par des subtilités et des fausses conséquences tirées des lois arbitraires, comme on le voit dans cet exemple, et qu'il serait aisé de le voir en d'autres, il faut prendre garde aussi que sous prétexte de préférer les lois naturelles aux lois arbitraires, on n'étende une loi naturelle au-delà des justes bornes que lui donne une loi arbitraire qui la concilie avec une autre loi naturelle, et qui donne à l'une et à l'autre leur juste effet, et qu'ainsi on ne blesse cette autre loi naturelle, pensant ne toucher qu'à la loi arbitraire. Ainsi, par exemple, c'est une loi naturelle, que celui qui a donné sujet à quelque dommage soit obligé à le réparer; mais si on donnait à cette loi une telle étendue qu'on obligeât le débiteur qui n'aurait pas payé au terme à réparer tout le dommage que souffrirait le créancier faute de son paiement, comme si son bien avait été saisi et vendu, ou si sa maison était tombée en ruine, pour n'avoir pas eu cet argent qu'il aurait employé à la réparer, une semblable application de cette loi, toute juste et toute naturelle, qui oblige à réparer le dommage qu'on a causé, serait injuste, parce qu'elle blesserait une loi arbitraire qui règle tous les dommages où le débiteur peut être obligé, faute de paiement, à ce dédommagement qu'on appelle intérêt, et qui est fixé à une certaine portion de la somme due, qui est présentement la vingtième; et qu'en blessant cette loi arbitraire, on blesserait deux lois (1) L. 102, ff. de condit. et demonstr. Lib. 35, tit. 1.

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