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fût achevée et l'Assemblée constituée dans la plénitude de sa

puissance.

Cette Assemblée était sortie des entrailles mêmes de la Nation. Elle en était l'image vivante; tous les pouvoirs tombés s'étaient relevés en elle, et la société, disparue en quelque sorte au milieu d'une désorganisation générale qui avait duré plus de deux mois, venait de retrouver un corps et une âme. Il semblait donc que toutes les agitations dussent cesser et toutes les anxiétés disparaître.

C'était compter sans l'esprit de désordre et d'anarchie. Les clubs, laissés debout, n'étaient pas satisfaits. L'Assemblée renfermait trop d'éléments conservateurs; et, s'ils n'y prenaient garde, la Révolution allait être détournée de sa voie et suivre une direction pour laquelle elle n'avait pas été faite. La veille des élections, ils avaient déclaré violemment que si celles-ci n'étaient pas ce qu'ils voulaient, c'est-à-dire jacobines ou socialistes, ils jetteraient l'Assemblée par les fenêtres. La France ne s'était pas laissé intimider par ces provocations; mais qui aurait le dernier mot, des clubs ou de la France? Telle était la redoutable question qui se posait avec une précision effrayante.

Quelle attitude, en effet, vont prendre les clubs, alors que les élections sont accomplies, et que le pays a fait entendre sa grande voix? Loin de s'incliner devant le verdict de la Nation, c'est toujours le même courant d'idées exclusives et folles qui les guide.

Ce ne sont plus des candidats, ce sont des élus du suffrage universel qui ont le malheur de déplaire.

Les clubs n'admettent pas que la France ait le droit de se donner des représentants modérés, si grand que soit leur mérite, et si disposés qu'ils puissent être à laisser s'installer la République. On apprend qu'ils sont demeurés en permanence, qu'on s'y livre à des discussions tumultueuses, et qu'on y forme les projets les plus sinistres.

Le temps presse, et le péril s'aggrave d'heure en heure. Mais quelles mesures prendre? Sur qui compter pour défendre la représentation nationale?

Le 15 mai, la séance de l'Assemblée s'ouvre au milieu des plus terribles présages. A mesure qu'on entre dans la salle de carton, comme on l'appelait alors, on se cherche, on s'interroge, on se demande avec une impatience fiévreuse des nouvelles des quartiers populeux de Paris. La législature ne fait que commencer; on ne se connaît pas ou on se connait à peine. A qui se fier? On n'a pas le temps de choisir. Tous les symptômes annoncent que l'orage est proche et l'explosion imminente.

Dans cette séance, M. Wolowski doit interpeller le gouvernement sur les mesures qu'il compte prendre en faveur de la Pologne, dont les malheurs excitent tant de sympathies. Les clubs, toujours les premiers informés, savent que cette question, qui peut renfermer dans ses plis la paix ou la guerre, sera portée à la tribune. Le prétexte est dès lors trouvé pour une manifestation gigantesque et le plus monstrueux des attentats.

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Pendant que l'orateur développe son interpellation, on entend des cris en dehors de la salle. Le questeur Degousée entre précipitamment, et s'élance à la tribune: « L'enceinte de l'Assemblée va être envahie, s'écrie-t-il d'une voix entrecoupée par l'émotion; le commandant en chef de la garde nationale, contrairement aux ordres des questeurs, a fait mettre à la garde mobile la baïonnette dans le fourreau! Une vive agitation succède à ces paroles; mais les représentants gardent leurs places; leur attitude est pleine de dignité. Des individus pénètrent dans les tribunes publiques où ils déploient des drapeaux, et poussent des cris de Vive la Pologne! D'autres, en grand nombre, entrent par les portes de la salle; à leur tête on remarque Sobrier, Blanqui, Raspail et plusieurs chefs de clubs. Un délégué d'une corporation d'ouvriers monte debout sur la tribune. Le tumulte est extréme. Raspail lit une pétition par laquelle il demande, au nom des clubs, que l'Assemblée nationale décrète sans désemparer: 1° que la cause de la Pologne sera confondue avec celle de la France; 2° que la restitution de la nationalité polonaise doit étre obtenue à l'amiable ou les armes à la

main; 3° qu'une division de notre vaillante armée sera tenue prête à partir immédiatement après le refus qui serait fait d'obtempérer à l'ultimatum de la France.

Plusieurs voix réclament une décision immédiate. Blanqui, précisant avec plus de force encore le vœu du peuple, somme l'Assemblée de décréter, sur-le-champ, que la France ne mettra l'épée au fourreau que lorsque la Pologne tout entière sera reconstituée dans ses vieilles limites de 1772, et brillera de nouveau comme une nation grande et indépendante au soleil de l'Europe. Il signifie en même temps aux représentants que le peuple qui souffre, leur demande de s'occuper instamment, d'une manière continue, de rétablir les moyens de travail, de donner de l'ouvrage et du pain à des milliers de citoyens qui en manquent. Des cris nombreux rappellent qu'on a promis un ministère du travail et que l'exécution de cette promesse ne peut plus être différée.

