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L'armée, alors commandée par Davoust et campée dans le voisinage, aurait pu se jeter sur eux avec 70 mille braves et les anéantir, en les culbutant dans la Seine. Napoléon proposa au gouvernement provisoire de prendre le commandement de l'armée, et de le quitter après avoir vaincu. De basses intrigues l'empêchèrent de laver la tache de Waterloo, et de prendre congé de la France par une victoire qui lui eût permis de traiter honorablement avec les souverains alliés, au lieu de se rendre à discrétion à un général anglais et à un maréchal prussien, comme le gouvernement provisoire le fit. Loin d'accepter sa proposition, Fouché, qui correspondait déjà avec Wellington, avait même résolu de s'assurer de sa personne, de crainte qu'il n'allât se mettre de son propre mouvement à la tête de l'armée, et on le plaça en effet dans une espèce de captivité en le confiant à la garde du général Becker.

Cependant, l'enthousiasme des troupes était encore si grand, que ce triste gouvernement eut beaucoup de peine à faire suspendre les hostilités, et que le général Excelmans même détruisit une brigade entière près de Ville-d'Avray, au moment où on enchaînait le courage de ses camarades.

L'Empereur partit immédiatement après pour Rochefort. Le ministre Decrès lui proposa de

partir du Havre sur un navire américain prêt à mettre à la voile; mais c'était trop près des côtes anglaises, et il était un peu tard pour y arriver. Il aurait pu s'embarquer aussi à Bordeaux sur le navire frété par Joseph: les objections d'un fâcheux conseiller l'en détournèrent; craignant de se livrer à ses ennemis dans un port de commerce, il se décida à monter à bord d'un bâtiment de l'état, et des factieux eurent le temps d'en prévenir les Anglais (1). Joseph s'embarqua seul à Bordeaux et arriva sans obstacle en Amérique, sur le navire qu'il avait offert à son frère. Celui-ci fut moins heureux; serré de près à sa sortie de Rochefort par la croisière anglaise, et voyant qu'il serait difficile de lui échapper, il poussa droit à elle, espérant se placer sous la sauvegarde de l'honneur et des lois britanniques. Il écrivit au prince régent la lettre suivante :

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«< Altesse royale, en butte aux factions qui di<< visent mon pays, et à l'inimitié des plus grandes puissances de l'Europe, j'ai terminé ma carrière politique. Je viens, comme Thémistocle, m'as«< seoir au foyer du peuple britannique. Je me <«< mets sous la protection de ses lois, que je ré

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(1) L'histoire de la restauration affirme positivement que Fouché instruisit Wellington de cet embarquement, combiné de manière à ce que l'Empereur n'échappât pas.

<< clame de Votre Altesse Royale, comme du plus « puissant, du plus constant, du plus généreux « de mes adversaires. >>

Cette lettre, remarquable par la simplicité de son style et par la juste comparaison établie entre la position de Napoléon et celle de l'illustre Athénien, ne put désarmer la haine de ses ennemis. Son mécompte fut bien cruel. On a pensé qu'il eût été traité tout différemment, s'il se fût présenté franchement au quartier général de l'empereur Alexandre, en remettant son sort à la magnanimité de ses sentiments. Si ce monarque eût jugé nécessaire au repos de l'Europe de confiner son redoutable antagoniste dans un de ses palais, il l'y eût traité du moins avec les égards qui lui étaient dus, et non avec la barbarie de l'indigne geôlier que l'Angleterre lui donna.

La postérité jugera le traitement qu'on lui a fait essuyer. Prisonnier dans un autre hémisphère, il ne lui restait qu'à défendre la réputation que l'histoire lui préparait, et que les partis dénaturent encore, selon leurs passions. La mort le surprit au moment où il rédigeait ses commentaires, qui sont restés imparfaits, et ce fut sans doute un de ses plus grands regrets. Toutefois il peut reposer en paix; des pygmées ne sauraient obscurcir sa gloire : il a cueilli dans les victoires de Montenotte, de Castiglione, d'Ar

cole, de Rivoli, des Pyramides, aussi bien qu'à celles de Marengo, Ulm, Austerlitz, Iéna, Friedland, Abensberg, Ratisbonne, Wagram, Borodino, Bautzen, Dresden, Champ-Aubert, Montmirail et Ligny, assez de lauriers pour effacer le désastre de Waterloo; ses cinq codes seront des titres non moins honorables aux suffrages de la postérité. Les monuments élevés en France, en Italie, attesteront sa grandeur aux siècles les plus reculés.

Ses adversaires lui ont reproché sa tendance à un despotisme oriental, et je partageai longtemps cette opinion avec eux : ce n'est qu'aux véritables hommes d'état à le juger sous ce rapport; ce qui parut un crime aux yeux des utopistes deviendra un jour, aux yeux des hommes éclairés, son plus beau titre de sagesse et de prévoyance. Ce ne sera jamais avec des idées creuses et abstraites, ou une sensiblerie philanthropique, qu'une grande nation marchera à de hautes destinées, ou même qu'elle pourra se défendre victorieusement contre de formidables voisins.

Les grandes sociétés européennes, quoi qu'en disent tous les Don Quichottes de la métaphysique gouvernementale, ne seront jamais que des sociétés égoïstes et rivales les unes des autres (1).

(1) Cette vérité, qui semble niaise à force d'être évidente

Dès lors toute société bien ordonnée doit investir ses chefs de toute la force indispensable pour les rendre redoutables au dehors et respectés à l'intérieur. Hors de ces conditions, il n'y aura dans son gouvernement qu'anarchie, démagogie ou faiblesse. Avec les utopies des Lafayette, des Lanjuinais, des B. Constant, on ne fera que des Rois citoyens, sans dignité et sans pouvoir, comme ceux de Pologne ou de Hongrie; ou bien des républiques anarchiques, comme celle de l'an IV et de l'an V. Toutes les subtiles déclamations ne sauraient atténuer cette grande vérité.-Avec la licence de la presse journalière et des élections populaires, aucune puissance continentale ne se maintiendrait durant cinquante années..., et la France moins que toute autre, grâce à l'esprit passionné et impétueux de la nation. En définitive l'expérience prouvera, qui connaissait

a été bien singulièrement méconnue dans ces derniers temps, car le célèbre rédacteur des Lettres sur les Cent jours, en parlant de la chute de Napoléon, l'attribuait à la haine que lui portait le commerce, qui, selon le publiciste, tend à effacer les rivalités entre les peuples, et à rapprocher les individus aussi bien que les nations : étrange doctrine qui dénote une ignorance inconcevable de l'histoire de tous les siècles, puisque les grandes luttes de Carthage et de Rome, comme celles entre l'Angleterre, la France et la Hollande, ne provinrent que de rivalités de marchands, plus tenaces même que les rivalités féodales ou nationales.

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