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Ce Projet de Constitution n'est qu'une application du principe universel d'organisation que nous avons découvert, et que nous appelons Triade. Comment une idée qui doit affranchir les hommes de toute tyrannie n'aurait-elle pas provoqué les répulsions que toute vérité importante n'a jamais manqué de ren

contrer?

Toutefois voici un spectacle bien étrange! C'est au nom de la tradition, c'est au nom du dogme fondamental du Christianisme que nous présentions notre idée; et dans une Assemblée où l'on parle à tout propos du Christianisme pour l'opposer comme un frein et comme une digue aux philosophes et aux novateurs, dans une Assemblée où siègent des prélats catholiques et des pasteurs protestants, il ne s'est pas trouvé une seule voix pour réclamer contre les rires et les murmures qui ont accueilli le grand nom de Trinité! Pas un orateur n'a relevé le défi que nous portions à notre tour à ces neuf cents représentants du peuple, soit comme chrétiens, soit comme incrédules?

On n'a su qu'étouffer notre voix par des clameurs. Or les clameurs d'une assemblée qui refuse d'écouter sont une violence plus injuste que ne le seraient des coups et des blessures. Frappe, disait le grand homme qui sauva la Grèce du joug des Perses à son fougueux adversaire qui aurait perdu la patrie, Frappe, mais écoute. La Grèce fut sauvée! Elle ne l'eût pas été, si Eurybiade eùt refusé d'écouter.

Quand, protestant contre cette violation de la liberté de la tribune, qui au fond est une violation de la Souveraineté du Peuple manifestée dans chacun de ses représentants, nous crûmes devoir rappeler que près de cent mille citoyens nous avaient investi de leur mandat, on hous renvoya avec dédain aux prolétaires qui nous avaient nommé. A entendre les journaux soutiens de l'aristocratie, notre théorie mystique ne saurait être comprise que de nos électeurs (1). Que ces Titans de l'intelligence qui n'ont encore construit qu'une tour de Babel sachent que ce peuple qu'ils traitent de barbare est capable en effet de renouveler le monde spirituel comme le monde matériel. Si les enfants d'Abraham répudient l'héritage de la vérité, Dieu saura, du sein des rochers, faire sortir des enfants à Abraham : ainsi parlait l'Évangile, et la restauration de l'esprit humain fut transportée à ceux que les docteurs de la Synagogue appelaient des Barbares.

Nous sommes triste assurément au milieu des maux sans nombre de l'Humanité, triste, mais plein d'espérance. Nous savons que quand le soleil se couche sur un horizon, sa lumière commence à poindre sur un autre.

Ce qui résulte de notre expérience au sein de l'Assemblée Nationale, c'est que la révolution sortie du dix-huitième siècle n'a pas encore, après soixante ans

(1) Voyez, parmi les jugements des journaux, celui du journal qui passe pour l'organe de M. de Lamartine.

écoulés, dépassé la borne des idées du dix-huitième siècle, dans les esprits formés au sein des classes supérieures. L'expérience, sous ce rapport, est décisive, puisque parmi nos amis qui arborent le plus franchement l'étendard républicain, il ne s'est pas trouvé un appui, un seul appui, pour un système d'organisation politique fondé sur une vérité religieuse. La Montagne de 1848, puisqu'on l'appelle de ce nom, a besoin de méditer sur cette parole profonde de Robespierre: « Il s'agit d'élever à l'état de religion cet amour sacré de la patrie, et cet amour plus » sublime et plus saint de l'Humanité, sans lequel >> une grande révolution n'est qu'un crime éclatant >> qui détruit un autre crime. »>

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C'est pourquoi, sans nous affliger des dédains qui ont accueilli l'idée religieuse intervenant dans la politique, sans nous en glorifier aussi (car nous sommes trop partisan du dogme de la solidarité humaine pour nous glorifier à cette occasion), nous remercions Dieu de nous avoir envoyé au sein de cette Assemblée afin de placer haut la Vérité, qui d'ailleurs est patiente comme son divin Auteur : Patiens quia æternus.

EXTRAIT DES SÉANCES

DE

L'ASSEMBLÉE NATIONALE

Séance du mardi 5 septembre 1848,

PRÉSIDENCE DU CITOYEN ARMAND MARRAST.

L'ordre du jour était la discussion générale sur le Projet de Constitution.

LE CITOYEN PRÉSIDENT. La parole est au citoyen Pierre Leroux.

Plusieurs voix. La clôture! la clôture!

D'autres voix. Non! non! - Laissez parler!

La sténographie du Moniteur est un véritable Daguerréotype de la parole. On ne saurait croire, avant de s'en être assuré, à quel degré d'exactitude cet art précieux est aujourd'hui parvenu. Mais cette fidélité,' excellente pour les orateurs à qui la faveur de l'Assemblée laisse le calme nécessaire, devient une véritable infidélité pour ceux qui, comme moi, sont interrompus systématiquement à chaque phrase et souvent à chaque parole. Ces interruptions, en effet, nécessitent des répétitions fas

LE CITOYEN PRÉSIDENT. Du moment où la clôture est demandée, je dois consulter l'Assemblée.

(La clôture est mise aux voix et rejetée.)

LE CITOYEN PRÉSIDENT. La discussion continue; la parole est à M. Pierre Leroux.

LE CITOYEN PIERRE LEROUX. Citoyens représentants, la science politique est encore dans l'enfance; nos luttes ténébreuses et notre anarchie profonde d'aujourd'hui, comme nos révolutions depuis cinquante ans, le prouvent, au surplus, de la façon la plus évidente.

Il n'y a pas cinquante ans que la machine ́à vapeur est inventée (On rit); mais, dès le jour de son invention, tous les mécaniciens se sont accordés sur les pièces qui composent cette machine, sur leur rôle, sur leur proportion; ils ne diffèrent même pas sur les perfectionnements à découvrir. C'est que la mécanique est une science, et que l'art du constructeur de machines est fondé sur cette science. Mais il n'en est pas de même pour la machine sociale. Pas de principe, pas de science qui serve de guide et de règle aux constructeurs de machines politiques, et à tous ceux qui s'érigent au sein de la société en tuteurs de cette société, sous les noms divers de rois ou d'empereurs, de princes, de ministres, de sénateurs, de représentants de la nation nommés par elle, et enfin de journalistes ne relevant que de leur pensée.

tidieuses que la sténographie reproduit avec ponctualité. Je me suis permis, dans la réimpression de mes discours, de supprimer quelques unes de ces répétitions. J'ai effacé aussi les négligences de langage qui m'étaient échappé. Enfin, en plusieurs endroits, j'ai rétabli les transitions que la hâte par trop grande de mes interrupteurs de me voir descendre de la tribune m'avait forcé de supprimer.

Cette remarque ne s'applique pas à ce premier discours, qui, sauf la conclusion, est extrait textuellement d'un de mes ouvrages, le Discours· aux Politiques, et que j'ai lu à la tribune sur l'imprimé même, ce qui m'a valu les lazzi de M. Grandin,

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