Page images
PDF
EPUB

est très essentiel de se rendre compte de la vraie différence, sous ce rapport de la guerre, entre l'Europe moderne et l'état de l'homme aux époques antérieures. Le passé historique est de six mille ans. Prenons le pays le plus ravagé, la Syrie. Nous pouvons y compter jusqu'à quatorze conquêtes. — Cela nous fait une moyenne d'une guerre par quatre cents ans. Les autres contrées ne donneraient qu'une guerre par cinq ou six cents ans. Mettons une guerre par siècle... >>

Dans son histoire de la chute de l'empire romain, Gibbon, racontant le débarquement des Goths à Chalcédoine, en l'an 269, dit que les habitants de l'Asie avaient perdu l'habitude du maniement des armes après trois cents ans de paix. Trois siècles sans guerre, Messieurs ! Pour nous en rendre compte, il faudrait nous représenter une France dans laquelle on n'aurait pas entendu tirer un coup de canon depuis le règne de François Ier jusqu'à nos jours.

Rapport de M. Albert RIVIÈRE, ancien magistrat, sur la Concurrence entre l'Etat et les particuliers et sur le Travail des prisons.

L'Etat entretient dans ses établissements pénitentiaires métropolitains 28,500 détenus de courtes peines et 15,700 détenus de longues peines, sans compter les détenus militaires et marins. Il est absolument certain qu'il ne peut laisser une pareille masse d'individus dangereux dans l'oisiveté. Ni les préceptes de la religion, ni ceux de la morale, ni ceux de l'hygiène, ni l'intérêt du budget, ni la sécurité des gardiens ne le permettent. Et l'intérêt social lui-même s'oppose à ce qu'on laisse improductive une telle force et qu'on ne la prépare pas, pendant l'internement pénitentiaire, aux métiers qui, à sa sortie de prison, lui permettront de concourir à la production générale. J'ajoute enfin, spécialement au point de vue économique, que

XVIIIe-I

11

ces bras, si une condamnation n'était pas intervenue, travailleraient en état de liberté, feraient concurrence à ceux des autres producteurs et que ce serait violer une loi naturelle d'équilibre que de les supprimer. Il y a donc déplacement plutôt que création de concurrence par l'organisation du travail pénal.

En 1848, sous la pression de plaintes très vives de l'industrie privée, on essaya de supprimer le travail pénal. Les désordres qui se produisirent immédiatement dans les prisons obligèrent le gouvernement à revenir, moins d'un mois après, sur sa malencontreuse mesure : l'indiscipline et la démoralisation s'étaient, sous l'influence de l'oisiveté, développées avec une telle rapidité chez ces êtres violents et dépravés, qu'une insurrection sanglante avait éclaté à Clairvaux et que d'autres étaient à redouter.

[ocr errors]

A quelque point de vue que l'on se place donc, l'Etat a comme devoir étroit d'occuper ses détenus, de les employer à des ouvrages aussi actifs et aussi productifs que possible, à des ouvrages enfin aussi analogues que possible à ceux qu'ils accompliraient dans la vie libre et qu'ils y exécuteront dès qu'ils y seront rentrés.

Mais si le principe est certain, l'application est singulièrement délicate et complexe. Le travail pénitentiaire cause au travail libre une concurrence. Cette concurrence peut se manifester de deux façons: par l'abaissement des salaires et par l'abaissement du prix des produits. C'est ce qu'on appelle la concurrence de prix et la concurrence de quantité.

Comment s'exerce cette concurrence, quel est son degré d'intensité et par quels remèdes pourrait-on l'atténuer? Voilà certes une des questions les plus actuelles et les plus graves qui puisse être discutée dans votre section. Les débats de nos assemblées politiques se sont avec persistance. portés sur elle dans ces derniers temps, soit au cours des discussions de nos budgets, soit à l'occasion d'interpellations suscitées par les intérêts lésés. A l'étranger, aux Etats Unis, en Prusse, en Autriche, comme en Angleterre et en Belgique, la question est posée et réclame énergiquement une solution.

Avant d'en aborder le fond, permettez-moi de vous exposer brièvement l'organisation du travail pénal dans nos établissements métropolitains, tant de courtes que de longues peines.

Deux modes de questions y sont en usage: la régie et l'entreprise; la régie quand l'Etat lui-même se charge de fournir du travail aux détenus en même temps que de pourvoir à toutes les dépenses; l'entreprise, quand à la suite de conventions spéciales (cahiers des charges) un particulier s'est substitué à l'Etat. En ce dernier cas, il doit assurer du travail des détenus et outre les dizièmes (1) qu'il perçoit sur les produits de ce travail, il reçoit de l'Etat, pour faire face à toutes les dépenses d'entretien, une somme fixe par jour et par détenu qui est déterminée au moyen d'une adjudication au rabais. Nous aurons à rechercher plus tard, tant au point de vue moral qu'au point de vue économique, lequel des deux systèmes est préférable. Pour le moment, c'est celui de l'entreprise qui domine presque exclusivement. Seules les maisons centrales de Melun, Clairvaux, Fontevrault et Gaillon en France et les pénitentiaires agricoles de Corse et de Berrouaghia sont gérés suivant la méthode de la régie. Les différents métiers et industries exercés dans nos 400 établissements pénitentiaires sont extrêmement variés, mais aucun ne peut être introduit ni exercé qu'après autorisation expresse de l'administration et fixation par elle, après enquête, des tarifs de 'main-d'œuvre. Cette règle, consacrée par l'arrêté du 15 avril 1882, a pour but 1° d'empêcher la concurrence de quantité, en interdisant ou en limitant les industries qui, déjà exercées dans la région, pourraient nuire à cette région en encombrant son marché; 2o de prévenir la concurrence de prix en n'arrêtant les tarifs qu'après avoir pris l'avis du Préfet et celui de la chambre de commerce et des chambres syndicales pro

(1) Le produit du travail se divise en deux parties variables suivant la situation pénale du détenu: une partie constitue son pécule dont une portion seulement est immédiatement disponible et l'autre est réservée pour l'époque de sa libération, l'autre partie, qui monte à 66 pour cent pour les réclusionnaires, appartient à l'entrepreneur ou, si l'établissement est en régie, á P'Etat.

tectrices des intérêts industriels libres (tarifs toujours réalisables d'ailleurs) et après avoir déduit le taux des charges. spéciales (1) qui pèsent sur la main-d'oeuvre pénitentiaire.

