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CHAPITRE XIII

ÉTAT DES PARTIS APRÈS L'AVÉNEMENT.

Le parti libéral se partage en deux grandes divisions, destinées à devenir le Parti du mouvement et le Parti de la résistance. Formation du premier ministère.-M. Dupont (de l'Eure); M. Laffitte; M. le baron Bignon. – M. le comte Molé; M. Guizot; M. le duc de Broglie; M. le baron Louis; M. le général comte Gérard; M. le général Sébastiani. Union de.MM. de Lafayette, Odilon Barrot et Dupont (de l'Eure).-Agitation des classes ouvrières. -Création de la garde municipale.- Tactique du parti ultrà-légitimiste; ses avances au parti républicain.- Mort du prince de Condé; son testament; circonstances qui ont marqué ses derniers jours.-L'enquête établit que sa mort a été le résultat d'un suicide.

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La France avait un gouvernement; et ce gouvernement, acclamé par l'immense majorité comme donnant satisfaction aux vœux du pays, accepté par d'autres comme une sauvegarde de l'ordre social, subi par quelques-uns comme marquant une halte nécessaire dans le développement des idées démocratiques, reposait sur l'assentiment libre et général de la population. Pendant quelques jours, aucun nuage ne vint troubler la joie publique. On se réjouissait à la fois et des libertés reconquises, et des périls conjurés. On eût pu croire que tout souvenir des anciennes divisions avait disparu, avec ce vieux roi qui quittait en ce moment le sol de la France. Mais ce n'était là qu'une de ces trèves qui succèdent aux grandes crises politiques.

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En réalité, sous ces apparences d'accord presque unanime, il existait de grandes divergences dans la manière d'envisager les événements, et surtout les conséquences que ces événements devaient produire.

Pour le Roi, pour les hommes qui comprenaient les conditions d'un gouvernement régulier, la révolution avait dit son dernier mot et posé ses dernières limites dans la Charte modifiée. Rendre à la nation le calme et la paix intérieure, sous l'égide de ses institutions élargies; donner la sécurité aux intérêts industriels et financiers, qui avaient pris, sous la Restauration, un si large développement; rassurer l'Europe sans la craindre, mais aussi sans la défier; affermir en France la liberté, de manière à en faire un objet d'émulation pour les peuples, sans en faire un épouvantail pour les rois : telle était la tâche imposée au nouveau pouvoir. Son œuvre était de contenir la révolution pour la rendre féconde, de lui résister pour la sauver.

Une fraction considérable de l'opinion monarchique voyait les choses tout autrement. Dans sa pensée, loin que la révolution dût être close, elle ne faisait que commencer. Elle avait désormais à étendre ses conquêtes en France, et à rayonner, comme un foyer de liberté, sur tous les peuples de l'Europe. Les efforts du Gouvernement ne devaient donc pas tendre à la limiter ou à entraver sa marche, mais seulement à la diriger.

Cet antagonisme qu'on vit poindre dès les premiers jours, parmi les acteurs et les partisans les plus sincères de la révolution, ne tarda pas à les séparer en deux grands partis qui furent désignés, d'après leurs doctrines, 、 sous les noms de Parti du mouvement et de Parti de la résistance. Toutefois, ils ne se révélèrent d'abord que comme deux nuances de la grande opinion nationale, qui

se groupait autour des institutions libérales. Prêts à se diviser sur les moyens et sur la mesure, tous, du moins, voulaient, avec une même sincérité, assurer à la France le bénéfice des résultats acquis. Pour les obtenir, hommes du mouvement et hommes de la résistance avaient marché ensemble. Ensemble ils avaient, pendant quinze ans, lutté contre la politique de la Restauration. Ensemble ils avaient protesté contre les Ordonnances, formé la Commission municipale, composé le ministère provisoire, prononcé la déchéance, révisé et amendé la Charte, proclamé la nouvelle dynastie. Leur place était donc, à titre égal, marquée dans le premier ministère.

