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admettant même que vous ne poussiez pas jusque-là l'application de votre doctrine, elle pèche gravement par un côté essentiel. Toute société a des devoirs envers ses membres, devoirs qui se résument dans le mot déjà bien souvent prononcé charité. Elle leur doit non seulement la justice distributive, mais la justice réparatrice, c'est-à-dire qu'elle doit le plus possible les assister dans la recherche du bien, et dans la réparation du mal. Or, vous ne pouvez nier que les progrès de la vie sociale n'en rendent les relations plus compliquées et plus sujettes à des conflits. Par conséquent, son représentant, le pouvoir ou l'Etat, a des devoirs plus nombreux et plus délicats, à mesure que se réalisent ces progrès. On objecterait en vain que la moralité croissante des individus exige moins de règlements, de prohibibitions ou de prescriptions légales. D'abord, la moralité individuelle ne croit pas en proportion directe des développements matériels; c'est peut-être le contraire qui semble, par expérience, ètre le plus vrai. En outre, plus les rouages d'une machine se multiplient, et plus il est à craindre qu'ils ne s'embarrassent et ne se heurtent, plus augmentent les chances d'un mauvais fonctionnement, d'un choc, d'une rupture ou d'un arrêt. Il faut donc pourvoir à ces nécessités, à ces accidents, originairement imprévus, et l'Etat seul peut efficacement y pourvoir, parce qu'il est armé d'une force coërcitive, parce qu'il peut se faire obéir. Vous prétendez que la liberté suffit à tout, que les intérêts sont les meilleurs agents des réformes, parce qu'ils sont les plus clairvoyants, qu'en matière économique il est bon de ne s'en fier qu'à soi-même, qu'enfin, le meilleur gouvernement consiste à ne pas en avoir. Votre système, pour tout dire, aboutit à l'anarchie, et, par là, confine à une secte du socialisme Quelle étrange conséquence et comme elle vient vous démontrer votre erreur! Où avez-vous vu dans l'histoire que l'individu ait pu, sans un secours étranger, assurer sa destinée et satisfaire à tous les besoins de son existence? Où avez-vous vu que la liberté absolue n'ait pas fini dans la licence? Placez un homme seul à côté, en dehors de la société telle que nous la connaissons en 1890, dites-lui de se rendre à lui-même tous les services que lui rend l'Etat, de se loger,

de se nourrir, de se garder, de se procurer tous les instruments dont il a besoin pour mener la vie compliquée du XIXe siècle, dites-lui de se construire des chemins de fer, des vaisseaux, des télégraphes, de se donner la sécurité que procure à une grande nation une armée de 500,000 soldats et de 600,000 fonctionnaires, enfin, s'il n'y peut réussir, essayez de le consoler de son échec en ajoutant qu'il est libre et que la liberté doit lui tenir lieu de tout, puis vous verrez s'il vous écoute et s'il hésite un seul instant à changer cette précieuse chimère contre un bon despotisme qui l'humiliera peut-être, qui le fera certainement souffrir, mais qui du moins le protégera?

Non, non, l'individualisme n'est pas la panacée universelle. Outre qu'il est féroce, je vous l'ai démontré, il est impuissant à résoudre les problèmes sociaux; il n'est pas l'auxiliaire, mais l'antagoniste de la civilisation, il nous ramènerait à la barbarie. Ajoutez que l'homme n'est pas bon naturellement, qu'il a une forte inclination au mal et que, pour y résister, il a besoin d'un aide extérieur, d'une persuasion, mieux que cela, d'une contrainte morale, qu'en un mot sa conscience doit être soutenue par une loi. Il faut donc un pouvoir et une règle, il faut l'intervention d'un législateur qui, même dans le domaine matériel, le puisse guider et refréner ses instincts mauvais dans l'intérêt du bien général, au profit du corps social, au profit du plus grand nombre.

Mais en reconnaissant la nécessité de l'Etat, en proclamant ses droits et ses devoirs, nous nous tiendrons, de même, bien loin des socialistes de la chaire. Rendons à César ce qui est à César, c'est le précepte de l'Evangile, mais demandons en même temps à nos gouvernants de ne pas s'ingérer dans notre vie privée, de nous laisser tranquilles dans notre maison, où César n'a rien à voir, de se mêler le moins possible de nos affaires. Nous n'aimons pas les tracasseries inutiles. Aucun régime ne nous parait plus insupportable que celui d'une police indiscrète, qui joint à l'intolérance le pédantisme des ergoteurs. Nous voulons bien être administrés, mais nous ne voulons pas l'être trop. C'est bon pour l'Allemagne, a-t-on dit, d'avoir des mission

naires laïques, bottés et éperonnés, qu'on mobilise avec l'armée. En France, où cependant nous aimons bien les fonctionnaires, paraît-il, puisque chaque année on en augmente le nombre, nous goûtons fort peu l'excès de la réglementation, la multiplication des inspecteurs et les vétilles de la bureaucratie. Nous payons pour être servis, non pour être inspectés, surveillés, contrôlés. Vous prétendez réorganiser le travail, vous vous flattez de résoudre le difficile problème des rapports de l'ouvrier avec son patron soit, je n'y contredis pas, mais, de grâce, cherchez vos solutions ailleurs que dans l'action directe de l'Etat, parce qu'un réglement, parce qu'un décret, parce qu'une loi n'enseignent ni la charité ni la mansuétude, ni la patience, ni l'économie, ni l'union des âmes et des cœurs, parce qu'on ne prescrit pas la vertu sous peine d'amende, parce que le courage, le dévouement n'ont pas de sanction dans le code pénal.

