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sant révolutionnaire. D'un autre côté, la noblesse, à supposer que la chambre haute fût composée de membres de son ordre, la repoussait avec plus d'énergie encore que le reste de la nation.

La noblesse, qui présentait avec tant d'éclat les qualités. de la race française, en reproduisait aussi les défauts; sans quoi, elle n'eût pas été ce qu'elle était, essentiellement française. Cet amour de l'égalité, qui la menaçait, qu'elle réprouvait dans les autres classes, elle en était, dans son propre sein, pénétrée. C'était un point incontesté pour elle, que la qualité de gentilhomme primait par dessus tout. Elle aimait à redire le mot de Henri IV à l'assemblée des notables de Rouen «Ma brave et généreuse noblesse, de laquelle je «ne distingue point les princes, la qualité de gentilhomme << étant le plus beau titre que nous possédions. » A ses yeux, quels que fussent la différence et l'éclat des titres, un noble de race était le pair de tous les autres nobles. Ce qu'elle redoutait pardessus tout, c'était précisément une hiérarchie, une attribution de rangs entre ses membres. Ses cahiers sont remplis de recommandations pressantes à cet égard. « Qu'il ne soit établi, dans l'assemblée nationale (1), aucune chambre composée de membres hérédi taires ou à vie. - La noblesse est une et indivisible. - Elle ne peut avoir de classes distinctes. Toute institution, qui pourrait donner à quelques familles des droits ou un rang, que n'aurait pas le reste de la noblesse française, doit être anéantie. Elle ne reconnaitra jamais de prééminence, de prétentions contraires au principe de l'égalité entre ses membres. Les princes du sang ne sont que les premiers de son ordre. Le titre générique de tous les individus qui la composent est celui de gentilhomme, titre consacré par Henri IV, et auquel tous les autres titres n'ajoutent rien. Etc., etc. >>

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Indépendamment de la question d'amour-propre, la noblesse n'avait pas tort de craindre que l'établissement d'une

(1) On sait que cette expression, pour désigner les Etats-Généraux, était d'un usage courant, avant leur réunion et la consécration officielle du mot.

pairie ne lui portât un coup funeste. En Angleterre, il en était résulté, qu'en dehors des lords, seuls privilégiés, attirant à eux toute l'autorité attribuée à la classe supérieure, il n'existait, à proprement parler, point de noblesse.

Aller contre de tels courants d'opinion est impossible. Le comité de constitution, pour sauver au moins le principe des deux chambres, se montra pourtant bien réservé, plus que timide. Rien de moins nobiliaire que le projet présenté, en son nom, par Lally Tollendal, à la séance du 31 août 1789 Le sénat se composerait de Français de toutes classes, âgés de trente-cinq ans au moins, propriétaires, nommés à vie, pour la première fois par les assemblées provinciales ou la chambre des députés, avec la simple ratification du roi. Dans la suite, le roi choisirait parmi des candidats que lui présenteraient les députés ou les assemblées provinciales. » Le mouvement était si décidé contre la création d'une seconde chambre, héréditaire ou élective, que, le 10 septembre, le vote de l'assemblée, appelée à se prononcer sur le principe seul, sans qu'il fût question. de la composition de cette chambre, donna ce résultat sur 710 membres présents, 499 opinèrent contre, 89 seulement pour, 122 s'abstinrent.

A chacun de nos essais de constitution, depuis celle de 1795, qui était revenue au système des deux chambres, on tenta de résoudre ce point capital de tout gouvernement libre, et toujours on a échoué. Ce n'est pas que la considération ait manqué à la pairie héréditaire de la Restauration, à la pairie viagère du règne de Louis-Philippe. Elles furent, l'une et l'autre, entourées d'un légitime respect. Mais la force leur faisait défaut ; cette force, qu'une institution puise dans la profondeur des racines que nourrit le sol national, ou dans sa vitalité propre. Au jour de l'épreuve, elles ne purent rien pour sauver la constitution. Elles disparurent sans résistance, ni d'elles-mêmes ni de l'opinion publique. Il en a été de même du Conseil des Anciens de la constitution de 1795, des sénats des deux Empires. Celui de la troisième République montre les mêmes marques de faiblesse.

En présence de ce difficile problème, plus difficile à ré

soudre en 1789 qu'il ne le fut depuis, Mounier varia plusieurs fois dans sa conception d'une chambre haute. A mesure qu'il se heurtait contre des objections ou des obstacles, qui, dans les circonstances d'alors, équivalaient à des impossibilités, il se retournait, modifiant ses propositions, sans parvenir, il le reconnaissait lui-même, à formuler un projet satisfaisant. Puisque son idéal, la pairie anglaise, c'est-à-dire un corps héréditaire de magistrats politiques, est inadmissible, il demande que l'on compose la chambre haute des princes du sang, du chancelier, de pairs héréditaires, des maréchaux, de membres du clergé et de la noblesse, élus dans les diverses provinces du royaume par leurs corps respectifs, de députés des cours supérieures de justice, avec « voix instructive, lorsqu'il faudrait examiner les inconvénients ou les avantages des nouvelles lois. >> Peut-être pourrait-on y joindre les plus anciens conseillers d'Etat (1)? C'était à peu près la composition de la fameuse cour plénière, dont le projet avait soulevé l'opinion, l'année précédente.