Mais, en réunissant dans son conseil les principaux chefs de l'opinion libérale, le Roi ne s'était pas mépris sur la somme et le genre de concours qu'il pouvait attendre de chacun d'eux. Ses choix furent faits de manière à concilier, autant que possible, les exigences du sentiment populaire avec les prescriptions d'une sage politique. Les ordonnances portant nomination des ministres furent signées le 11 août. La première, sous le contre-seing de M. Guizot, commissaire provisoire au département de l'intérieur, nommait M. Dupont (de l'Eure) ministre secrétaire d'État au département de la justice. Toutes les autres étaient contre-signées par M. Dupont, et appelaient : au ministère de la guerre, M. le général comte Gérard; au ministère de l'instruction publique et des cultes, avec la présidence du conseil d'État, M. le duc de Broglie; à l'intérieur, M. Guizot; aux finances, M. le baron Louis; aux affaires étrangères, M. le comte Molé ; à la marine, M. le général comte Sébastiani. Avaient, en outre, entrée au conseil, comme ministres sans portefeuille, MM. Jacques Laffitte, Casimir Périer, Dupin aîné et le baron Bignon.

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Trois hommes du mouvement, ayant tous trois, à des titres divers, une incontestable importance, figuraient dans cette liste.

M. Dupont (de l'Eure), caractère âpre et cassant, d'une austérité morose et pleine de morgue, esprit ombrageux, rude de formes et de langage, était de ceux qui auraient volontiers fait de la monarchie constitutionnelle un ⚫ marche-pied pour la république. En des jours où le personnel de l'administration était à remanier, M. Dupont, par ses tendances extrêmes, eût été, partout ailleurs qu'au département de la justice, un danger pour le système de modération que le Roi avait à cœur de faire prévaloir. Mais, enlacé dans les prescriptions du principe de l'inamovibilité, il lui était interdit de porter la désorganisation au sein de la magistrature assise. Les tribunaux soumis à son autorité échappaient ainsi à son ascendant.

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M. Laffitte, esprit aimable, léger, conciliant, aux mœurs élégantes et aux convictions mobiles, monarchiste avec le Roi, républicain avec M. de Lafayette, aristocrate raffiné au milieu du luxe de son hôtel, démocrate près de M. Dupont, était par-dessus tout courtisan de la popularité. Assez amoureux du pouvoir pour être facile sur les conditions; sincèrement attaché au prince, qui l'avait, depuis longues années, admis dans sa familiarité; agréable à tous par sa tolérance et par son aménité, il était un précieux entremetteur pour atténuer les dissentiments et prévenir l'éclat des dissensions. Une seule chose était invariable chez M. Laffitte son inaptitude à la pratique des affaires du Gouvernement. Son rôle dans l'ancienne opposition et pendant les journées de Juillet en faisait un ministre nécessaire, jusqu'à ce que son insuffisance constatée en eût fait un ministre impossible.

Sorti d'une autre nuance que M. Laffitte, M. Bignon

représentait, au pouvoir, l'opinion qui prétendait accommoder la démocratie aux traditions impériales. Il était le grand diplomate de la gauche, comme M. Mauguin en était le grand stratégiste et M. le général Lamarque la grande épée. Du reste, plus ingénieux dans ses livres et dans ses discours qu'heureux dans ses missions, il devait surtout son renom au legs que lui avait fait l'Empereur pour qu'il écrivit l'histoire de la diplomatie impériale. Une évocation de nos brûlants souvenirs de guerre et de conquêtes, jetée du haut de la tribune, par un ancien ministre de l'Empire, à travers les premières négociations du Gouvernement avec l'Europe, aurait pu créer de graves embarras. Ces embarras n'étaient plus à craindre de la part de M. Bignon, dès qu'il faisait partie du cabinet où il aurait pour principale mission de se taire.

A côté de ces noms, satisfaction donnée à la démocratie impatiente, se trouvaient, pour leur faire contrepoids, d'autres noms qui devaient inspirer aux opinions plus calmes et à l'Europe une entière confiance. La présence de M. Molé à la direction des relations extérieures était, à elle seule, une révélation de la pensée du Roi. Homme politique dans la plus large acception du mot, jouissant à la Chambre des pairs d'une notable influence, en possession d'une de ces grandes positions sociales auxquelles se rattachent toujours la considération et le respect, M. Molé était heureusement placé pour servir de caution à la révolution de Juillet près des puissances étrangères, en même temps que, par sa fermeté froide et un peu hautaine, et par un sentiment ombrageux de la dignité nationale, il était, aux yeux de la France, un gardien vigilant de son honneur. Bien qu'issu d'une race antique et illustre, M. Molé appartenait, par les commencements de sa carrière et peut-être par ses affections, à l'époque impériale.

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