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sait le mépris tout spécial qu'affecte à leur égard le misantrophe Alceste. Dans les Fourberies de Scapin, le digne domestique qui donne son nom à la pièce, dissuade avec une énergie un peu intéressée, son maître Argante de se risquer dans les détours de la justice », il évoque « ces animaux ravissants, par les griffes desquels il lui faudrait passer. » « Quand il n'y aurait, s'écrie-t-il, qu'à essuyer les sottises que disent, devant tout le monde, de méchants plaisants d'avocats, j'aimerais mieux donner trois cents pistoles que de plaider. »

L'auteur du Malade imaginaire, ne tourna guère, contre les orateurs du barreau, l'aiguillon piquant de sa verve; mais Racine n'observa pas la même mesure; et les avocats ont une grande part dans ce petit chef d'œuvre qu'on nom. me les Plaideurs. Est-il besoin de rappeler le vers bien

connu:

Voici votre portier et votre secrétaire,

Vous en ferez ce que je crois d'excellents avocats.

Ils sont forts ignorants

Le XVIIIe siècle ne voulut pas rester en arrière sur ses devanciers; et le doux Bernardin de Saint-Pierre lui-même, l'auteur de Paul et Virginie, donne son mot: « Partout où il y a beaucoup d'avocats et de médecins, les procès et les maladies sont en plus grand nombre qu'ailleurs. »

Notre siècle, est-il besoin de le dire. n'a pas désarmé. Il n'est pas un pamphlétaire de notre époque qui n'ait, dans son sac de satires, une raillerie, une critique à l'égard des avocats. Nous ne citerons que Cormenin : « Les avocats parlent pour qui veut, tant qu'on veut, sur tout ce qu'on veut, » et l'auteur de Jérôme Pâturot : « Cinq heures consécutives, soutenues d'un seul trait, semblent être la limite de l'art oratoire, les colonnes d'Hercule de la discussion judiciaire. Deux heures d'haleine constituent l'avocat médiocre, cinq heures le parfait avocat. On pourrait évaluer de tels mérites avec le dynamomètre. Heureux ces poumons favorables! »

Sans chercher plus loin, la faveur avec laquelle de nom. breux journaux, placés aux pôles extrêmes du monde politique, ont accueilli le projet de loi qui fait l'objet de cet arti

cle, montre bien que les avocats n'ont point désarmé la critique.

Interrogez l'opinion publique. Elle enveloppe le nom d'avocat d'une atmosphère de mépris. Quelles idées déplaisantes éveille le mot « d'avocasserie », dont le sens primitif est simplement profession d'avocat? Si le Palais regorge de plaideurs, la faute en est aux membres du barreau: si les procès traînent d'audience en audience, encore le barreau; si les frais de justice sont élevés, toujours le barreau. Bien plus, de ce que la Chambre sert de refuge à une centaine d'avocats sans clientéle, le populaire est porté à conclure que si les affaires publiques vont mal, les avocats en sont la

cause.

Bref, l'opinion publique est très montée contre eux; elle les charge de tous les péchés d'Israël; elle est prête à accueillir comme un sauveur celui qui l'en délivrera, sans réfléchir que s'ils sont un mal, ils sont du moins un mal nécessaire. C'est le moment qu'a choisi M. Maurice Faure, député de la Drôme, pour déposer sur le bureau de la Chambre un projet de loi qui, supprimant ou ébranlant l'Ordre des avocats, n'aurait nullement pour résultat, ni d'activer le cours des affaires, ni d'abaisser les frais de justice (1).

Mais dans ce procès, qui est pour ainsi dire porté devant l'opinion aussi bien qu'au Parlement, l'accusation peut tirer profit, en laissant naître une équivoque, de la mauvaise répu tation des avocats. Aussi importe-t-il de ne pas dédaigner l'attaque qui menace notre vieille institution du barreau, et de montrer comment la disparition de l'Ordre des avocats irait à l'encontre de tous les intérêts, aussi bien des intérêts particuliers que de l'intérêt général.

(1) Une proposition de loi tendant, comme le projet Faure, à la suppression du monopole des avocats, et précédée de considérants similaires, a été déposée plus récemment encore par M. Chassaing, député de Paris, et une dizaine de ses collègues. Nous n'en avons eu connaissance qu'après l'achèvement de cet article. (Journal Officiel, supplément du samedi 8 mai: documents parlementaires, Chambre, session ordinaire de 1890, p. 462 — annexe n° 422 à la séance du 6 mars).

II

La première question qui se présente au juge, ce sont les antécédents de l'accusé. Avant de le condamner ou de l'absoudre, il n'est pas sans intérêt de remonter à ses origines, de suivre ses développements, en un mot, d'étudier l'histoire de la profession d'avocat.

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L'origine de la profession d'avocat se perd dans la plus haute antiquité; et si l'on ne peut s'empêcher de sourire à l'affirmation de quelques auteurs, qui, par un naïf commentaire de la Bible, la font remonter « jusqu'au Verbe divin plaidant devant Dieu pour défendre la postérité d'Adam, plus malheureuse que coupable», on doit cependant lui reconnaître un certain fonds de vérité. La même observation s'applique à d'autres exemples qu'on tire parfois de l'Ancien Testament. Abraham ne se fait-il point, en quelque sorte, l'avocat des Sodomites, lorsqu'il supplie le Seigneur d'épargner la ville coupable? Et Moïse ne se fait-il point vraiment le défenseur des Israélites idolâtres et révoltés, quand, à plusieurs reprises, il implore en leur faveur la miséricorde de Dieu? Cette inclination naturelle de l'homme, qui se manifeste aux plus anciens temps du monde, à secourir un autre homme accusé, fùt-il coupable, à l'aider de son influence et de ses lumières, à tenter de fléchir la justice, telle est la source de la défense criminelle.