Puis, convaincu que cette combinaison n'a aucune chance d'être accueillie, il se réduit à un sénat formé de trois cents membres, âgés de trente-cinq ans au moins, possédant en immeubles un revenu minimum de dix mille livres. Ils seraient élus, pour une période double de celle des représentants, par les assemblées provinciales, avec l'adjonction d'électeurs spéciaux, nommés dans les mêmes conditions que les députés à ces assemblées et en nombre égal à ceux-ci. Mais il ne peut se dissimuler la faiblesse d'une pareille assemblée, qui, pour ne pas émaner absolument des mêmes électeurs que le corps législatif, n'en exprimerait pas moins, comme lui, les passions du moment, subirait l'influence des mêmes milieux, avec le désavantage de reposer sur une base moins large et d'avoir par conséquent moins d'autorité. « Ceux qui ont profondément réfléchi sur le gouvernement monarchique, dit-il, trouveront peut être la formation de ce sénat insuffisante, pour remplir le but

(1) Nouvelles observations sur les Etats-Généraux de France, 1789, 2 edition, p. 275.

auquel il serait destiné. Je déclare que j'appréhende aussi qu'il ne le soit, et que je ne le trouve pas assez intéressé à soutenir les prérogatives royales; mais enfin cette composition des deux chambres est au moins ce qu'il faut obtenir pour le salut de la France (1). »

Enfin, plus tard, il revient à sa première pensée. « On aurait donné au corps chargé de défendre le trône et de balancer le pouvoir des représentants du peuple, la composition la plus analogue au but de son institution, si on l'eût formé des princes du sang royal et des pairs de France, dont le roi aurait augmenté le nombre, en attribuant la pairie ecclésiastique à une partie des sièges épiscopaux, en élevant à la pairie laïque les chefs des familles les plus distinguées dans les diverses provinces, les barons de quelques Etats provinciaux et quelques citoyens recommandables par un mérite reconnu et propriétaires d'une grande. fortune. Mais, reprend-il, car il sentait que c'était là une conception impossible à réaliser, dans l'état des esprits : « Si l'on ne croyait pas pouvoir établir une chambre des pairs, ou toute autre magistrature héréditaire, du moins on aurait dù recourir à quelque autre institution, qui pût réunir en partie les mêmes avantages; telle, par exemple, qu'une chambre de sénateurs à vie, en conciliant, dans leur nomination, les prérogatives royales et les moyens propres à leur assurer la confiance publique (2). »

Tel était bien le problème à résoudre, tel il demeure: <<< concilier les prérogatives royales et la confiance publique; trouver une combinaison, qui ne fasse pas du corps politique à créer ou le serviteur attitré de la royauté ou la doublure de l'autre chambre; dans aucun cas, l'adversaire de l'une ou de l'autre. On voit que Mounier ne réussit pas à en préciser le moyen. Une chambre nommée par le pouvoir exécutif, quelle autorité peut-elle avoir, comme intermédiaire entre lui et la représentation populaire? Une chambre élue dans des conditions à peu près identiques à celles de l'autre chambre, quelle garantie d'im

(1) Considérations sur les Gouvernements, p. 76, 81. (2) Considerations sur les Gouvernements, p. 75.

XVIII-I

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partialité offre-t-elle au gouvernement? Jusqu'ici on se débat entre ces deux écueils, tombant tantôt sur l'un tantôt sur l'autre, selon que le vent souffle du côté de l'autorité ou du côté de la démocratie. « Si l'on veut ralentir les délibérations et donner une sorte de révision à deux chambres sur leurs résolutions respectives, il faut, non pas qu'elles aient des intérêts opposés, mais une position différente, qui les empêche de s'animer des mêmes passions, et qui permette d'espérer que les mêmes circonstances ne pourront les égarer toutes les deux en même temps; il faut conséquemment établir des règles différentes pour le choix et les qualités des membres qui les composent (1). » On ne saurait mieux dire.

Ce n'était pas seulement Mounier, le type du politique modéré et raisonnable, qui voyait la nécessité d'une chambre haute. Tous les esprits sérieux la comprenaient. Dans les rangs du parti avancé, Barnave, par exemple, son compatriote et son émule, ne pensait pas, sur ce point, autrement que lui. « Le corps législatif, écrivait-il, sera toujours sans mesure dans ses entreprises, sans frein dans sa rapidité, jusqu'à ce qu'une certaine dose d'aristocratie y apporte sa force d'inertie conservatrice. Celui qui donnerait le moyen de faire rentrer dans les affaires les principaux propriétaires et les caractères les plus graves, résoudrait peutêtre le problème le plus difficile sur la fin de la révolution. Une seconde chambre, qui n'établit pas une sorte d'aristocratie, une seconde chambre formée de la même classe d'hommes, élus de la même manière, pour le même temps, en un mot le système des deux sections, est certainement une misérable puérilité. Mais il n'est pas impossible d'introduire une aristocratie dans la machine du gouvernement, sans créer une noblesse dans la nation (2). » C'est-à-dire, comme il l'explique plus loin, de former une chambre « qui représente l'ordre et la propriété, comme l'autre représente la liberté et la population. » Sa formule est incom

(1) Recherches sur les causes qui ont empêché les Français de devenir libres, 1792, t. 1, p. 205, 211.

(2) Euvres de Barnace, 1843; t. 11, p. 8, 38; Réflexions politiques.

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