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J'ai été bon à mes ouvriers; je n'ai pas mangé seul mon pain; la compassion est sortie avec moi du sein de ma Mère (1). » Vous invoquez l'Etat, et vous avez raison, quand il s'agit d'un droit incontestable qu'il tient de sa nature. Mais quand le droit de commander, d'imposer, d'exiger des sacrifices n'est pas suffisamment établi, c'est la liberté qui possède. N'est-il pas vrai Messieurs, que c'est là une règle de droit tout aussi bien qu'un axiome de théologie morale? Et du reste tout règlement fait par l'Etat n'est pas pour ce seul motif une loi; vous le savez aussi bien, et mieux que moi. Il y a des cas ou c'est plutôt une violence qu'une loi, dit saint Thomas d'Aquin. En outre, vos concessions parviendront-elles à satisfaire les artisans qui préparent la Révolution sociale? Hélas! vous ne l'ignorez pas, les convoitises socialistes sont insatiables. Il ne s'agit pas bien souvent de victimes qui tendent vers vous leurs mains suppliantes pour demander justice, mais de bêtes fauves. mises en appétit par la pâture qu'on leur aura donnée. Qu'est-ce à dire Messieurs? Qu'il ne faut rien faire? Dieu me garde de le penser. il faut au contraire être juste, il faut même aller au-delà, il faut être charitable. Si Dieu n'avait été que juste, il aurait laissé périr la masse réprouvée, comme dit saint Augustin; mais il a aimé le monde jusqu'à donner son fils unique pour le sauver, et le monde a été racheté, il a été conquis par l'amour, et le Christ HommeDieu a eu, comme l'a splendidement dit le P. Lacordaire, pour premier effet de son épiphanie parmi nous, la récompense d'un amour que l'homme ne connaissait pas (2). Ainsi en sera-t-il de la Société actuelle. Elle ne sera pas sauvée par les conseils, par les concessions de la peur; elle le sera par l'amour, par la charité telle que les deux conférenciers de N. D. Lacordaire et Félix vous l'ont décrite, telle qu'elle existe dans l'âme de tout chrétien vraiment digne de ce

nom.

Sans doute, nous dit-on, mais c'est précisément l'amour du peuple, de l'ouvrier qui nous inspire, c'est lui qui nous

(1) Job, XXXI.

(2, Conférences de Toulouse.

enflamme, c'est lui qui met en nos cœurs le zèle qui nous pousse à le faire sortir de la misère où notre société sans entrailles le tient plongé. Je réponds: Béni soit Dieu qui a mis dans vos cœurs ce désir ardent du bien-être de vos frères. Votre récompense sera grande là-haut auprès de celui qui paye un verre d'eau donné en son nom. En son nom, entendez-vous, mais pas autrement! Saint Paul a dit que le zèle doit être selon la science, c'est-à-dire prudent, réfléchi, conforme à l'ordre de la divine Providence. Certes le zèle ne faisait pas défaut à Savonarole. Il était même si ardent qu'à l'heure qu'il est ce bouillant réformateur excite encore d'enthousiastes admirations, et cependant le St-Siège n'a pas approuvé, il a même condamné sévèrement ses excès de langage. Certes, messieurs, les socialistes d'aujourd'hui n'auraient eu garde de le désavouer, malgré la robe blanche et le manteau noir qu'il portait, Louis Veuillot, dont nous ne pouvons à aucun prix laisser se perdre le souvenir, dont les grands combats sont une des gloires de la presse catholique, L. Veuillot a écrit au premier volume de ses Mélanges, une étude d'une grande finesse d'appréciation sur la ligne de conduite suivie par les rédacteurs de l'Ancien Avenir. Permettez-moi de vous en citer quelques lignes: « Dans leur ardeur à tout gagner à Jésus-Christ, dit-il, les rédacteurs de l'Avenir, jeunes ou enthousiastes, double force, double danger, voulaient que la religion fit à l'esprit humain les concessions que l'esprit humain lui doit faire, mais dont ils le voyaient si éloigné qu'ils ne trouvaient aucun moyen de les lui demander. Ils prêchaient au catholicisme l'accord avec la liberté. C'était à la liberté qu'il fallait prêcher l'accord avec le catholicisme. C'était la liberté qu'il fallait instruire, à qui il fallait enseigner ses limites, ses règles, ses devoirs envers la vérité, à qui il fallait montrer qu'elle est solidaire des doctrines de l'Eglise, et que partout où l'Eglise n'est pas libre, il existe peut-être des libertés de caste, des privilèges d'aristocratie, mais point de liberté populaire, point de vraie et durable liberté. » Je vous laisse, Messieurs, faire l'application de cette étude aux circonstances présentes. Je me contente, pour ma part, de la résumer en ces termes : Faites d'abord des chrétiens, il