La coutume de confier à un mandataire la revendication ou la défense de ses intérêts civils, encore bien qu'elle ait une origine moins reculée, a aussi son fondement dans le droit naturel. L'homme qui possède des droits inviolables, tels que la propriété, l'état,... etc., a besoin d'une justice. qui les protège et d'une action qui les garantisse; il demande, en même temps, pour se présenter devant cette justice et pour soutenir cette action, la liberté la plus large, les lumières les plus sûres, les conseils les plus éclairés, soit qu'il s'agisse de revendiquer ces droits contre un usurpateur, soit qu'il s'agisse de les sauvegarder contre une fausse réclamation. Sans doute, dans une société primitive, où les mœurs, les coutumes et les

lois sont simples, les parties intéressées pourront agir elles-mêmes; mais à mesure que la civilisation s'accentue, que les mœurs sepolissent, que les coutumes se codifient, le droit civil, d'un et rigoureux qu'il était, s'adoucit, se nuance et se varie; la justice s'entoure de précautions nécessaires, de formes protectrices. La science du droit n'est plus à la portée de tout le monde, et celui qui veut défendre sa personne ou revendiquer son champ, est forcé de recourir au ministère d'un homme de loi. Par là s'explique cette parole, absolument vraie, du chancelier d'Aguesseau, que la profession d'avocat est « aussi nécessaire que la justice. >>

Cette nécessité pour les parties d'avoir recours à un auxiliaire, nous la voyons éclater avec une force toute particulière dans la cité de Démosthènes et d'Isocrate. Là, l'usage antique de la défense personnelle, attesté par Homère dans le dix-huitième chant de son Iliade, a survécu. Là, d'ailleurs, pour être digne du nom de citoyen, il faut suffire à toutes les exigences et à tous les devoirs de la vie publique. Non seulement, comme chez nous, en temps de guerre, l'Athénien doit ses jours à la patrie, mais encore, en temps de paix, il participe directement au pouvoir, et aux luttes politiques viennent s'ajouter les luttes judiciaires. Ainsi, l'on ne peut pas plus déserter le Pnyx que l'armée; l'on ne peut pas moins fréquenter le jury que le Pnyx. « S'il est honteux, écrit Aristote au premier chapitre de sa Rhétorique, de ne pouvoir se défendre par les forces du corps, il doit l'être aussi de ne pas le pouvoir par la parole, qui, bien plus que les forces corporelles, est le propre de l'homme. »>

Nulle part, assurément, ne se rencontrent des conditions plus favorables pour que la défense et la revendication soient laissées aux parties elles-mêmes : les citoyens sont peu nombreux et tous à proximité du tribunal; leur temps s'écoule en occupations libérales; ils ont, par nature le goût de l'éloquence, et l'habitude de fréquenter assemblée et tribunaux ; l'usage veut qu'on se défende soi-même, la loi l'ordonne. Eh bien, toutes ces raisons n'empêchent point qu'on ait recours à des avocats.

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Sans doute, l'avocat n'est point, comme chez nous, la personnification juridique de la partie; il ne se lève pas — au moins primitivement devant le tribunal, à la place de son client; le citoyen appelé à comparaître en justice doit répondre personnellement à cet appel, et proclamer lui-même ses droits. Mais si l'on ne peut éluder la loi, on la tourne : le plaideur athénien va, comme le plaideur moderne, chez un homme de loi; il lui expose son affaire et lui fournit toutes les pièces à l'appui; et comme l'avocat français, le logographe c'est le nom qu'on lui donne étudie la cause, classe le dossier, rédige le plaidoyer. Le client n'a plus qu'à l'apprendre par cœur et à le débiter, le mieux possible, devant le juge.

Somme toute, entre logographe et avocat, il n'y a qu'une différence de forme. Aussi en arriva-t-on bientôt à les confondre; et Démosthènes pouvait prendre la parole au nom de Phormion, après avoir dit cette simple parole - peu flatteuse pour son client : « Vous voyez, vous voyez tous que Phormion est incapable de se défendre ! »

La fonction du logographe athénien est une véritable profession, un moyen, très honorable, de gagner sa vie. Le patronus romain donne à sa parole et à ses services un tout autre but: il s'en sert comme d'un marchepied pour atteindre aux fonctions publiques. Le barreau,- pour ceux-là surtout qui sont les « premiers de leur race », novi homines, – c'est l'accès de ce cursus honorum, dont les étapes successives sont le tribunat, l'édilité, la fonction prétorienne, et qui a le consulat pour sommet. C'est ainsi qu'un historien de Caton nous montre son héros occupant toute sa jeunesse à remplir les fonctions de défenseur dans les bourgs et les petites villes des environs de Rome; il s'en allait, le matin, défendre ses concitoyens, et, rentré chez lui, se livrait à la culture de son domaine: c'est de la sorte qu'il attira peu à peu l'attention publique. De même, Cicéron s'illustra dans le barreau avant de briguer les fonctions politiques; les plaidoyers de sa jeunesse firent connaître son nom et lui ouvrirent le seuil de la carrière publique; les Verrines précédèrent les Catilinaires, et il mérita le nom de prince de l'élo

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