La confusion est à son comble; les envahisseurs se jettent des tribunes dans la salle, et se mêlent aux représentants. L'Assemblée disparaît dans un nuage de poussière aveuglante; la chaleur est telle que c'est à peine si l'on respire. Le capitaine d'artillerie Laviron, qui est manifestement avec les factieux, monte de force derrière le président et se tient près de lui, la main sur son épée, communiquant du geste et du regard avec cinq ou six agitateurs furieux qui, placés sur les bas-côtés de la tribune, épient le moindre de ses mouve

ments.

Barbès s'élance à la tribune et déclare que le calme ne se rétablira pas si l'Assemblée ne se hâte de voter, séance tenante, le départ d'une armée pour la Pologne et un impôt d'un milliard sur les riches. Plusieurs membres des clubs lui crient qu'il se trompe, et qu'il faut deux heures de pillage. Leur exaltation est indescriptible.

On entend dans le lointain le roulement des tambours battant le rappel. L'animation s'accroît de plus en plus. Une immense acclamation de Vive la Pologne! part des tribunes publiques et de l'enceinte de la représentation envahie. La foule réclame Louis Blanc : « Nous voulons Louis Blanc;

nous voulons un ministère du travail; il nous faut le citoyen Louis Blanc!"

Quelques-uns des meneurs, effrayés de la responsabilité qui ne peut manquer de les atteindre, essaient alors de faire entendre des paroles plus sensées : « L'Assemblée sait ce que nous voulons, disent-ils, retirons-nous et laissons-la délibérer. Mais ces paroles tardives, sincères ou non, restent sans écho dans cette foule en délire; et ceux qui les ont prononcées, les oubliant eux-mêmes aussitôt, sont prompts à reprendre, avec une ardeur nouvelle, leur rôle un instant interrompu.

Le bruit des tambours devient plus distinct. Un mouvement extraordinaire se fait dans la foule. « Le rappel! s'écrie Barbès, pourquoi le rappel? Qui a donné l'ordre de battre le rappel? Que celui qui l'a donné soit déclaré traître à la Patrie et mis hors la loi! »

A ces mots, on se précipite vers le président. Au pied et sur les degrés de la tribune s'engage une lutte entre divers clubistes qui veulent parler au peuple; des menaces de mort se font entendre; le bureau des secrétaires est envahi.

Il est trois heures et demie. A ce moment se présente un officier de la garde nationale qui apporte des nouvelles au président et lui annonce que dans un quart d'heure au plus tard des secours arriveront. Il faut donc tenir encore un quart d'heure et empêcher une catastrophe imminente.

Les cris: « Qu'on donne contre-ordre!» éclatent comme une immense clameur. Trois ou quatre factieux sont prêts à se porter aux dernières extrémités. Un des questeurs de l'Assemblée, M. Degousée, dit alors à voix basse au président : « Gagnons un quart d'heure, cela suffit; donnez le contre-ordre qu'on vous demande; ce contre-ordre sera sans effet. » Aussitôt le président écrit sur quelques feuilles volantes et sans date : « Ne faites pas battre le rappel. » Ces feuilles sont distribuées à quelques citoyens dans la pensée qu'il n'en pourra être fait usage...

Les envahisseurs paraissent un instant calmés; mais bientôt la foule se presse dans l'hémicycle. Une multitude de gens

en blouse s'élancent des galeries et se précipitent dans l'enceinte, où s'entassent tous ceux qui s'y rendent par les bas

côtés.

Louis Blanc est enlevé et porté en triomphe devant les bancs des représentants. On crie Vive Louis Blanc! Vive Louis Blanc!

On improvise une tribune en le plaçant sur une des tables de l'enceinte. Ses paroles, couvertes par le bruit, ne peuvent étre entendues. Les factieux qui entourent le président redoublent d'insistance, de clameurs, de vociférations. Ils s'approchent du fauteuil et se resserrent; le capitaine d'artillerie est toujours à son poste, prêt à agir. Les clubistes, dont un ou deux portent l'uniforme de garde national, se disputent la parole, se pressent, se renversent.

Pendant quelques minutes, la crainte que les tribunes ne s'affaissent subitement, entraînant avec elles la mort de centaines de personnes, fixe l'attention des plus exaltés. La tumulte s'apaise, mais pour recommencer avec plus de violence encore. Apparait alors sur le bureau un drapeau noir surmonté d'un bonnet rouge et d'une épée nue. Une longue agitation se produit dans l'Assemblée frémissante...

Huber se jette à la tribune. Avant de parler, il se tourne vers le président, et l'insulte du geste et du regard. «Citoyens, écoutez; on ne veut pas prendre de décision. Eh bien, moi! au nom du peuple trompé par ses représentants, je déclare que l'Assemblée nationale est dissoute!"

C'est, alors, un péle-méle de cris, de vociférations, de hurlements sauvages. Le président est sommé de livrer sa sonnette. Il refuse. L'anxiété de tous est horrible. Un crime, un immense attentat est près de s'accomplir...

Huber menace le président du poing. Une masse d'énergumènes paraissant exécuter un ordre qu'il aurait exprimé par un signe, se précipitent vers le citoyen Buchez, le renversent de son fauteuil, où va s'installer Laviron. Le président, maltraité et menacé de mort, sort de la salle, entouré de plusieurs représentants qui protègent sa retraite.....

Dans la salle, une grande foule entoure Barbès; il est sou

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