Où donc, me direz-vous, est la solution de ce qu'on appelle la question sociale? Où donc pourra-t-on trouver le dernier mot sur l'organisation du travail? S'il ne faut avoir confiance ni dans le socialisme d'Etat, ni dans l'individualisme ou la liberté absolue, est-ce à dire que nous devions désespérer de résoudre ce grand, ce terrible problème du XIXe siecle?

Non, vous avez déjà deviné ma réponse, il y a un remède, il y a un mot sauveur, celui qu'une voix auguste, la voix du Vieillard du Vatican a récemment prononcé, le Christianisme. Soyons vraiment, pratiquement chrétiens, et nous serons les économistes vrais, les véritables, les seuls guérisseurs des nations. Aimons notre prochain, sachons nous dévouer à lui, comme nous dévouer à la justice; patrons et ouvriers, ne sacrifions ni les uns ni les autres les intérêts d'autrui à nos intérêts personnels, bannissons de nos maisons et de nos cœurs l'égoïsme sous toutes ses formes, et nous apaiserons aisément l'antagonisme des classes, nous guérirons les souffrances des humbles et des faibles, ramènerons enfin la paix sociale par la divine charité évangélique. C'est le but que se proposent les Unions dont je suis en ce moment près de vous l'indigne interprète, et c'est en leur nom, sous leurs auspices, que nous avons en

nous

trepris ces conférences dominicales, dont je fais la clôture, pour cette année, qui ont été assurément bien incomplètes, mais qui ont pu au moins vous initier aux doctrines en dehors desquelles, selon nous, il n'existe ni paix, ni bonheur, ni prospérité pour les sociétés.

J'en ai terminé avec le socialisme d'Etat, et je n'ai pas eu le temps de vous montrer, dans ses détails, ce que l'on peut appeler le vrai, le bon socialisme. Mais n'en avez-vous pas ici une touchante image? Qu'est-ce donc que cette union, cette concorde, cette mutuelle affection qui vous rapproche et vous resserre les uns les autres? Qu'est-ce que cette camaraderie, non pas la camaraderie banale, qui se crée uniquement entre deux écoliers, parce qu'ils ont pris place sur le même banc et qu'ils ont chuchotté ensemble pendant la classe, sans souci d'écouter la leçon du professeur, mais la camaraderie des âmes et des cœurs, qui unit ceux qui ont la même foi, la même émulation pour le travail, les mêmes espérances dans l'avenir ? Qu'est-ce enfin que votre pieux respect, votre tendresse filiale et reconnaissante pour vos maîtres? Qu'est-ce que votre amour pour cette maison? Je me souviens d'avoir vu dans un petit village des Alpes de Savoie un arbre immense qui couvre de son ombre la paroisse presque tout entière. Les habitants me dirent que lorsqu'un des leurs quitte ses montagnes pour aller chercher fortune au loin, il va cueillir une feuille de cet arbre, l'attache à son chapeau, puis la coud dans la doublure de son habit, afin de la porter toujours sur son cœur. Et la légende ajoute que cette feuille ne se dessèche jamais.

Eh bien! il y a ici un grand arbre comme celui-là, qui laisse tomber sur vous tous une ombre bienfaisante et dont les feuilles ne se flétriront jamais, parce que vous les garderez précieusement sur votre cœur comme un souvenir et un symbole de la première patrie de votre adolescence, de la bonté de vos maîtres, de l'affection joyeuse de vos jeunes compagnons. Cet arbre, c'est celui de l'éducation chrétienne, et j'ose dire qu'il n'est pas au monde une image plus accomplie et plus parfaite du patronat moral et du véritable socialisme.

HENRI BEAUNE.

SUR LE

PRINCIPE DE LA POPULATION

DANS SES RAPPORTS AVEC LES SUBSISTANCES

Notre temps est fécond en fantaisies de tout genre, les unes moins sensées que les autres. C'est surtout dans l'ordre moral et social que le caprice se donne carrière, dépourvus qui sont ceux qui parlent au nom de la science, sans y être autorisés par elle, bien entendu, de la boussole que la main providentielle de Dieu leur avait donnée pour gouverner leurs intelligences et redresser leurs écarts. Heureusement que la science d'en-haut celle qui est fille et disciple de Celui qui se dit lui-même le maître de la science sait encore faire de grandes et nobles œuvres dignes de l'immortalité. Mais la science d'en-bas, celle qui est à la vraie science ce que la caricature est au portrait, l'image d'Epinal, aux toiles de Raphaël, de Rubens ou de Murillo qu'a-t-elle su créer qui ne se trouve déjà dans le vaste répertoire des observations humaines? Nous l'avons prouvé pour la philosophie, dans un petit livre qui n'a pas été réfuté parce qu'il ne pouvait pas l'être. Nous le montrerons sous peu pour le droit naturel, dans un ouvrage qui est sous presse. Le socialisme moderne qu'est-il autre chose sinon le retour aux doctrines et aux pratiques immorales et contre nature de Sparte, et des imitateurs de cette république? Il n'y a pas jusqu'aux devins de l'Egypte et de l'Inde, jusqu'aux Manichéens, aux Gnostiques et aux sorciers du Moyen-Age qui n'aient été mis à contribution pour nous. rendre le spiritisme et les pratiques antiscientifiques de l'hypnotisme. La seule chose que la science d'en-bas s'ob stine à ne pas vouloir, c'est de saisir la main miséricordieuse de l'Eglise qui seule a les paroles de la vie éternelle, parce

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