vous sera facile de faire ensuite en haut et en bas des hommes contents de leur sort, répondant aux desseins de la Providenee sur eux. C'est, selon moi, un zèle mal entendu que de songer d'abord au bien-être matériel de l'ouvrier, afin de l'attirer ainsi à l'Eglise. Le but est excellent, le moyen ne l'est pas. C'est Dieu qu'il faut d'abord rendre aux patrons et à leurs ouvriers. Le bien-être matériel viendra ensuite de lui-même. Le roi David a vu cela déjà de son temps. Il avait à côté de lui un peuple qui jouissait d'une civilisation fort avancée; sa population était florissante: Filii corum ut novella plantationes in juventute sua. Filia eorum compositæ, circumornatæ ut similitudo templi. Le commerce était prospère : Promptuaria corum plena eructantia ex hoc in illud. L'agriculture était en honneur. Oves eorum fætosæ boves eorum erasse. Il était bien défendu contre l'étranger. Non est ruina maceriæ neque transitus. La police maintenait la paix à l'intérieur. Non est clamor in plateis eorum. Qui n'eut été tenté de s'écrier: Bienheureux le peuple qui a toutes ces choses! Et cependant le prophète appelle la malédiction de Dieu sur lui: Fulgura eoruscationes tuas et dissipabis cos. Pourquoi Messieurs? Parce que le peuple n'est heureux que s'il a son Dieu pour Maître: Beatus populus cujus Dominus Deus ejus (1). Certes, messieurs, la misère se généralisant en bas, par la faute des excès de l'industrialisme, de la concurrence commerciale et de l'aggravation toujours croissante des impôts, la misère est un danger pour l'ordre social. L'Etat est tenu, en vertu même de sa mission, de le prévenir et de l'atténuer, non pas comme certains se l'imaginent, en créant comme en Angleterre des impôts nouveaux pesant sur la classe de ceux qui possèdent, et n'allant aux pauvres que dans une fort minime portion, mais en favorisant, en stimulant même l'initiative privée, et avant tout les sentiments religieux de la classe qui abonde des biens d'ici-bas. L'Eglise, Messieurs, connait admirablement le secret de faire ouvrir les bourses et de prodiguer des trésors qui servent à la fois à l'âme et au corps. Son histoire est là pour en témoigner. Mais, la

(1) Ps. 143.

secte antichrétienne qui règne dans les conseils de la plupart des Etats ne veut pas de l'influence de l'Eglise; elle la hait au contraire, elle tache de rendre la charité odieuse, de faire croire à l'ouvrier que la main charitable qui lui donne, ne fait que lui rendre ce que la société lui doit en justice, et de cette façon elle aiguise sa haine contre la société qui le vole, contre l'Eglise qui lui prêche la résignation.

IV

Cet artifice infernal sert au but que se propose la Maçonnerie qui est la destruction de l'Eglise de JésusChrist et la spoliation des capitalistes chrétiens comme moyen d'asservir l'Eglise. Je l'ai démontré dans mon livre de la Franc-Maçonnerie contemporaine. M. Rosen a produit à l'appui de cette conspiration des documents irrécusables dans son récent réquisitoire auquel il a donné pour titre Ennemie sociale (1).

Est-il vrai oui ou non que c'est la franc-maçonnerie qui a dit : « faites des cœurs vicieux, et il n'y aura plus de catholiques? >>

Est-il vrai qu'elle conseille à ses adeptes de pénétrer par une voie quelconque dans les sociétés catholiques; d'y répandre adroitement, hypocritement, sous l'apparence du bien, de pernicieuses erreurs, de vicier, d'amoindrir les vérités ? Grande misère de notre temps, Messieurs, que cet amoindrissement des vérités dont parle le Prophète ?

Est-il vrai qu'elle leur conseille de s'introduire jusque dans les sacristies, et même au sein du sanctuaire ?

J'en ai fourni les preuves dans le livre que je vous citais tantôt et que Sa Sainteté Léon XIII a magnifiquement loué. Je n'ai pas à les reproduire ici. Tout aussi bien, j'abuse depuis trop longtemps de votre patience.

Permettez-moi, pour finir de vous répéter cette déclara

(1) Rosen. L'Ennemie sociale, Paris, Bloud et Barral, in-12, 1890.

tion solennelle des patrons du Nord empreinte d'une si haute sagesse, d'une intelligence si nette de la situation présente et d'une si chrétienne fierté. Je n'y ajouterai pas le moindre commentaire.

« Nous ne contestons pas à l'Etat, disaient-ils, dans la séance du 28 mars 1890, le droit d'intervenir pour protéger les faibles, les femmes, les enfants, pour sauvegarder tous les droits, pour réprimer ce qui serait une exploitation manifeste, de l'ouvrier; mais au-delà, l'ingérence de l'Etat, surtout de l'Etat moderne, des inspections inquisitoriales ou des fixations de salaire, nous semble bien sujette à caution et, en définitive plus compromettante qu'utile.

« Nous voulons de tout cœur rétablir des corporations, et nous y travaillons plus que personne, en dépit des difficultés de toute nature. Mais, à aucun prix, nous n'admettons des corporations, ni même des groupements créés d'office, parce que n'étant pas chrétiens, ils deviendront inévitablement socialistes, et que nous ne tenons pas à organiser contre la société, les forces socialistes.

« Quant à la charité forcée, ce serait un désordre ajouté à tous les autres, parce que, dans le plan de Dieu, en vue d'un lien moral entre les individus, la charité doit être un libre mouvement du cœur. Que si après avoir gaspillé ses ressources, après avoir dépouillé l'Eglise, et diminué la charité des particuliers, en affaiblissant l'infiuence religieuse, l'Etat a engendré le paupérisme, il ne nous semble pas juste que, sans plus faire d'épargne lui même, sans laisser à l'Eglise la faculté de reconstituer son domaine charitable, il impose aux particuliers, et notamment aux patrons, par des lois d'exception, la charge de pourvoir aux nécessités des ouvriers dans le besoin.

« Nous ne croyons pas que tous ces expédients plus ou moins acceptables soient un reméde efficace à la crise aiguë que nous traversons. Nous qui voyons de près la classe ouvrière et qui pouvons sonder la profondeur du mal mora!, nous sommes convaincus que le remède, l'unique remède, consisterait dans un effort immense de toutes les influences publiques et privées, pour restaurer l'esprit chrétien. Il est temps d'en finir avec la guerre insensée que l'on fait à la

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