A vrai dire l'organisation du travail n'est complète que dans les prisons de longues peines. Dans les autres la difficulté d'alimenter une industrie quelconque, de faire un apprentissage sérieux chez une population qui se renouvelle incessamment a toujours réduit l'administration à se contenter pour ses détenus d'occupations plutôt que de professions.

Au 31 décembre, sur 25,231 détenus correctionnels, 10,087 étaient inoccupés, avant la statistique officielle (2).

Le travail pénitentiaire, tel que nous venons de le montrer organisé, a toujours soulevé en France et soulève particulièrement depuis quelques années les plaintes les plus persistantes des industries similaires. Des pétitions ont été adressées à la Chambre des départements de l'Aisne, de Seine-et-Oise, du Rhône, de la Loire, d'Ille-et-Vilaine, Vaucluse, de la Haute-Marne, des Ardennes, etc... MM. Brialou, Dupuy, Lyonnais, B. Raspail, Camescasse, Martin Nadaud, se sont fait l'écho de ces doléances à maintes reprises à la tribune (3), alléguant que les salaires se trouvaient abaissés

(1) Les charges sont de diverses natures. On doit en effet tenir compte de l'inexpérience, de l'inhabileté, de la paresse, du mauvais vouloir des travailleurs pénitentiaires et des malfaçons qui en sont la conséquence. De plus l'entrepreneur est astreint par les règlements à tenir une comptabilité spéciale et à exercer un contrôle minutieux, ce qui l'oblige à rémunérer, outre ses chefs d'atelier, un personnel nombreux d'agents et de commis. Enfin il ne doit jamais laisser les détenus inoccupés, quelle que soit la situation du marché «sous peine de payer au gouvernement des indemnités de chômage. Ce surcroît d'obligations, quelque largement qu'elles soient exécutées (surtout la dernière) justifie le rabais appliqué au salaire de la maind'œuvre penitentiaire par rapport au salaire de la main-d'œuvre libre.

(2) Le travail des femmes n'a, de même, nulle part donné lieu à aucune reclamation. Les prisonniers militaires non plus (sauf peut-etre la vannerie qui occupe 370 détenus à Bicêtre et à Avignon). Les condamnés aux travaux forcés non plus, car la loi exige qu'ils soient appliqués aux travaux publics; toutefois depuis quelques mois ils suscitent de vives protestations par la concurrence que les locations de main-d'oeuvre aux particuliers et aux grandes compagnies font aux travailleurs libres (Interpellation de Lanessan du 27 juin 1889. Off., p. 1611). (3) Séances des 3 juillet 1879, 16 décembre 1884, 18 janvier 1887, 28 février (Off., p. 625) et 6 décembre 1888 (O., p. 2830).

de 60 ou 70 pour cent pour certaines industries et que nombre d'ateliers étaient réduits à se fermer. Ces plaintes sont absolument exagérées, le retentissement qui leur est donné dans la presse et à la tribune a souvent un but plus électoral que charitable. Quel préjudice en effet peuvent causer au travail libre environ 40,000 détenus qui sont répartis entre au moins 80 industries différentes, ce qui ne fait en moyenne que 500 individus par industrie? Prenons la cordonnerie par exemple: elle occupe à elle seule 1,800 détenus, c'est l'industrie qui occupe le plus de détenus. Mais si l'on songe que la cordonnerie en France occupe 120,000 ouvriers, on reconnaîtra que le dommage ne peut être que bien minime, étant donnée surtout la mauvaise qualité du travail produit. Sans doute il peut arriver qu'une industrie soit trop largement exercée dans les prisons. Cela a pu se présenter pour la vannerie, mais c'est aggraver la concurrence faite au travail libre, au lieu de l'atténuer que de procéder, comme a songé à le faire le gouvernement en supprimant radicalement la vannerie. On rejette sur les autres métiers les détenus auparavant employés à la vannerie et on risque de créer une crise là où elle n'existait pas. On encourage dans tous les cas les réclamations des industries privées. Le fait n'a pas manqué de se produire cette année. Aussitôt que de bonnes paroles eurent été données aux vanniers, les cordonniers réclamèrent. C'est au gouvernement à tenir la main, et j'ai montré qu'il le peut facilement avec ses règlements, à ce qu'une industrie ne se développe pas outre mesure. La vérité est que le plus souvent les doléances ne sont pas fondées. En 1848, les ouvriers tailleurs parisiens, au nombre de 13,000, se déclarèrent ruinés par la concurrence des prisons de la Seine. On fit une enquête. On découvrit qu'il y avait 60 détenus employés à cette industrie!

En 1866, les tisseurs de Limoges se plaignirent du travail de la maison centrale située dans la ville. Or en même temps parvenait au ministère une demande de l'entrepreneur sollicitant la suppression de l'atelier de tissage qui ne lui donnait que des pertes!... On pourrait multiplier de tels exemples. Mais je me hâte d'arriver aux remèdes proposés

« PreviousContinue »